Karl Marx et Friedrich Engels

Franz Mehring

Extrait de la biographie de Mehring, consacrée aux rapports entre Marx et Engels.

C'est avec la Sainte Famille que commença la collaboration de Marx et d'Engels, qui se poursuivit pendant près de quarante ans et exerça une influence prépondérante sur le développement historique de la social-démocratie, tant allemande qu'internationale.

L'amitié qui lia ces deux hommes fut absolument sans exemple dans l'histoire. Elle fut exempte des heurts et frictions, tels qu'il s'en produit ordinairement entre des hommes, dont le caractère, chacun dans son genre, a une empreinte très nette, au milieu des mille péripéties d'une existence qui connut autant de défaites que de victoires. Elle fut cuirassée contre toutes les tentations que le monde extérieur pouvait, consciemment ou inconsciemment, exercer sur eux. Il est aujourd'hui et il sera sans doute toujours impossible de distinguer quelle est la part qui revient à chacun d'eux dans l'oeuvre commune. Après la mort de Marx, Engels a souvent attribué à son ami la part de beaucoup la plus considérable dans leur œuvre commune, et il est certain que Marx était, des deux, le penseur le plus génial et le plus profond. Mais si Engels avait raison de dire qu'il n'aurait rien fait sans Marx, cette phrase devrait être complétée, comme l'avait fait Marx lui-même, en ce sens que, sans Engels, il ne serait pas devenu ce qu'il est devenu, en réalité. Cela ressort déjà, et tout particulièrement, de leurs débuts.

Karl Marx naquit le 5 mai 1818 à Trèves. Il était le fils de l'avocat, plus tard conseiller de justice, Heinrich Marx, qui, en 1824, passa, avec toute sa famille, du judaïsme au catholicisme. L'enfant éveilla rapidement chez ses parents les plus brillantes espérances, qui devaient, à vrai dire, se réaliser, mais dans un sens tout différent. La mère, issue d'une famille de juifs hollandais, qui ne parla d'ailleurs toute sa vie qu'un mauvais allemand, était une femme aimante et pleine de sollicitude, quoique, à ce qu'il semble, d'une intelligence ne dépassant pas la moyenne. Le père était un homme cultivé, qui connaissait parfaitement Locke, Leibnitz et Lessing. Ce n'était pas un révolutionnaire, loin de là, mais bien au contraire, un patriote allemand et même prussien, une nature douce et tendre, qui observait avec angoisse les mouvements du « démon » qui habitait son fils préféré. Il mourut d'assez bonne heure, au moment où Marx venait précisément d'atteindre sa vingtième année, plus heureux en cela que la mère de Marx, qui ne mourut qu'en 1863, après avoir connu les décades les plus dures dans la lutte formidable du génie aux prises avec le monde hostile.

Karl Marx dut à ses parents une enfance heureuse et une jeunesse sans soucis. Il leur dut également l'absence de préventions complète avec laquelle il considéra dès le début le judaïsme. Une absence de préventions, telle qu'aucun des juifs allemands qui jouèrent un rôle historique, n'atteignit jamais. Même pas des natures d'un génie aussi apparenté que Heine et Lassalle, ou des hommes aussi sages que Boerne et Johann Jacoby, dont le dernier même défendit les juifs pour des raisons de tolérance religieuse, à une époque où Marx avait depuis longtemps reconnu le caractère purement social de la question juive...

La carrière de Marx commença sous les auspices les plus favorables. Les dons remarquables qu'il manifesta de bonne heure n'eurent pas à s'épuiser dans la lutte contre les obstacles extérieurs. Ils se développèrent, au contraire, harmonieusement, favorisés par tout le milieu social dans lequel il grandit. Rien dans sa formation ne pouvait faire de lui la caricature que les ennemis du prolétariat voudraient nous présenter encore aujourd'hui: le démagogue glacial, irrité, brouillé avec lui-même et avec le monde, et dans les veines duquel coule de l'eau-forte à la place de sang. Précisément, ce qu'il y a de vrai dans cette légende, à savoir que ce n'est pas par indignation morale, mais par suite d'une compréhension profonde des rapports internes des choses, que Marx devint révolutionnaire, prouve l'équilibre parfait de son développement. Le jeune Marx était un homme frais, naturel, plein de force, qui aspirait de tous ses pores à la plénitude de la vie réelle. Ses premiers travaux furent des poésies. Il n'a jamais publié un seul vers de sa vie, pour la bonne raison que la forme déliée du discours lui faisait complètement défaut, mais jusque dans les sujets les plus secs qu'il a jamais traités, la plastique incomparable de son exposé montre qu'il y avait en lui le germe d'un véritable poète. Il a exercé une influence profonde sur les poèmes révolutionnaires de Heine, de Freiligrath, de Weerth. Tous les jugements d'ordre esthétique qu'il prononça se distinguent tant par leur finesse que par leur profondeur.

