L'Homère italien

François-René de Chateaubriand
Ferrare, jadis tant agitée de ses femmes, de ses plaisirs et de ses poètes, est presque déshabitée : là où les rues sont larges, elles sont désertes, et les moutons y pourraient paître. Les maisons délabrées ne se ravivent pas, ainsi qu'à Venise, par l'architecture, les vaisseaux, la mer et la gaieté native du lieu. A la porte de la Romagne si malheureuse, Ferrare, sous le joug d'une garnison d'Autrichiens, a du visage d'un persécuté : elle semble porter le deuil éternel du Tasse; prête à tomber, elle se courbe comme une vieille. Pour seul monument du jour sort à moitié de terre un tribunal criminel, avec des prisons non achevées. Qui mettra-t-on dans ces cachots récents ? la jeune Italie. Ces geôles neuves, surmontées de grues et bordées d'échafaudages, comme les palais de la ville de Didon, touchent à l'ancien cachot du chantre de la Jérusalem.

3 L40 Chapitre 2

Ferrare, 18 septembre 1833.

Le Tasse.

S'il est une vie qui doive faire désespérer du bonheur pour les hommes de talent, c'est celle du Tasse. Le beau ciel que ses yeux regardaient en s'ouvrant au jour fut un ciel trompeur. "Mes adversités, dit-il, commencèrent avec ma vie. La cruelle fortune m'arracha des bras de ma mère. Je me souviens de ses baisers mouillés de larmes, de ses prières que les vents ont emportées. Je ne devais plus presser mon visage contre son visage. D'un pas mal assuré comme Ascagne ou la jeune Camille, je suivis mon père errant et proscrit. C'est dans la pauvreté et l'exil que j'ai grandi."

Torquato Tasso perdit à Ostille Bernardo Tasso. Torquato a tué Bernardo comme poète; il l'a fait vivre comme père.

Sorti de l'obscurité par la publication du Rinaldo, Tasse fut appelé à Ferrare. Il y débuta au milieu des fêtes du mariage d'Alphonse II avec l'archiduchesse Barbe. Il y rencontra Léonore, soeur d'Alphonse : l'amour et le malheur achevèrent de donner à son génie toute sa beauté. "Je vis", raconte le poète peignant dans l'Aminte la première cour de Ferrare, "je vis des déesses et des nymphes charmantes, sans voile, sans nuage : je me sentis inspiré d'une nouvelle vertu, d'une divinité nouvelle, et je chantai la guerre et les héros... !"

Le Tasse lisait les stances de la Gerusalemme, à mesure qu'il les composait, aux deux soeurs
d'Alphonse, Lucrèce et Léonore. On l'envoya auprès du cardinal Hippolyte d'Este, fixé à la cour de France : il mit en gage ses vêtements et ses meubles pour faire ce voyage, tandis que le cardinal qu'il honorait de sa présence faisait à Charles IX le fastueux cadeau de cent chevaux barbes avec leurs écuyers arabes superbement vêtus. Laissé d'abord dans les écuries, le Tasse fut ensuite présenté au roi poète, ami de Ronsard. Dans une lettre qui nous est restée, il juge les Français avec dureté. Il composa quelques vers de sa Gerusalemme dans une abbaye d'hommes en France dont le cardinal Hippolyte était pourvu, c'était Châlis, près d'Ermenonville, où devait rêver et mourir J.-J. Rousseau : Dante aussi avait passé obscurément dans Paris.

Le Tasse retourna en Italie en 1571 et ne fut point témoin de la Saint-Barthélemy. Il se rendit
directement à Rome et de là revint à Ferrare. L'Aminte fut jouée avec un grand succès. Tout en devenant le rival d'Arioste, l'auteur de Renaud admirait à un tel point l'auteur de Roland, qu'il refusait les hommages du neveu de ce poète :

"Ce laurier que vous m'offrez, lui écrivait-il, le jugement des savants, celui des gens du monde, et le mien même, l'ont déposé sur la tête de l'homme à qui le sang vous lie. Prosterné devant son image, je lui donne les titres les plus honorables que puissent me dicter l'affection et le respect. Je le proclamerai hautement mon père, mon seigneur et mon maître."

