Les liens d'appartenance au Moyen âge
Georges Duby
Quand on regarde agir les humains d'aujourd'hui et d'hier, on est frappé par la puissance et la fragilité à la fois de leurs solidarités ethniques, politiques, culturelles et sociales. Elles sont, à l'occasion, suffisamment puissantes pour générer des conflits, des soulèvements et des guerres; mais il arrive quelquefois que le jeu des intérêts, les désillusions, les insécurités et les attaques adverses réussissent à les ébranler, à les affaiblir, parfois même à les rendre caduques. La question se pose alors: y aurait-il à travers ce mouvement de balancier qui va de la puissance à la fragilité une loi nécessaire, absolue, dont on pourrait s'autoriser non seulement pour comprendre le passé mais également pour prévoir les directions de l'avenir?
Je crains que ma réponse à cette question ne déçoive l'esprit qui serait tenté de gauchir l'histoire en idéologie ou en propagande, car je suis surtout frappé par la contingence et l'aléatoire qui régissent les formes de l'appartenance humaine. En effet, on s'en convainc aisément quand on déroule sous nos yeux le film des cartes géographiques de l'Europe, qui n'ont cessé de se modifier pendant les dix siècles de notre Moyen âge latin. De quoi est constitué ce scénario? De l'extrême mobilité des frontières, du jeu ininterrompu des alliances, de déplacements imposants de peuples, de la montée intermittente de la démographie, de l'incertitude des pouvoirs, de la mouvance des régions, de l'alternance de la centralisation et du démembrement, etc. Aussi l'historien hésite-t-il, en face d'une telle complexité, à lire en filigrane une trame de fond, un fil conducteur! Ce passé médiéval, comme tout devenir humain d'ailleurs, ne suit pas toujours un chemin rectiligne, si tant il est vrai qu'il s'est construit à coups d'avancés et de reculs, à travers d'innombrables métamorphoses dont les contemporains n'ont pas toujours bien perçu le sens que nous aurions mauvaise grâce à dégager à leur place sous prétexte que la claire vision de notre présent et de notre avenir l'exige. C'est ici que l'idéologie nous guette. Je me méfie beaucoup du "mouvement rétrograde du vrai" qui consiste à comprendre le passé par ce qui va avoir été vrai. Tentative subtile de réduire l'autre à soi ou refus manifeste de se laisser décentrer! Ce qui revient au même, et c'est bien là le drame: le même pense le même et l'anachronisme devient possible!
Les liens d'appartenance que les sociétés médiévales ont organisés sont différents des nôtres, divers et complexes à la fois. Et les évoquer ici dans toute leur multiplicité peut contribuer à enrichir notre connaissance de l'humain. Sans plus. Par souci de dépaysement, par amour de la différence.
Autres temps... autres perceptions...
J'entends par "liens d'appartenance" la relation que des collectivités établissent dans leurs pratiques sociales communes avec des pôles en qui elles se reconnaissent et à qui elles s'identifient. On notera sans doute que l'étude des différents pôles que j'entreprends ici ne retient pas ceux des affinités religieuses, ni des strates sociales, ni des échanges économiques; ce n'est pas que j'en sous-estime l'importance, - je serai d'ailleurs amené à les évoquer latéralement - mais mon propos est autre: il vise essentiellement à décrire comment s'est coagulée pour ainsi dire la communauté territoriale, linguistique, politique, culturelle.
Auparavant, je dois expliquer la faveur que j'accorde à l'expression "lien d'appartenance" plutôt qu'à nos mots abstraits, et de création récente, comme nationalisme, régionalisme, patriotisme, etc. La raison est simple: ces abstractions n'existent pas au Moyen âge. En revanche, les textes médiévaux parlent de nation, région, pays, patrie, peuple, mots qui dénotent des conceptions tellement différentes (inverses dans certains cas) des nôtres qu'il serait imprudent et ambigu d'y recourir. L'idée de "lien d'appartenance" a l'avantage de ne préjuger de rien et d'être suffisamment souple pour rendre compte de l'immense variété des formes qu'ont pris les regroupements humains au Moyen âge.
Boyd Schafer a mis au point, il y a une dizaine d'années, une énumération de dix éléments constitutifs, à ses yeux, de la nation et du nationalisme:
1) un territoire bien défini;
2) des caractéristiques de langue, coutumes, moeurs et littératures communes;
3) communauté des institutions sociales et économiques;
4) un gouvernement commun auquel on est loyal;
5) une histoire et une origine ethnique identiques;
6) une fraternité de croyances et d'usages;
7) une dévotion pour la nation;
8) une fierté pour les réalisations de la nation;
9) une indifférence ou une hostilité pour les autres nations;
10) la foi et l'espoir en un avenir heureux et glorieux pour la nation.
