Burckhardt sur Alberti
Extrait de la Civilisation en Italie au temps de la Renaissance (Die Cultur der Renaissance in Italien, 1860).
Dès son enfance, Léon-Baptiste a excellé dans tout ce que les hommes applaudissent. On raconte de lui des tours de force et d'adresse incroyables: on dit qu'il sautait à pieds joints par-dessus les épaules des gens; que, dans le dôme, il lançait une pièce d'argent jusqu'à la voûte de l'édifice, qu'il faisait frémir et trembler sous lui les chevaux les plus fougueux; il voulait arriver à la perfection comme marcheur, comme cavalier et comme orateur. Il apprit la musique sans maître, ce qui n'empêcha pas ses compositions d'être admirées par des gens du métier. Sous l'empire de la nécessité il étudia le droit pendant de longues années, jusqu'à tomber malade d'épuisement; lorsqu'à l’âge de vingt-quatre ans il constata que sa mémoire avait baissé, mais que son aptitude pour les connaissances exactes restait entière, il s'adonna à l'étude de la physique et des mathématiques, sans préjudice des notions pratiques les plus diverses, car il interrogeait les artistes, les savants et les artisans de tout genre sur leurs secrets et sur leurs expériences. De plus, il s'occupait de peinture et de modelage, et faisait, même de mémoire, des portraits et des bustes frappants de ressemblance. Ce qui fit surtout l'admiration de ses contemporains, c'est la mystérieuse chambre optique, dans laquelle il faisait apparaître tantôt les astres et la lune se levant au-dessus de montagnes rocheuses, tantôt de vastes paysages avec des montagnes et des golfes qui se perdaient au loin dans la brume, avec des flottes qui fendaient la mer, avec des alternatives de lumière et d'ombre. Il accueillait avec joie les créations d'autrui, et en général toute oeuvre conforme à la loi de la beauté lui paraissait presque divine. Qu'on ajoute à cela une grande activité littéraire: ses écrits sur l’art en général offrent au lecteur des points de repère et d'importants témoignages pour l'étude de la forme à l'époque de la Renaissance, particulièrement en ce qui concerne l'architecture. Puis viennent des compositions latines en prose, des nouvelles, etc., dont plusieurs ont été prises pour des oeuvres de l'antiquité, de joyeux propos de table, des élégies, des églogues; d'autre part, un ouvrage en quatre livres «sur l'intérieur de la maison», écrit en italien, des traités de morale, de philosophie, d'histoire, des discours, des poésies, même une oraison funèbre en l'honneur de son dieu. Malgré son culte pour la langue latine, il écrivit souvent en italien et engagea d'autres auteurs à se servir de cette langue; disciple de la science grecque, il proclama hautement cette idée que sans le christianisme, le monde s'agiterait dans une vallée d'erreur. Ses paroles sérieuses et ses bons mots ont paru assez remarquables pour être recueillis; on en cite des colonnes entières dans la biographie dont nous avons parlé. Tout ce qu'il avait, tout ce qu'il savait, il le mettait généreusement à la disposition de tous, ainsi que font les riches et puissantes natures; quant à ses plus grandes inventions, il les abandonnait au public sans prétendre à aucune rémunération. Parlons enfin des sentiments les plus intimes de son être. il s'intéressait à tout, éprouvait pour toutes choses une sympathie profonde, qu'on pourrait presque appeler nerveuse. La vue des beaux arbres ou d'une riche campagne lui arrachait des larmes; il admirait les beaux et majestueux vieillards comme «les délices de la nature» et ne pouvait se lasser de les contempler; même des animaux de forme parfaite parlaient à son cœur parce qu'ils avaient été particulièrement favorisés par la nature ; plus d'une fois la vue d'une belle contrée l'a guéri quand il était malade. Il n'est pas étonnant que ceux qui le voyaient en relation aussi intime avec le monde extérieur lui aient attribué le don de prévoir l'avenir. On prétend qu'il a prédit une crise sanglante de la maison d'Este, ainsi que la destinée réservée à Florence et aux papes pendant un certain nombre d'années; de même il passait pour savoir lire sans se tromper sur la physionomie des gens. Il va sans dire qu'une extrême force de volonté animait toute cette personnalité; de même que les plus grands hommes de la Renaissance, il avait pour devise: «Pour l'homme, vouloir, c'est pouvoir.»