Cette modestie, si inconnue de notre temps, ne désarma point la jalousie. Torquato avait vu les fêtes données par Venise à Henri III revenant de Pologne, lorsqu'on imprima furtivement un manuscrit de la Jérusalem : les minutieuses critiques des amis dont le Tasse consultait le goût le vinrent alarmer. Peut-être s'y montra-t-il trop sensible ; mais peut-être avait-il bâti sur l'espérance de sa gloire le succès de ses amours. Il se crut environné de pièges et de trahisons, il fut obligé de défendre sa vie. Le séjour de Belriguardo, où Goethe évoque son ombre, ne le put calmer : "De même que le rossignol (dit le grand poète allemand faisant parler le grand poète italien), il exhalait de son sein malade d'amour l'harmonie de ses plaintes : ses chants délicieux, sa mélancolie sacrée, captivaient l'oreille et le coeur. (...)

"Qui a plus de droits à traverser mystérieusement les siècles que le secret d'un noble amour, confié au secret d'un chant sublime ? (...)

"Qu'il est charmant (dit toujours Goethe interprète des sentiments de Léonore), qu'il est charmant de se contempler dans le beau génie de cet homme, de l'avoir à ses côtés dans l'éclat de cette vie, d'avancer avec lui d'un pas facile vers l'avenir ! Dès lors le temps ne pourra rien sur toi, Léonore; vivante dans les chants du poète, tu seras encore jeune, encore heureuse, quand les années t'auront emportée dans leur cours."

Le chantre d'Herminie conjure Léonore (toujours dans les vers du poète de la Germanie) de le reléguer dans une de ses villa les plus solitaires : "Souffrez, lui dit-il, que je sois votre esclave. Comme je soignerai vos arbres ! avec quelle précaution, en automne, je couvrirai votre citronnier de plantes légères ! Sous le verre des couches j'élèverai de belles fleurs."

Le récit des amours du Tasse était perdu, Goethe l'a retrouvé.

Les chagrins des Muses et les scrupules de la religion commencèrent à altérer la raison du Tasse. On lui fit subir une détention passagère. Il s'échappa presque nu : égaré dans les montagnes, il emprunta les haillons d'un berger, et, déguisé en pâtre, il arriva chez sa soeur Cornélie. Les caresses de cette soeur et l'attrait du pays natal apaisèrent un moment ses souffrances : "Je voulais, disait-il, me retirer à Sorrente comme dans un port paisible, quasi in porto di quiete." Mais il ne put rester où il était né ! un charme l'attirait à Ferrare : l'amour est la patrie.

Reçu froidement du duc Alphonse, il se retira de nouveau ; il erra dans les petites cours de Mantoue, d'Urbino, de Turin, chantant pour payer l'hospitalité. Il disait au Metauro, ruisseau natal de Raphaël : "Faible, mais glorieux enfant de l'Apennin, voyageur vagabond, je viens chercher sur tes bords la sûreté et mon repos." Armide avait passé au berceau de Raphaël ; elle devait présider aux enchantements de la Farnésine.

Surpris par un orage aux environs de Verceil, le Tasse célébra la nuit qu'il avait passée chez un
gentilhomme, dans le beau dialogue du Père de famille. A Turin, on lui refusa l'entrée des portes, tant il était dans un état misérable. Instruit qu'Alphonse allait contracter un nouveau mariage, il reprend le chemin de Ferrare. Un esprit divin s'attachait aux pas de ce dieu caché sous l'habit des pasteurs d'Admète; il croyait voir cet esprit et l'entendre : un jour, étant assis près du feu et apercevant la lumière du soleil sur une fenêtre : "Ecco l'amico spirito che cortesemente è venuto a favellarmi. Voilà l'esprit ami qui est venu courtoisement me parler." Et Torquato causait avec un rayon de soleil. Il rentra dans la ville fatale comme l'oiseau fasciné se jette dans la gueule du serpent; méconnu et repoussé des courtisans, outragé par les domestiques, il se répandit en plaintes, et Alphonse le fit enfermer dans une maison de fous à l'hôpital Sainte-Anne.