Tel quel, ce beau programme ne peut s'appliquer au moyen âge, soit parce que certains éléments ne sont pas encore acquis (en partie ou en totalité) à la conscience ou à la sensibilité de l'époque, soit que l'ordonnance même des éléments de cette grille ne coïncide pas avec le découpage des structures du comportement de l'époque. Donnons rapidement quelques exemples sur lesquels nous aurons à revenir plus tard. Quand le Moyen âge parle de nation, il entend signifier le territoire où un individu est né, ou encore, au XlIle siècle, le mot est associé aux organisations des étudiants étrangers à l'intérieur d'une université locale; c.-à-d. il devient synonyme d'étranger. On voit donc que la portée du mot est beaucoup plus réduite (elle est limitée à l'élément 1 de la définition de Schafer) au moyen âge qu'aujourd'hui, quand elle ne renvoie pas, comme c'est le cas dans les universités médiévales, à un sens diamétralement opposé au nôtre.
Autre exemple: la langue (et ses phénomènes connexes comme la littérature, le folklore, la culture etc.) ne définit pas l'appartenance politique, comme c'est la pratique aujourd'hui (c'est l'élément 2 de la classification de Schafer). Ce n'est pas à dire que la conscience de la diversité linguistique et culturelle est absente, mais que la polarité politique vient d'ailleurs (la cité, le royaume l'empire, la papauté). Tout cela sera explicité plus loin. Mais on peut d'ores et déjà comprendre avec quel soin il faut manipuler les concepts de nationalisme, régionalisme, patriotisme, à saveur trop moderne. Comment parler de langue nationale quand la nation est une "image floue" encore au XIIIe siècle, comme le souligne Génicot? Qu'est-ce que la région, la patrie pour le moyen âge? Pour répondre à ces questions, il faut savoir que les sociétés médiévales fonctionnent différemment des nôtres; J. Le Goff résume bien la situation quand il écrit:
L'histoire politique de l'Occident médiéval est spécialement compliquée parce qu'elle reflète l'extrême morcellement dû à la fragmentation de l'économie et de la société, et à l'accaparement des pouvoirs publics par les chefs de ces groupes plus ou moins isolés, une des caractéristiques, comme on l'a vu, de la féodalité. Mais la réalité médiévale de l'Occident n'est pas seulement cette atomisation de la société et de son gouvernement, elle est l'enchevêtrement horizontal et vertical des pouvoirs. Entre les multiples seigneurs, l'Église et les églises, les villes, les princes et les rois, les hommes du Moyen âge ne savent pas toujours de qui, politiquement, ils dépendent. Au niveau même de l'administration et de la justice, les confits de juridiction qui emplissent l'histoire médiévale expriment cette complexité.
C'est pour protéger cette complexité, souvent menacée par l'esprit humain si friand de simplification, que j'ai fait appel au concept de "lien d'appartenance", faisant ainsi l'économie d'un faux débat (auquel hélas s'adonnent encore aujourd'hui de trop nombreux et brillants spécialistes), à savoir: le Moyen âge a-t-il ou non eu conscience de l'idée nationale? Ou encore n'était-ce qu'un simple sentiment naissant? Je crois que ce sont là des questions inconnues de l'époque, à tout le moins se posaient-elles en d'autres termes.
Les pôles d'appartenance
L'homme du Moyen âge mène une vie bien "encadrée" dans le sens pictural et architectural du terme: il s'insère dans un cadre familial, territorial, politique, professionnel, religieux, culturel, se trouvant ainsi relié à tout un réseau (fort complexe d'ailleurs) de collectivités qui "ordonnent" sa vie, ses pratiques sociales, ses attitudes et ses références mentales de tous les instants. Malgré tout, ce climat "collectiviste" ne réussira pas - aussi paradoxal que cela puisse paraître - à donner automatiquement à ces hommes et à ces femmes une "conscience nationale", tellement touffus sont l'enchevêtrement et l'étagement des appartenances, incertaines et flottantes leurs frontières, lents et raréfiés les circuits de communication, inexistante ou presque l'opinion publique. La grille générale des solidarités repose sur d'autres axes d'appartenance dont il faut maintenant étudier la configuration.