À l'âge de seize ans, Karl Marx entra à l'Université de Bonn pour étudier le droit, conformément à la volonté de son père. Mais il semble que, la première année, les études ne progressèrent pas beaucoup. Mais c'est avec une fougue d'autant plus grande que le jeune homme, assoiffé de science, se lança dans le travail lorsque, à peine fiancé, il se transporta à Berlin, en automne 1836. Certes, il ne fut jamais un étudiant très assidu. En l'espace de neuf semestres, il ne suivit en tout que neuf cours. Et l'on peut même se demander à combien d'entre eux il assista réellement. Dans la mesure où ses écrits permettent d'en juger, le seul de tous ses professeurs qui l'intéressa fut Gans, qui était alors en conflit permanent avec l'école historique et son chef Savigny. Ce qui fut beaucoup plus important pour l'étudiant Marx, c'est que, fatigué de sa lutte désespérée pour s'assimiler la masse formidable des connaissances scientifiques de l'époque, il tomba, de sa chambre solitaire, dans le cercle des jeunes hégéliens de Berlin, qui étaient précisément en train de pousser la critique de l'héritage intellectuel du Maître plus loin que ne l'avait fait Strauss dans sa Vie de Jésus. Il y gagna l'amitié intime de Bruno Bauer et de Frédéric Küppen, qui, de dix ans plus âgés que lui, avaient déjà acquis une certaine considération dans la République des Lettres, mais n'en traitèrent pas moins le jeune étudiant sur un pied d'égalité et de camaraderie, car ils sentaient avec un instinct très sûr qu'avec lui une force incomparable faisait son apparition dans l'arène du combat...

Ce n'est qu'après une vive résistance que Karl Marx se rallia à la philosophie hégélienne, mais aucun de ses innombrables partisans ne l'étudia et la comprit aussi profondément que lui. Ce n'est pas qu'il faille donner raison à la légende, selon laquelle sa finesse toute rabbinique ou même chicaneuse s'est lancée à coeur joie dans le jeu de la division et de la décomposition des idées. Ce qui l'attacha si fortement à la philosophie de Hegel, ce fut sa méthode dialectique, dont la pointe révolutionnaire était précisément enveloppée dans les ombres chinoises des idées nébuleuses. Mais Marx se débarrassa de ces idées nébuleuses en se précipitant dans la masse de la matière historique. De bonne heure il manifesta, ce qui distingue les rois de la science de ses charretiers, une soif de connaissance inaltérable et une auto-critique impitoyable. Dès son jeune âge, ses amis se plaignent des nuits de veille exténuantes, qui ont tant contribué à miner sa santé de fer. Mais Marx n'a jamais employé son inlassable activité à couper des cheveux en quatre. Certes, il a bien, à ses débuts, comme il est normal pour un jeune homme vigoureux et ardent, éprouvé une joie naïve au seul cliquetis de ses armes pesantes, mais, seuls des envieux impuissants peuvent voir là un maniérisme écœurant ou un amour exagéré du paradoxe.

En 1841, Marx termina ses études et passa son doctorat avec une thèse sur les différences entre la philosophie naturelle de Démocrite et celle d'Epicure. Ce travail savant n'était dans son esprit, que la première épreuve d'un vaste travail, qu'il se proposait d'écrire, un exposé général de la philosophie d'Épicure, ainsi que de celle des stoïciens et des sceptiques, les philosophes grecs de la conscience, qui ont succédé à la philosophie nationaliste de Platon et d'Aristote, de même qu'à l'époque, la «conscience philosophique» de Bruno Bauer et de son cercle avait succédé à «l'idée absolue» de Hégel. Ce vaste travail n'a jamais été écrit, pas plus que ne fut publiée la thèse de doctorat, sur laquelle Marx comptait pour obtenir le titre de privat-docent de philosophie à l'Université de Bonn. Après qu'Eichhorn eût enlevé à Bruno Bauer son titre de privat-docent de théologie à Bonn, Marx n'avait plus rien à chercher dans les Universités prussiennes. Avec l'intelligence qui la caractérise, la réaction poussait ce lutteur-né dans la lutte. Comment celle-ci le poussa de plus en plus dans la voie de la connaissance, comment elle enleva de ses yeux, l'une après l'autre, les enveloppes idéologiques des choses, et le jeta de plus en plus profondément dans les flots bouillonnants de la vie réelle, c'est ce que montrent, avec une netteté croissante, les débuts littéraires de Marx.