Alors le poète écrivait à un de ses amis : "Sous le poids de mes infortunes, j'ai renoncé à toute pensée de gloire; je m'estimerais heureux si je pouvais seulement éteindre la soif qui me dévore... L'idée d'une captivité sans terme et l'indignation des mauvais traitements que je subis augmentent mon désespoir. La saleté de ma barbe, celle de mes cheveux et de mes vêtements me rendent un objet de dégoût pour moi-même."

Le prisonnier implorait toute la terre et jusqu'à son impitoyable persécuteur, il tirait de sa lyre des accents qui auraient dû faire tomber les murs dont on entourait ses misères.

Piango il morir; non piango il morir solo,
Ma il modo. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mi saria di conforto aver la tomba,
Ch'altra mole innalzar credea co'carmi.

"Je pleure le mourir; je ne pleure pas seulement le mourir, mais la manière dont je meurs... Ce sera un secours d'avoir la tombe à celui qui croyait élever d'autres monuments par ses vers."

Lord Byron a composé un poème des Lamentations du Tasse; mais il ne se peut quitter, et se substitue partout aux personnages qu'il met en scène; comme son génie manque de tendresse, ses lamentations ne sont que des imprécations.

Le Tasse adressa au Conseil des Anciens de Bergame cette supplique :

"Torquato Tasso, Bergamasque non seulement d'origine, mais d'affection, ayant d'abord perdu l'héritage de son père, la dot de sa mère... et (après le servage de beaucoup d'années et les fatigues d'un temps bien long) n'ayant encore jamais perdu au milieu de tant de misères la foi qu'il a dans cette cité (Bergame), ose lui demander assistance. Qu'elle conjure le duc de Ferrare, jadis mon protecteur et mon bienfaiteur, de me rendre à ma patrie, à mes parents et à moi-même. L'infortuné Tasso supplie donc vos seigneuries (les magistrats de Bergame) d'envoyer monseigneur Licino ou quelque autre pour traiter de ma délivrance. La mémoire de leur
bienfait ne finira qu'avec ma vie. Di VV. SS. affezionatissimo servidore, Torquato Tasso, prigione e infermo nel ospedal di Sant'Anna in Ferrara."

On refusait au Tasse de l'encre, des plumes, du papier. Il avait chanté le magnanime Alphonse, et le magnanime Alphonse plongeait au fond d'une loge d'aliéné celui qui répandit sur sa tête ingrate un éclat impérissable. Dans un sonnet plein de grâce, le prisonnier supplie une chatte de lui prêter la luisance de ses yeux pour remplacer la lumière dont on l'a privé : inoffensive raillerie qui prouve la mansuétude du poète et l'excès de sa détresse. " Comme sur l'océan qu'infeste et obscurcit la tempête (...) le pilote fatigué lève la tête, durant la nuit, vers les étoiles dont le pôle resplendit, ainsi fais-je, ô belle chatte, dans ma mauvaise fortune. Tes yeux me semblent deux étoiles qui brillent devant moi... O chatte, lampe de mes veilles, ô chatte bien-aimée ! si Dieu vous garde de la bastonnade, si le ciel vous nourrit de chair et de lait, donnez-moi de la lumière pour écrire ces vers :

Fatemi luce a scriver queste carmi."