1. Le territoire
C'est dans ce contexte-ci que le mot nation prend toute sa force et trouve sa limite sémantique. Étymologiquement, le mot nation vient du verbe latin nasci-nascor, qui signifie naître, naissance. La nation, c'est donc le coin de terre où est né un individu ou un groupe d'individus appartenant au même genus, c.-à-d. un peuple, une race, une famille, un clan, une tribu. Dans beaucoup de textes, nation et peuple sont des termes synonymes, et l'on parle alors de la nation saxonne, teutonique, franque, aquitaine, normande, etc. En gardant toujours sa connotation territoriale, le mot nation s'enrichira (comme c'est le cas chez Jean de Salisbury au XIIe siècle) d'une extension géographique plus large, équivalent à la région, au pays, à la contrée; par exemple, les insulaires, les transalpins, les gens du nord et du midi, etc.
Au début du XIIIe siècle, à Bologne d'abord puis à Paris et ailleurs ensuite, apparaîtra une nouvelle application, exigée par évolution scolaire de l'époque, du sentiment d'appartenance territoriale; c'est ce qu'on a appelé "les nations-universitaires". De quoi s'agit-il? En substance, les "nations-universitaires" sont des regroupements d'étudiants et de professeurs en vue d'assurer l'entraide mutuelle et la protection du groupe contre les autorités locales. Geste bien naturel pour quiconque veut préserver son identité propre, que de se replier sur soi, de partager avec des congénères la même rue, le même quartier, de se doter d'associations juridiquement bien structurées! La "nation-université" devient ainsi l'institution qui protège les ressortissants étrangers au coeur de la cité locale scolaire. C'est pourquoi les textes juridiques et scolaires de l'époque en viendront à consacrer la plus parfaite synonymie entre le terme nation et celui d'étranger. Étrange paradoxe! On petit vérifier ici jusqu'à quel point le moyen âge pouvait avoir une perception fondamentalement (non exclusivement) territoriale de la nation; on est toujours de sa nation (de son territoire) où que l'on aille dans une Europe qui n'est pas encore acquise à l'idée de l'État-nation, et pour laquelle les institutions culturelles et scolaires ne sont pas encore des propriétés étatiques.
Cela explique la libre circulation des hommes et des idées: l'anglais Jean de Salisbury terminera sa vie comme évêque de Chartres, le français Pierre de Blois sera nommé archidiacre à Londres. Sur le plan universitaire, les transactions sont du même type: vers la fin du XIIIe siècle, les grands maîtres à penser de l'Université de Paris seront exclusivement étrangers: trois anglais, Alexandre de Halès, Roger Bacon, Guillaume d'Occam; un écossais, Duns Scot; deux allemands, Albert le Grand et Johann Eckart; deux italiens, Thomas d'Aquin et Bonaventure; deux belges, Siger de Brabant et Henri de Gand. Le cas de l'Université de Paris n'est pas unique. Mais ce caractère multi-territorial des "nations-universitaires" ira en s'atténuant jusqu'à disparaître même au cours des XIVe et XVe siècles.
2. La cité
Si l'on cherchait une institution qui serait d'une certaine façon mieux ajustée (quoique non totalement) à notre idée moderne d'État, il faudrait dès lors se tourner du côté des cités médiévales. Ici encore l'étude lexicographique nous sera d'un précieux secours. Les auteurs du XlIe siècle ont accueilli la naissance et la montée des villes dans des termes empruntés à Cicéron (à travers Macrobe) et à Augustin. La cité est donc conçue comme un ensemble d'hommes unis entre eux par un contrat social et des liens juridiques communs. Pour Adélard de Bath et Pierre Abélard, la cité est la réunion de personnes qui possèdent une justice commune et un système de lois admis par tous. Comme le remarque Michaud-Quantin, d'une façon universelle et constante, civitas (cité) est employé pour rendre polis dans les textes grecs... et devient ainsi dépositaire de toute la valeur que possédait la Cité-État du monde hellénique et des spéculations dont l'avaient enrichie ses penseurs. Si le Moyen âge a ignoré la République de Platon et s'il a dû attendre jusqu'aux années 1260 pour connaître la Politique d'Aristote, il n'y en avait pas moins dans cet héritage de quoi orienter la réflexion des auteurs sur un plan tout autre que celui d'une simple désignation administrative civile ou ecclésiastique.
