Génie de Claude Lorrain
C'étaient les premiers que je voyais de ce grand maître. L'impression était extraordinaire: ma surprise et mon ravissement augmentaient à mesure que je feuilletais le volume. La puissance des masses d'ombre, réparties un peu partout; cette chaude lumière qui, du fond, se répand dans l'air et se reflètre dans l'eau; ces procédés d'où résulte toujours une impression nette et bien tranchée, voilà ce que j'ai senti comme la loi constante de cet éminent artiste. Ce que j'admirais encore avec bonheur dans chacun de ces tableau, c'est qu'ils présentaient en réduction un monde où rien n'existait qui ne répondit à l'idée générale et ne la fit ressortir. Que ce fût un port de mer avec des navires au repos, des pêcheurs en mouvement, des édifices somptueux s'élevant au bord de l'eau, qu'on eût sous les yeux une contrée solitaire et misérable, couverte de monticules sur lesquels broutent les chèvres, traversées par un petit ruisseau avec un pont, relevée par quelques broussailles et un arbre touffu, sous lequel un berger enfle ses pipeaux; soit encore que l'on comtemple dans le lointain un pays marécageux, avec des eaux dormantes, qui, au milieu des chaleurs intenses de la journée, nous procurent une agréable sensation de fraîcheur, la composition respire l'unité la plus absolue: nulle trace d'élément hétérogène et parasite.
«Vous avez là enfin un homme accompli, a dit Goethe, un homme dont les conceptions sont aussi belles que les sentiments et dont l'âme renfermait un monde tel qu'il n'est point facile de le rencontrer. — Ces images sont de la plus haute vérité sans que ce soit nul vestige du réalisme. Claude Lorrain connaissait par coeur, dans les moindres détails, le monde réel, et il l'employait, comme moyen, pour exprimer cet autre monde dont sa belle âme était le siège. Tel est l'idéalisme légitime; il se sert de la réalité de manière que les parcelles visibles de vérité produisent l'effet de la réalité même.»
«Suspendez cet examen, a continué Goethe, et réservez-vous de le poursuivre après diner. Cette suite de gravures a trop de mérite pour être examinée d'une seule haleine. C'est du moins ce que j'éprouve: une certaine craint s'empare de moi chaque fois que je me dispose à tourner la feuille. L'appréhension qui me domine en face de ces beautés est d'un genre à part. Tel est aussi le sentiment que nous inspire un livre supérieur: l'abondance des passages remarquables nous oblige à nous arrêter, et c'est en hésitant que nous allons plus loin.»