La nuit, le Tasse se figurait entendre des bruits étranges, des tintements de cloches funèbres; des spectres le tourmentaient. "Je n'en puis plus, s'écriait-il, je succombe !" Attaqué d'une grave maladie, il crut voir la Vierge le sauvant par miracle.

Egro io languiva, e d'alto sonno avvinto
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Giacea con guancia di pallor dipinta,
Quando di luce incoronata...
Maria, pronta scendesti al mio dolore.

"Malade, je languissais vaincu du sommeil; (...) je gisais, la pâleur répandue sur mes joues, quand, de lumière couronnée, (...) Marie, tu descendis rapidement à ma douleur."

Montaigne visita le Tasse réduit à cet excès d'adversité, et ne lui témoigna aucune compassion. A la même époque, Camoëns terminait sa vie dans un hospice à Lisbonne; qui le consolait mourant sur un grabat ? les vers du prisonnier de Ferrare. L'auteur captif de la Jérusalem, admirant l'auteur mendiant des Lusiades, disait à Vasco de Gama : "Réjouis-toi d'être chanté par le poète qui tant déploya son vol glorieux, que tes vaisseaux rapides n'allèrent pas aussi loin."

Tant'oltre stende il glorioso volo
Che i tuoi spalmati legni andar men lungo.

Ainsi retentissait la voix de l'Eridan au bord du Tage; ainsi, à travers les mers, se félicitaient d'un hôpital à l'autre, à la honte de l'espèce humaine, deux illustres patients de même génie et de même destinée.

Que de rois, de grands et de sots, aujourd'hui noyés dans l'oubli, se croyant, vers la fin du seizième siècle, des personnages dignes de mémoire, ignoraient jusqu'aux noms du Tasse et de Camoëns ! En 1754, on lut pour la première fois "le nom de Washington dans le récit d'un obscur combat donné dans les forêts entre une troupe de Français, d'Anglais et de sauvages : quel est le commis à Versailles, ou le pourvoyeur du Parc-aux-Cerfs, quel est surtout l'homme de cour ou d'académie qui aurait voulu changer son nom à cette époque contre le nom de ce planteur américain [Mes Etudes historiques. (N.d.A.)] ?


Ferrare, 18 septembre 1833.

L'envie s'était empressée de répandre son poison sur des plaies ouvertes. L'Académie de la Crusca avait déclaré : "que la Jérusalem délivrée était une lourde et froide compilation, d'un style obscur et inégal, pleine de vers ridicules, de mots barbares ne rachetant par aucune beauté ses innombrables défauts". Le fanatisme pour Arioste avait dicté cet arrêt. Mais le cri de l'admiration populaire étouffa les blasphèmes académiques : il ne fut plus possible au duc Alphonse de prolonger la captivité d'un homme qui n'était coupable que de l'avoir chanté. Le pape réclama la délivrance de l'honneur de l'Italie.

Sorti de prison, le Tasse n'en fut pas plus heureux. Léonore était morte. Il se traîna de ville en ville avec ses chagrins. A Lorette, près de mourir de faim, il fut au moment, dit un de ses biographes, "de tendre la main qui avait bâti le palais d'Armide". A Naples, il éprouva quelques doux sentiments de patrie. "Voilà, disait-il, les lieux d'où je suis parti enfant... Après tant d'années, je reviens blanchi, malade à ma rive native."

. . . . . . . . . . . . . . . E donde
Partii fanciullo, or dopo tanti lustri
Torno . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Canuto ed egro alle native sponde.

Il préféra à des demeures somptueuses une cellule au couvent de Montoliveto. Dans un voyage qu'il fit à Rome, la fièvre l'ayant saisi, un hôpital fut encore son refuge.

De Rome et de Florence revenu à Naples, s'en prenant de ses maux à son poème immortel, il le refit et le gâta. Il commença ses chants delle sette giornate del mondo creato, sujet traité par Du Bartas. Le Tasse fait sortir Eve du sein d'Adam, tandis que Dieu "arrosait d'un sommeil paisible les membres de notre premier père assoupi."