Othon de Freising, historien du XIIe siècle et oncle de l'empereur germanique, voit d'un oeil hostile et indigné le nouveau pouvoir politique que s'arrogent les villes de la Lombardie par exemple. L'empire se trouve en face d'entités politiques souveraines, munies des prérogatives propres à un État: levée d'impôts, administration de la justice, annexion sous son autorité des habitants et du territoire avoisinants (donc augmentation démographique). La république urbaine (la cité et sa région) incarnera ainsi et inévitablement l'idée de la patrie pour tous les habitants de la région et encouragera un sentiment unitaire en dépit des différences de sexe, de condition sociale et de métier. C'est ce qu'atteste Guillaume d'Auvergne quand il énonce que "ceux qui habitent une cité et les citoyens d'une cité sont dits être un seul peuple à cause de l'unité du lieu dans lequel ils résident".
Centres politiques par excellence pour un certain temps, les villes seront pour longtemps le coeur de l'économie. Par la force des choses, une économie qui roule bien demande une main-d'oeuvre nombreuse, compétente et spécialisée. De nouvelles solidarités vont ainsi se créer en fonction des nécessités de la situation: guildes de marchands, associations d'artisans, d'ouvriers spécialisés, d'intellectuels (les universités). Les guildes marchandes (compagnies italiennes; la hanse germanique) vont de plus en plus contrôler le pouvoir économique et s'assurer ainsi la mainmise politique sur les centres urbains, réagissant avec hostilité contre toute tentative d'association qui pourrait porter atteinte à leur pouvoir.
Mais comment refuser au peuple, aux pauvres travail leurs, aux gens de métier, aux mendiants le droit de se constituer en association quand on a soi-même pris la liberté de le faire? Dans les Flandres, les guildes marchandes font tout pour empêcher l'ascension des corporations de métiers, les cités italiennes les interdisent dans leurs statuts officiels. Le ver ronge le fruit; au sein de l'Etat urbain, le fossé s'élargit et la tension monte entre les pauvres gens et les riches marchands; pendant que les premiers parlent d'égalité des chances, les derniers abusent de leurs pouvoirs. Vers 1275, rapporte Génicot, Jacques van Maerlant dénonce la propriété privée et y voit la racine de tout mal. Des soulèvements et des émeutes étaient inévitables au plus fort de la tension sociale; il y en eut. En plus d'être ébranlée à l'intérieur par ces commotions sociales, la république urbaine devait se défendre à l'extérieur contre les gouvernements supérieurs (le roi, l'empereur, le pape) heurtés par sa prétention à l'hégémonie politique et économique. C'est sur tous les fronts que le terrain est miné, d'autant plus que, même dans les conditions optimales de marché, l'unité régionale urbaine est trop petite pour fonder une économie d'envergure et consolider un pouvoir politique. En conséquence l'État-urbain ne survivra pas comme tel, il sera intégré à des ensembles plus vastes, les royaumes.
3. Le royaume
Jacques Le Goff a l'expression heureuse quand il dit des souverains qu'ils ont été "les rhapsodes" de la Chrétienté médiévale. Ainsi vont leurs alliances, leurs querelles dynastiques, leurs revendications territoriales, l'accroissement de leurs revenus, ainsi va l'Europe! Sous leur conduite, des peuples changent d'allégeance, des régions s'annexent, les pouvoirs supérieurs (Empire, Papauté) sont heurtés. L'Europe est en mutation: elle assiste au rassemblement monarchique d'une part et au démembrement de l'Empire de l'autre, c'est-à-dire que des petites unités régionales sont agglomérées à un ensemble plus vaste pendant qu'à l'inverse le grand ensemble impérial se disloque en unités plus restreintes, les principautés.
Parlons d'abord des deux grandes réussites en matière de concentration politique:
1) la monarchie anglaise, malgré les limitations de la Grande Charte et des Provisions d'Oxford qu'elle se voit contrainte d'accepter;
2) la monarchie française qui, comme dit Génicot, absorbe des principautés et coiffe les autres, intervient dans les duchés et les comtés sans les supprimer.
Du côté de l'Espagne, à l'est et au nord de l'Europe, la situation est différente: le morcellement des royaumes se maintient. Les cas de l'Allemagne et de l'Italie sont intéressants puisqu'ils vont à contre-courant de l'exemple anglais et français. En effet, l'Empire s'efface devant les principautés et l'Italie est fragmentée de toutes parts: la monarchie papale domine au centre, les territoires du nord sont toujours contrôlés par l'Empire, au sud les royaumes de Naples et des deux Siciles sont aux mains de la domination successive des étrangers. Si l'on ajoute à cette membrification du territoire les rivalités patriotiques et économiques des cités-États et les querelles politiques suscitées par le conflit du Sacerdoce et de l'Empire, on a une plus juste idée du difficile remembrement de l'Italie.