L'année 1844, que Marx passa à Paris, fut incontestablement la plus féconde de ses années de jeunesse. La grande Révolution française et ses répercussions mondiales, les ouvrages historiques considérables qui permettaient de l'étudier jusque dans ses fibres les plus intimes et de suivre jusque dans le Moyen Âge la lutte de classe du Tiers État, la littérature abondante qui exposait la pensée socialiste jusque dans ses moindres nuances et commençait précisément à pénétrer dans la classe ouvrière avec l'Utopie de Cabet, l'agitation sociale-politique de Louis Blanc, le Manifeste de Proudhon, tout cela offrait une masse d'impressions variées, capables de troubler les têtes les plus solides, mais devaient stimuler d'autant plus fortement une force géniale à rassembler en un seul point brûlant tout ce qu'elles pouvaient contenir de rayons dispersés d'une lumière nouvelle. Alors que Ruge perdit à Paris tout équilibre, Marx y ramassa les premiers fils du matérialisme historique.

Ce n'est pas, comme l'affirment ces idéologues qui prennent des airs d'autant plus profonds qu'ils sont plus superficiels, dans une heure de frivolité journalistique qu'il découvrit que la structure économique de la société détermine sa superstructure idéologique. Au début, le domaine des intérêts matériels lui était aussi étranger qu'il pouvait l'être à un véritable hégélien. Mais la nécessité impitoyable de la lutte, qu'il était le dernier à pouvoir provoquer, mais qu'il comprit plus profondément que quiconque, l'y poussa. Il se rendit compte que le point de vue idéaliste de la philosophie classique ne pouvait lui servir de guide sûr dans le domaine historique. C'est pourquoi il chercha et trouva le terrain véritable sur lequel se meut la société humaine.

La maîtrise avec laquelle Marx dominait la méthode dialectique lui permit de jeter dans le domaine des intérêts matériels un coup d'œil rapide et sûr. C'est un progrès considérable qu'il réalisa, du printemps 1842, époque où il entra dans la lutte pratique, encore armé tout idéologiquement de la tête aux pieds, à l'automne 1844, époque à laquelle il dépassait déjà, en ce qui concerne la compréhension profonde des rapports sociaux, non seulement l'économie bourgeoise, mais encore le socialisme de l'Europe occidentale, même dans ses ramifications les plus avancées. Certes, son évolution de l'idéalisme au matérialisme n'est pas encore terminée et les catégories économiques lui apparaissent encore sous une enveloppe philosophique. C'est le cas, par exemple, lorsqu'il exprime cette prophétie remarquable, confirmée depuis par soixante ans d'histoire, que, dans la vie politique de l'Allemagne, la classe bourgeoise ne réaliserait rien; mais que la classe prolétarienne réaliserait une tâche d'autant plus considérable, sous cette forme qu'en Allemagne, seule était possible l'émancipation humaine, et non l'émancipation politique. Le regard que Marx fit pénétrer jusqu'au coeur même de la société bourgeoise, c'est un regard aiguisé par la philosophie. Il comprit qu'elle devait mourir de la naissance d'une société supérieure, plus développée, dont les membres commençaient déjà à se mouvoir dans son sein, dans l'ombre, mais c'est dans l'arsenal philosophique, et non dans l'arsenal économique, qu'il en alla chercher les preuves.

Dans cette direction, Frédéric Engels le compléta d'une façon aussi significative que décisive. Engels était, comme Marx, un dialecticien naturel, qui avait aiguisé et affermi ses dons naturels dans l'étude de la philosophie classique. Il ne possédait pas la culture strictement philosophique de Marx, mais, avec son esprit clair et précis, il avait compris plus sûrement ce qu'il y avait d'immortel dans l'œuvre de Hegel. De bonne heure, il fut plongé au milieu de l'agitation de la vie pratique, et cette supériorité compensa amplement les lacunes de son bagage théorique.