Ed irrigo di placida quiete
Tutte le membra al sonnacchioso...

Le poète amollit l'image biblique, et, dans les douces créations de sa lyre, la femme n'est plus que le premier songe de l'homme. Le chagrin de laisser inachevé un pieux travail qu'il regardait comme un hymne expiatoire détermina le Tasse mourant à condamner à la destruction ses chants profanes.

Moins respecté de la société que des voleurs, le Docte reçut de Marc Sciarra, fameux chef de condottieri, l'offre d'une escorte pour le conduire à Rome. Présenté au Vatican, le pape lui adressa ces mots : "Torquato, vous honorerez cette couronne qui honora ceux qui la portèrent avant vous." Eloge que la postérité a confirmé. Le Tasse répondait aux éloges en répétant ce vers de Sénèque :

Magnifica verba mors prope admota excutit.

"La mort va rabattre bientôt de ces paroles magnifiques."

Attaqué d'un mal qu'il pressentait devoir guérir tous les autres, il se retira au couvent de Saint-Onufre, le 1er d'avril 1595. Il monta à son dernier asile pendant une tempête de vent et de pluie. Les moines le reçurent à la porte où s'effacent aujourd'hui les fresques du Dominiquin. Il salua les pères : "Je viens mourir au milieu de vous." Cloîtres hospitaliers, déserts de religion et de poésie, vous avez prêté votre solitude à Dante proscrit et au Tasse mourant !

Tous les secours furent inutiles. A la septième matinée de la fièvre, le médecin du pape déclara au malade qu'il conservait peu d'espérance. Le Tasse l'embrassa et le remercia de lui avoir annoncé une aussi bonne nouvelle. Ensuite il regarda le ciel et, avec une abondante effusion du coeur, il rendit grâces au Dieu des miséricordes.

Sa faiblesse augmentant, il voulut recevoir l'eucharistie à l'église du monastère : il s'y traîna appuyé sur les religieux et revint porté dans leurs bras. Lorsqu'il fut étendu de nouveau sur sa couche, le prieur l'interrogea à propos de ses dernières volontés.

"Je me suis peu soucié des biens de la fortune durant la vie; j'y tiens encore moins à la mort. Je n'ai point de testament à faire.

" - Où marquez-vous votre sépulture ?

" - Dans votre église, si vous daignez tant honorer ma dépouille.

" - Voulez-vous dicter vous-même votre épitaphe ? "Or se tournant vers son confesseur : "Mon
père, écrivez : Je rends mon âme à Dieu qui me l'a donnée, et mon corps à la terre dont il fut tiré. Je lègue à ce monastère l'image sacrée de mon Rédempteur."

Il prit dans ses mains un crucifix qu'il avait reçu du pape et le pressa sur ses lèvres.

Sept jours s'écoulèrent encore. Le chrétien éprouvé ayant sollicité la faveur des saintes huiles, survint le cardinal Cintio, apportant la bénédiction du Souverain Pontife. Le moribond en montra une grande joie. "Voici, dit-il, la couronne que j'étais venu chercher à Rome : j'espère triompher demain avec elle."

Virgile fit prier Auguste de jeter au feu l'Enéide; le Tasse supplia Cintio de brûler la Jérusalem.
Ensuite, il désira rester seul à seul avec son crucifix.

Le cardinal n'avait pas gagné la porte, que ses larmes, violemment retenues, débordèrent : la cloche sonna l'agonie, et les religieux, psalmodiant les prières des morts, pleurèrent et se lamentèrent dans les cloîtres. A ce bruit, Torquato dit aux charitables solitaires (il lui semblait les voir errer autour de lui comme des ombres) : "Mes amis, vous me croyez laisser ; je vous précède seulement."