Là où la royauté a réussi, il faut bien reconnaître que la montée de son pouvoir comme les heurts avec ses rivaux ont encouragé la naissance d'un sentiment d'appartenance. Est-ce un sentiment national unitaire? Nous en sommes loin. Le royaume ressemble plus à un agrégat, qu'à un Etat-nation: "De Philippe Auguste à Philippe le Bel", comme le souligne Génicot, "les Capétiens ont additionné des terres plus qu'ils ne les ont fondues". Il est bien connu qu'on ne donne pas de cohésion nationale du jour au lendemain à des communautés régionales, urbaines, provinciales qui viennent tout juste de changer d'allégeance, parfois avec réticence, à des groupes sociaux (clergé, noblesse, bourgeois, paysans, travailleurs) qui ne réussissent toujours pas à s'entendre, à des patriotismes locaux plus naturellement portés à se replier sur eux-mêmes. Certaines résistances ont été parfois tenaces: Mireille Zarb (rapporte K. F. Werner) "a rappelé les privilèges de la ville de Marseille qui, jusqu'à la Révolution, n'a reconnu le roi de France comme son souverain qu'en qualité de comte de Provence, et a exigé et obtenu le droit d'enregistrer séparément les lois et ordonnances royales". Génicot a donc raison quand il écrit qu'au moyen âge "le lien politique était encore mal noué". Et pourtant je serais tenté de dire que le lien était plutôt bien noué, non pas alentour de l'Etat-nation, mais du "mythe royal".
Le grand mérite de la monarchie, si l'on peut dire, c'est sans doute d'avoir agglutiné des territoires et formé le conglomérat des petites communautés, mais c'est bien davantage d'avoir polarisé autour du personnage royal ou de la couronne ce qui était divers et multiple. "Au bas Moyen âge et dans les premiers siècles des temps modernes, c'était l'époque d'une ascension formidable de l'idée de dynastie", remarque K. F. Werner, idée qui a viré en idéologie et qu'on appelle la "religion royale".
Quelles en sont les croyances de base? Il y en a trois principales:
1) la couronne (la dynastie) est au-dessus du roi régnant;
2) la royauté est d'origine divine, vieil héritage romain et augustinien;
3) elle est la norme des valeurs.
Suger de Saint-Denis et Jean Bodel (à la fin du XIIe siècle) sont d'avis que les droits de la monarchie transcendent le roi régnant: "la couronne de France doit être mise avant", lit-on dans le poème de Bodel sur les Saxons. Notons que la couronne se mue peu à peu en symbole, symbole d'unité d'abord (on ne parle plus de normands, de bretons, d'aquitains mais de la couronne de France), puis symbole de permanence et de stabilité (par-delà les vicissitudes de la succession dynastique, la couronne demeure). Elle demeure parce qu'elle est à l'image de l'éternité divine dont elle tire son origine: l'idée même de dynastie n'évoque-t-elle pas ce déroulement généalogique continu qui a l'air de transcender le temps et la mobilité? Éternelle de par la dynastie, la couronne assure au royaume longue vie. Elle condense par ailleurs dans le personnage du roi les grands attributs du divin: il est ministre de Dieu, instrument de la Providence, sauveur du royaume, juge suprême en son royaume, défenseur de la paix, bref le seigneur des seigneurs, le plus noble, le plus saint, le plus sage, l'Unique. Autorité unique, la couronne cristallise autour d'elle l'unité du royaume, autorité sainte et sacrée, elle présente au royaume des modèles et des valeurs uniformes et cohésives. Parmi ces valeurs, on compte la religion, la langue, la patrie, facteurs essentiels de l'appartenance politique qui serviront à discriminer les grands royaumes.
Ces derniers en viendront à se définir par la religion du roi (l'Europe des guerres de religion l'apprendra à ses dépens) et par la langue qu'il parle (nous préciserons plus loin le rapport langue-royaume); sur ce terrain déjà, la cohésion des sous-ensembles récemment agglomérés est possible. Si bien que nous assisterons progressivement à un déplacement de sens du mot patrie; on sait en effet que, depuis la Grèce et Rome, la patrie, c'est la cité et ses environs (la région) ou, comme on a vu plus haut, la terre natale (nation). C'est ce que les textes du haut moyen âge appellent la patrie individuelle, locale (patria propria) par opposition à la patrie commune, supra-territoriale (patria communis) qui selon les cas peut être la Chrétienté (patrie religieuse), l'Empire (patrie politique), la Latinité (patrie culturelle). Or voici que les textes de droit, Ceux-là même qui sont chargés de déterminer les obligations fiscales et de préciser les appartenances juridiques, commencent de plus en plus, aux XIIe et XIIIe siècles, à identifier le royaume à la patrie propre. Nouvelle mutation: vers 1300, Paris (non plus Rome) est déclarée cité commune du royaume qui, lui, devient la patrie commune de tous ceux qui l'habitent. A ce moment, on peut dire que la monarchie triomphe et qu'elle a magistralement conduit la rhapsodie.
