Lettres à Paul-Émile Borduas
L'édition critique de la correspondance entre le poète Claude Gauvreau et le peintre Borduas, par les soins de Gilles Lapointe, fournit de multiples références sur la vie sociale et culturelle des années 50 au Québec.
Une substantielle introduction de l'éditeur met l'accent sur la pratique épistolière du poète fou. Lapointe couvre les deux axes complémentaires de cette correspondance entre le poète et l'artiste: le contexte de la folie et des nombreux internements d'une part, et les influences littéraires qui ont été peut-être la genèse même de la correspondance en cause.
Sur le premier point, l'éditeur expose dans le détail les diagnostics et les traitements d'alors, il s'agit des années 50, et que le poète périodiquement interné, a définitivement subis (insulinothérapie et électrochocs).
Sur le second point, Gilles Lapointe rappelle comment «le fait essentiel, pour Gauvreau, réside précisément dans la publication, en 1946, des Lettres de Rodez qui ont permis à Artaud, au lendemain de la guerre, d'échapper à l'internement et de recouvrer sa liberté, sous la pression exercée par le milieu culturel parisien (p. 20). Gauvreau ne bénéficiera pas d'une telle faveur…
L'éditeur de Borduas a étoffé la présente correspondance de multiples notes qui traitent aussi bien de la vie sociale que de la vie des arts du Québec des années 50. Il publie en annexe plusieurs lettres retrouvées du poète montréalais, adressées à divers destinataires. L'ensemble des faits et témoignages colligés en notes permet de comprendre mieux l'itinéraire d'un intellectuel qui fut moins erratique qu'on a cru. (Claude Gagnon)
«Au chapitre des usages et règlements qui régissent la vie de l'institution, on constate que le principe de libre communication semble avoir été respecté. Gauvreau, selon toute apparence, lorsque son état de santé le permet, peut écrire tous les jours à toute personne de son choix, correspondre avec les membres de sa famille et ses relations, recevoir des lettres sans restriction quant au nombre ou quant à la longueur. Mais la réalité n'est-elle pas tout autre? Si les autorités de Saint-Jeande-Dieu n'ont pas découragé ses efforts pour maintenir, à travers ses échanges menés presque exclusivement avec Borduas, la communication avec le dehors47, elles ne l'ont pas toujours soutenu dans sa décision de poursuivre son oeuvre créatrice infra muros. Gauvreau, contre sa volonté, est soumis comme les autres malades au régime de "l'occupation thérapeutique", un travail mal payé qu'il juge débilitant. Il dénoncera même en une occasion (mais peut-on le croire?) le climat d'interdit qui prévaut à l'intérieur de l'établissement: "Ce n'est pas sans contrainte que j'ai écrit cette lettre, étant donné l'omniprésence de la censure postale ici" (infra, p. 201).
Par ailleurs, qu'en est-il du rapport de Borduas à la «folie» de son jeune ami? De toute évidence, la proximité de la maladie mentale incite Borduas à la prudence. Une lecture un tant soit peu attentive des lettres montre en effet que Borduas répugne à aborder directement ce sujet: le terme "folie" n'apparaît jamais nommément sous sa plume. À partir des échanges trop rapides et des tours souvent abrupts de son écriture - c'est là un autre indice qui corrobore la présence d'un malaise réel chez lui -, on peut difficilement évaluer l'ampleur véritable de la maladie de Claude Gauvreau.» (tiré de l'introduction de Gilles Lapointe, p. 27.)
ler mars [1950] (1)
Cher monsieur Borduas,
C'est la plume un peu chambranlante que je vous écris.
Dans des circonstances que je n'ai pas encore actuellement la force physique de vous narrer, j'ai failli claquer avant-hier (2). Aujourd'hui, cela va bien.
Je tenais à vous mettre au courant de ceci: Serge Phénix (3) viendra chez moi vendredi soir de cette semaine, et il apportera sur les lieux ses encres et aquarelles inconnues (ou plutôt connues jusqu'ici de moi seul).
Il y aura peu de personnes présentes. L'exhibit des travaux de Phénix sera l'événement le plus important de cette soirée (que nous prévoyons plutôt calme).
Comme vous vous en doutez, nous serions tous très heureux que vous puissiez vous joindre à nous.
Votre présence est toujours réconfortante, et aussi vos appréciations plastiques demeurent insurpassées.
Je tiens à vous exprimer combien vos récentes huiles m'ont profondément impressionné. L'avant-dernière (à date) m'a particulièrement ému.
Je souhaite que vous poursuivez (4) et allez poursuivre productivement votre élan créateur.
Un peu fatigué mais quand même assez serein:
Claude
P. S. L'affaire Roussil (5) s'annonce plutôt désagréable. J'ai fortement l'impression qu'une bande de requins cherche à exploiter (6) ce brave garçon. (p. 95-96.)
Notes
de Gilles Lapointe, p. 307-308.
LETTRE 7: ler MARS 1950 (p. 95)
1. Autographe, Musée d'art contemporain de Montréal, fonds Paul-Émile Borduas, T. 128.
2.Dans sa lettre du 4 mars 1950 à Jean-Claude Dussault, Gauvreau explique qu'une trop forte consommation d'alcool lors d'une réunion préparatoire au procès de la statue La Famille de Robert Roussil l'a rendu malade: «Aujourd'hui, vous trouverez ma plume certes un peu chancelante. /En voici la raison: je suis encore passablement malade. Une maladie non plus encore sévissante, mais lancinante et grugeuse, qui me maintient dans un état de faiblesse indécise et exaspérante. /J'ai failli claquer. /L'intérieur de mon corps m'apparaît comme un mur de pierres intégralement en place mais sectionné et émietté par des infinités de fissures imperceptibles. /Je m'en relève tranquillement, mais je n'éprouve pas encore cette impression réconfortante de gouverner l'anarchie des humeurs. Je suis encore le lutteur qui a les reins collés au matelas, et qui devra déployer l'ingéniosité de tous ses muscles pour reprendre le dessus. / En vérité j'ai failli claquer. / Depuis une semaine, j'avais le vague pressentiment dans ma chair que quelque chose n'allait pas. Un concours de circonstances particulièrement défavorables m'empêchait de réagir psychologiquement avec la vaillance et la sérénité qu'il aurait fallu. /Une invitation que j'acceptai servit – combien adéquatement! – à déclencher toute la révolution organique et à me vider aussi en dernière instance de tout ce malaise. » (Correspondance, p. 192-195).
3.Serge Phénix (Outremont, 1924) étudie à l'École du meuble la peinture et le design d'intérieur (1943-1947). Membre de la Société d'art contemporain en 1947, il prend part aux expositions de ce groupe. Il remporte le prix d'aquarelle au 66e Salon du printemps organisé en 1949 par
le Musée des beaux-arts de Montréal. Cette même année, il signe la lettre d'appui aux mineurs d'Asbestos. Il participe par la suite à l'exposition «Les étapes du vivant» en 1951, expose pour la première fois individuellement à la galerie Agnès Lefort à Montréal en 1952 puis concourt à la «Place des artistes» en 1953. Il enseigne par la suite l'aménagement intérieur à l'Institut des Arts Appliqués et au Collège du Vieux-Montréal.
4. Texte de base: «pousuivez».