Dès lors il n'eut d'entretien qu'avec son confesseur et quelques pères de grande doctrine. Près de rendre le dernier soupir, on recueillit de sa bouche cette stance, fruit de l'expérience de sa vie : "Si la mort n'était pas, il n'y aurait au monde rien de plus misérable que l'homme." Le 25 avril 1595, vers le milieu du jour, le poète s'écria : In manus tuas, Domine.......

Le reste du verset fut à peine entendu, comme prononcé par un voyageur qui s'éloigne.

L'auteur de la Henriade s'éteint à l'hôtel de Villette, sur un quai de la Seine, et repousse les secours de l'Eglise; le chantre de la Jérusalem expire chrétien à Saint-Onufre : comparez, et voyez ce que la foi ajoute de beauté à la mort.

Tout ce qu'on rapporte du triomphe posthume du Tasse me paraît suspect. Sa mauvaise fortune eut encore plus d'obstination qu'on ne l'a supposé. Il ne mourut point à l'heure désignée de son triomphe, il survécut vingt-cinq jours à ce triomphe projeté. Il ne mentit point à sa destinée; il ne fut jamais couronné, pas même après sa mort ; on ne présenta point ses restes au Capitole en habit de sénateur au milieu du concours et des larmes du peuple; il fut enterré, ainsi qu'il l'avait ordonné, dans l'église de Saint-Onufre. La pierre dont on le recouvrit (toujours d'après son désir) ne présentait ni date ni nom dix ans après, Manso, marquis della Villa, dernier ami du Tasse et hôte de Milton, composa l'admirable épitaphe : "Hic jacet Torquatus Tassus." Manso parvint difficilement à la faire inciser : car les moines, religieux observateurs des volontés testamentaires, s'opposaient à toute inscription ; et pourtant, sans l'hic jacet, ou les mots Torquati Tassi ossa, les cendres du Tasse eussent été perdues à l'ermitage du Janicule, comme l'ont été celles du Poussin à San Lorenzo in Lucina.

Le cardinal Cintio forma le dessein d'ériger un mausolée au chantre du saint sépulcre ; dessein avorté. Le cardinal Bevilacqua rédigea une pompeuse épitaphe destinée à la table d'un autre mausolée futur, et la chose en resta là. Deux siècles plus tard, le frère de Napoléon s'occupa d'un monument à Sorrento : Joseph troqua bientôt le berceau du Tasse pour la tombe du Cid.

Enfin, de nos jours, une grande décoration funèbre est commencée en mémoire de l'Homère italien, jadis pauvre et errant comme l'Homère grec : l'ouvrage s'achèvera-t-il ? Pour moi, je préfère au tumulus de marbre la petite pierre de la chapelle dont j'ai parlé ainsi dans l'Itinéraire : "Je cherchai (à Venise, 1806), dans une église déserte, le tombeau de ce dernier peintre (le Titien) et j'eus quelque peine à le trouver : la même chose m'était arrivée à Rome (en 1803) pour le tombeau du Tasse. Après tout, les cendres d'un poète religieux et infortuné ne sont pas trop mal placées dans un ermitage. Le chantre de la Jérusalem semble s'être réfugié dans cette sépulture ignorée, comme pour échapper aux persécutions des hommes; il remplit le monde de sa renommée et repose lui-même inconnu sous l'oranger [J'ai eu raison de dire l'oranger, c'est un oranger qui est dans les préaux intérieurs de Saint-Onufre. (Note de Paris, 1840. N.d.A.)] de Saint-Onufre. "

La commission italienne chargée des travaux nécrolithes me pria de quêter en France et de distribuer les indulgences des muses à chaque fidèle donateur de quelques deniers au monument du poète. Juillet 1830 est arrivé, ma fortune et mon crédit ont pris de la destinée des cendres du Tasse. Ces cendres semblent posséder une vertu qui rejette toute opulence, repousse tout éclat, se dérobe à tous honneurs; il faut de grands tombeaux aux petits hommes et de petits tombeaux aux grands.