4. La langue
"Rien de plus absurde que de confondre la langue avec la nationalité", écrivait Marc Bloch dans sa célèbre étude sur La société féodale. En effet pour les siècles qui nous occupent (il faut attendre le XVIe siècle pour assister au changement de la situation), la langue ne définit pas premièrement, même si elle contribue à cristalliser une certaine appartenance, l'identité nationale au sens où nous l'entendons aujourd'hui. L'homme du haut moyen âge par exemple se définit par sa loi burgonde, salique, romaine, c.-à-d. par une solidarité clanique et juridique. Plus tard, au temps des royaumes, la langue n'intervient encore que latéralement dans le processus d'identification, car c'est le personnage du roi lui-même qui cautionne le patriotisme linguistique. Si la langue française est la plus belle et la plus glorieuse des langues, nous laisse entendre Christine de Pisan (XVe siècle), c'est qu'elle est l'apanage de la monarchie elle-même, passée maître en l'art de parler cette langue: "ainsi donc le sage roi, qui en son entendement avait science et rhétorique souveraine en langage, commença son parler par un préambule si beau et si notable que c'était grande beauté à entendre... ". C'est dans cette perspective qu'il faut placer le patriotisme de l'historien Guibert de Nogent (XIIe siècle) et son éloge de la langue et du peuple français; il n'y a point là de conscience "nationale" mais bien plutôt une conscience "royale", à savoir un sentiment de loyauté envers le roi et ses valeurs (son parler, sa foi religieuse, etc.).
L'idéologie de la langue nationale n'est donc pas encore acquise, et on peut en trouver un autre indice dans le fait que les langues romanes (la Romania) sont interchangeables. Qu'un écrivain italien utilise le provençal, ou qu'un Brunet Latin, le maître de Dante, écrive sa grande oeuvre, Le livre du doux Trésor, en français, ou encore qu'un Raimbaut de Vaqueiras, poète-troubadour, compose son poème successivement en provençal, en italien, en français du nord, en gascon et portugais, cela n'a rien d'inusité ni de choquant à l'époque. Au contraire, l'écrivain de langue romane (populaire et néo-latine) s'identifie spontanément dans l'exercice de ses créations lyriques, romanesques et poétiques, à cette communauté culturelle globale que constitue la Romania au sein de laquelle tour à tour une langue donnera le ton aux autres. L'écrivain alors accordera sa faveur à celle qui est à la mode du jour. Quelle est la marche générale de cette évolution? Curtius nous en donne les grandes lignes: de 1100 à 1275 (de la Chanson de Roland au Roman de la rose), la littérature et la culture françaises exercent un attrait et une fascination sur les grandes régions de l'Europe, Allemagne, Italie, Pyrénées, Norvège. Mais dès 1300, la prédominance littéraire revient à l'Italie et la vague de "l'italianisme" déferlera sur la France, l'Angleterre, l'Espagne. Le cas de l'Angleterre est fort intéressant: depuis la conquête normande et angevine, "l'Angleterre devient pour des siècles", comme l'écrit Curtius, "une annexe de la civilisation française ... Paris est la capitale littéraire de l'Angleterre". Il faudra attendre les années 1350-1362 pour que la langue anglaise devienne la langue scolaire et la langue juridique, et l'année 1399, un an avant la mort de Chaucer, pour que le roi utilise l'anglais devant le Parlement.
Les frontières linguistiques, on le voit, ne recoupent pas nécessairement celles des institutions politiques. Cela tient sans doute au fait que "le temps des poètes" ne déploie pas le même espace "national" que le nôtre. On l'a déjà noté, la nation pour l'homme du Moyen âge, c'est d'abord le lieu de naissance, l'espace géographique premier, pour ainsi dire naturel, où non seulement on acquiert l'existence physique mais aussi la vie linguistique. Dante est particulièrement sensible à l'idée de la mise au monde de la parole par la langue qui est don amoureux des parents, lait nourricier, ferment de cohésion entre les membres d'une même famille et les concitoyens d'une même ville. C'est pourquoi il reprochera à son maître Brunet Latin d'avoir préféré le français à sa langue maternelle et ainsi, dans un geste adultère, d'avoir rompu avec sa patrie, sa langue, ses racines naturelles. Réaction patriotique sans l'ombre d'un doute, mais qu'il ne faudrait pas confondre avec notre sentiment national! Car de son propre aveu, Dante est florentin de naissance mais non de moeurs, déclarant ainsi en clair qu'il est citoyen du monde, d'un monde élargi aux dimensions d'une organisation supra-territoriale, l'Empire, en faveur duquel d'ailleurs il rédige un vibrant plaidoyer dans sa Monarchie.