Le Dieu qui rit de tous mes songes, me précipitant du Janicule avec les vieux pères conscrits, m'a ramené d'une autre manière auprès du Tasse. Ici je puis juger encore mieux du poète dont les trois filles sont nées à Ferrare : Armide, Herminie et Clorinde.

Qu'est-ce aujourd'hui que la maison d'Este ? qui pense aux Obizzo, aux Nicolas, aux Hercule ? Quel nom reste dans ces palais ? le nom de Léonore. Que cherche-t-on à Ferrare ? la demeure d'Alphonse ? non, la prison du Tasse. Où va-t-on professionnellement de siècle en siècle ? au sépulcre du persécuteur ? non, au cachot du persécuté.

Le Tasse remporte dans ces lieux une victoire plus mémorable : il fait oublier l'Arioste; l'étranger quitte les os du chantre de Roland au Musée, et court chercher la loge du chantre de Renaud à Sainte-Anne. Le sérieux convient à la tombe : on abandonne l'homme qui a ri pour l'homme qui a pleuré. Pendant la vie le bonheur peut avoir son mérite ; après la mort il perd son prix : aux yeux de l'avenir il n'y a de beau que les existences malheureuses. A ces martyrs de l'intelligence, impitoyablement immolés sur la terre, les adversités sont comptées en accroissement de gloire ; ils dorment au sépulcre avec leurs immortelles souffrances, comme des rois avec leur couronne. Nous autres vulgaires infortunés, nous sommes trop peu de chose pour que nos peines deviennent dans la postérité la parure de notre vie. Dépouillé de tout en achevant ma course,
ma tombe ne me sera pas un temple, mais un lieu de rafraîchissement; je n'aurai point le sort du Tasse; je tromperai les tendres et harmonieuses prédictions de l'amitié :

Le Tasse errant de ville en ville,
Un jour accablé de ses maux,
S'assit près du laurier fertile
Qui sur la tombe de Virgile
Etend toujours ses verts rameaux, etc.

Je me hâtai de porter mes hommages à ce fils des Muses, si bien consolé par ses frères : riche
ambassadeur j'avais souscrit pour son mausolée à Rome, indigent pèlerin à la suite de l'exil, j'allai
m'agenouiller à sa prison de Ferrare. Je sais qu'on élève des doutes assez fondés sur l'identité des lieux; mais, comme tous les vrais croyants, je nargue l'histoire; cette crypte, quoi qu'on en dise, est l'endroit même que le pazzo per amore habita sept années entières; on passait nécessairement par ces cloîtres; on arrivait à cette geôle où le jour se glissait à travers les barreaux de fer d'un soupirail, où la voûte rampante qui glace votre tête dégoutte l'eau salpêtrée sur un sol humide qui paralyse vos pieds.

Aux murs, en dehors de la prison, et tout autour du guichet, on lit les noms des adorateurs du dieu : la statue de Memnon, frémissante d'harmonie sous le toucher de l'aurore, était couverte des déclarations des divers témoins du prodige. Je n'ai point charbonné mon ex-voto ; je me suis caché dans la foule, dont les prières secrètes doivent être, en raison de leur humilité même, plus agréables au Ciel.

Les bâtiments dans lesquels s'enclôt aujourd'hui la prison du Tasse dépendent d'un hôpital ouvert à toutes les infirmités; on les a mises sous la protection des saints : Sancto Torquato sacrum. A quelque distance de la loge bénie est une cour délabrée; au milieu de cette cour, le concierge cultive un parterre environné d'une haie de mauves; la palissade, d'un vert tendre, était chargée de larges et belles fleurs. J'ai cueilli une de ces roses de la couleur du deuil des rois, et qui me semblait croître au pied d'un Calvaire. Le génie est un Christ; méconnu persécuté, battu de verges, couronné d'épines, mis en croix pour et par les hommes, il meurt en leur laissant la lumière et ressuscite adoré.

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