Que le patriotisme prenne la forme, comme c'est le cas de Dante, d'une vénération pour la ville-région, ou bien qu'il se développe au coeur de la "religion royale", comme chez Guibert de Nogent, Jeanne d'Arc, Christine de Pisan, il demeure toujours en deçà d'une conscience ou d'un sentiment "national" dans le sens moderne du terme. C'est pourquoi je préfère parler de "littératures patriotiques" en incluant tout ce que cela peut évoquer à nos esprits d'accents nostalgiques et lyriques (pensons à "la doulce France" de la Chanson de Roland), de conscience aiguë de la diversité des langues et des peuples (Roger Bacon en dresse le tableau au XIIIe siècle), de sentiments antipathiques envers les autres (certains romanciers français qualifiaient les allemands d'orgueilleux et les anglais d'ivrognes) et d'exaltation démesurée de son peuple, de ses coutumes, de sa valeur morale. il manque cependant à toutes ces lignes de force d'être polarisées par l'État-nation; l'avènement de cette polarisation relève d'une histoire récente.
Un mot sur la langue latine qui fut quand même pour le Moyen âge le véhicule universel, supra-territorial, de la culture et du savoir religieux et profane. La latinité a un symbole, c'est Rome, centre religieux par excellence de la Chrétienté, foyer de la culture héritée de la Grèce, traduite par les grands écrivains de l'antiquité, du haut moyen âge et par les traducteurs du XIIe siècle, et transmise à l'Occident européen au fil de la succession des empires. Nous avons déjà vu comment l'homme médiéval pouvait être relié à la fois à sa patrie propre, natale (son coin de terre, sa ville) et à sa patrie commune (l'empire, le royaume); l'intellectuel, lui, est enveloppé par une autre patrie commune, culturelle celle-là, et qui s'additionne aux autres, c'est la Latinité. Il faut voir avec quels accents patriotiques Jean de Salisbury (XIIe siècle) parle de "notre latinité", "notre Sénèque", "notre Virgile", "notre Cicéron", "notre Boèce", "notre Augustin" et j'en passe! Solidarité si forte qu'il ne se gênera pas pour porter des jugements sévères sur les Grecs: le langage de Zénon, de Socrate, de Platon et d'Aristote a vieilli et leurs théories sont dépassées; "qu'on entende plutôt notre Sénèque"! À ce qu'il appelle "l'insolence de la science grecque", il oppose et préfère l'éloquente sagesse de l'académicien Cicéron. Je reconnais que l'attitude de Jean ne fait pas loi chez les écrivains latins qui sont en général plus accueillants et plus élogieux envers la culture grecque. Mais voilà, tous ces sympathisants ne savent plus le grec (à l'exception des traducteurs patentés) et n'ont d'autre accès à l'hellénisme que par leur langue latine. Et c'est cette dernière qui définit désormais l'appartenance culturelle et qui détient les clefs du pouvoir intellectuel et des institutions du savoir: l'Eglise, l'Ecole. Les langues romanes viendront secouer le joug du latin, trop distant des valeurs patriotiques locales et de la culture populaire auxquelles elles étaient sensibles. La petite patrie marquera le pas sur la grande.
5. Les grands ensembles
Nous avons fait précédemment allusion à ces grandes communautés auxquelles se trouvait relié, en dernière analyse, l'homme médiéval, à savoir: les communautés économique (celle des compagnies italiennes, de la hanse germanique, des royaumes), politique (la monarchie papale et impériale) et culturelle (la latinité et la Romania). L'histoire de ces grands ensembles constitue un monde en soi, fort vaste et complexe, que je ne saurais raconter en quelques lignes. Je me contenterai plus modestement de saisir l'impact qu'ont eu ces grandes communautés sur le déclenchement des nouvelles appartenances dont on a parlé plus haut. Comme ces pôles "supérieurs" en effet ont été les premiers responsables, par le chassé-croisé de leurs mutuelles rivalités et par leur inaptitude à déceler les forces montantes de l'Europe, du réaménagement des nouvelles solidarités, ils se trouvent à constituer des postes d'observation privilégiés d'une dynamique, celle de la mutation européenne engagée au bas Moyen âge.
L'étude de ces grands ensembles nous fait réaliser jusqu'à quel point les solidarités humaines sont toujours des réponses aux menaces qui pèsent sur elles; c'est en effet dans la mesure où l'autre s'oppose que s'installe une dynamique selon laquelle une identité se reconnaît dans l'affirmation de sa différence et s'invente des représentations mentales (croyances, mythes, symboles, rites) en vue de la mobilisation générale. On peut dire qu'au moyen âge, les mouvements d'appartenance ont suivi un axe principal, celui de l'affranchissement des grandes dominations. La cité, la langue maternelle, la couronne royale, la guilde, ont été des symboles de cet affranchissement. "L'air de la ville rend libre", avait-on l'habitude de dire à l'époque; et c'était bien le cas, car le fait urbain signifiait la libération des anciens lignages, l'affaiblissement de la noblesse seigneuriale, l'abandon de l'économie rurale, la montée de la bourgeoisie, la formation des associations, la naissance de nouvelles écoles.
Du point de vue politique, les affranchissements ont oscillé entre la concentration des petites unités et le morcellement des grandes, avec la conséquence que l'universalisme des grands ensembles a fini par céder la place au particularisme d'entités de plus en plus cloisonnées. Même tendance dans le monde du savoir et de la culture où les littératures patriotiques et "la naissance de l'esprit laïque" aménagent un autre type d'humanisme dont Guillaume d'Occam et Marcile de Padoue sont, parmi bien d'autres, d'illustres représentants. Dans leurs oeuvres, on peut lire en filigrane les signes d'une mutation qui traduit en de nouvelles attitudes mentales, comme la mise en valeur de l'individuel et du singulier, la préférence accordée à la convention plutôt qu'à la nature, la sensibilité plus vive de la contingence que du nécessitarisme, l'affranchissement du droit de la morale, la séparation des pouvoirs spirituel et temporel. On voit s'évanouir l'antique rêve de l'unité universelle et du chef suprême unique quand on trouve sous la plume de Marcile de Padoue les propos suivants:
"Il est préférable que dans les diverses contrées, séparées par des frontières géographiques, linguistiques ou morales, chacune des communautés particulières se donne tel gouvernement qui lui convient".
Les hommes et les femmes des XIVe et XVe siècles ont sans doute commencé à saisir que l'inconvénient du grand ensemble, c'est qu'il prend toujours en considération l'intérêt supérieur, c'est-à-dire le sien; ce qui le rend plus sensible à l'uniformité et à la cohésion l'ensemble qu'aux individualités et aux singularités. Mais pendant que le moyen âge finissant s'affranchit des tutelles universelles, des tumultes sociaux grondent et des commotions ébranlent ces temps terriblement anti-démocratiques. Ces phénomènes majeurs paraissent caractériser l'époque, au sentiment de G. Duby, "je veux parler des tumultes de masse, de l'enchaînement des révoltes populaires, des agitations qui ont perturbé les couches inférieures de la société et qui, dans le cours du XIVe siècle, se propagèrent d'un bout à l'autre de l'Europe". Ce sont là des réactions normales pour des peuples habitués à des pouvoirs qui s'agitent au-dessus ou en dehors d'eux! Comment expliquer la prolifération de ces antagonismes sociaux? Par l'idéal révolutionnaire de la liberté, de la fraternité, de l'égalité? Nous en sommes loin, bien sûr! Il faut plus simplement songer au fait que l'univers religieux s'effrite au profit de "l'esprit laïque", c'est-à-dire que dans les masses le frein de la soumission et de l'obéissance se desserre tandis que la vocation "du service" s'affadit chez les gouvernants. Dès lors, la Chrétienté médiévale agonise, une nouvelle Europe se prépare. »
Bibliographie
E. R. CURTIUS, La littérature européenne et le moyen âge latin, P.U.F., 1956.
G. DUBY, Des sociétés médiévales, Gallimard, 1971.
L. GÉNICOT, Le XIIIe siècle européen, Nouvelle Clio, P.U.F., 1968.
P. KIBRE, The Nations in the Mediaeval Universities, Cambridge, Mass., 1948.
J. LE GOFF, La civilisation de l'occident médiéval, Arthaud, 1964; Les Intellectuels au moyen âge, Le Seuil, 1976.
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K. F. WERNER, «Les nations et le sentiment national dans l'Europe médiévale», dans Revue historique, 244 (1970), pp. 285-304.
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