Frédéric Engels naquit le 28 novembre 1820, à Barmen. Son père était fabricant. La maison Ermen et Engels s'était fait un nom célèbre dans l'histoire de l'industrie rhénane par l'énergie avec laquelle elle avait lutté contre les filouteries traditionnelles dans les poids et mesures. La famille Engels était parmi les premières de la ville de Barmen. Comme ce fut le cas pour Marx, ce n'est pas la misère personnelle, mais l'élévation de son caractère et de son intelligence qui poussa Engels dans la voie révolutionnaire. Il rompit ainsi complètement avec l'esprit extrêmement conservateur et religieux de sa famille. Dès l'enfance, il renonça à la carrière de fonctionnaire à laquelle il se destinait. Après avoir traversé la petite école professionnelle de Barmen, dont les leçons de choses en physique et en chimie lui fournirent une base excellente pour son développement. scientifique ultérieur, il entra au lycée d'Elberfeld, et se décida finalement, un an avant de passer son baccalauréat, à embrasser la carrière commerciale. Il fit son apprentissage, d'abord dans une maison commerciale de Barmen, puis dans une maison de Brême et servit, d'octobre 1841 à octobre 1842, comme volontaire d'un an, dans l'artillerie de la garde, à Berlin. Aucun Rhénan ne considérait à cette époque «l'uniforme royal» comme un uniforme d'honneur, et la bourgeoisie-rhénane avait organisé un vaste système de corruption pour soustraire ses fils au service militaire détesté. Ce qui caractérise d'autant plus le sens pratique avec lequel Engels savait prendre la vie, même dans ses manifestations les moins agréables, c'est le fait qu'il acquit dans la vieille caserne de Kupfergraben, un vif intérêt, qui ne s'éteignit jamais, pour les sciences militaires.

Mais il ne négligeait pas pour cela ses études économiques. L'Essence du christianisme, de Feuerbach, exerça sur lui une impression profonde. Il entretenait des relations amicales avec les frères Bauer et, de temps en temps, il envoyait des correspondances à la Gazette Rhénane. C'est dans la salle de rédaction de ce journal qu'il rencontra pour la première fois Marx, lorsqu'il passa par Cologne, à la fin de novembre 1842, pour se rendre à Manchester, où il devait entrer comme employé dans une fabrique dans laquelle son père était associé. Mais la première entrevue entre Marx et Engels fut très froide. Marx s'était précisément, à cette époque, prononcé contre l'agitation des «Libres» de Berlin, dont Engels était alors considéré comme faisant partie, et lui-même, de son côté, avait été prévenu contre Marx par les frères Bauer, avec lesquels il était en correspondance.

À Manchester, Engels passa vingt et un mois; de décembre 1842 à septembre 1844. Il y fit son école supérieure, au centre de la grande industrie, qui décompose la société bourgeoise pour créer les bases de la société socialiste. Il étudia le côté inhumain comme le côté humain de ce processus historique, et sa formation philosophique lui permit de reconnaître le rapport étroit existant entre eux, rapport que ni le socialisme ni le prolétariat anglais n'avait encore pu reconnaître jusque-là. Engels collaborait tant au Northern Star, l'organe des chartistes, qu'au New Moral World, l'organe de Robert Owen. Dans la personne de Bauer, de Moll et de Schapper, qui dirigeaient alors la Ligue des Justes, il fit connaissance avec les premiers prolétaires révolutionnaires, et il n'oublia jamais l'impression profonde que firent ces trois véritables hommes sur lui, qui voulait précisément devenir un homme. Tandis que Marx se rendait compte, par l'étude de la Révolution française, que ce n'était pas l'Etat qui était à la base de la société bourgeoise, mais, au contraire, la société bourgeoise. qui était à la base de l'État, Engels apprit, à l'étude de l'industrie anglaise, que les phénomènes économiques, qui, chez les historiens du passé, ne jouaient aucun rôle ou seulement un rôle insignifiant, étaient, tout au moins, dans le monde moderne, un facteur historique d'une importance décisive, qu'ils étaient à la base de la formation des antagonismes de classe actuels, et, qu'à leur tour, ces antagonismes de classe, dans les pays où ils s'étaient pleinement développés à la suite de l'introduction de la grande industrie, particulièrement en Angleterre, constituaient la base des formations politiques, des luttes de partis, et de toute l'histoire politique, en général.

Ils étaient arrivés tous les deux au même but par des voies différentes. Chez Marx, le point de vue philosophique dominait encore, chez Engels, c'était déjà le point de vue économique. Marx donna à leur découverte une formule générale, tandis qu'Engels soulignait le côté décisif pour le présent et l'avenir, de l'humanité. Marx a appelé l'Esquisse d'une critique de l'Economie politique, qu'Engels publia dans les Annales franco-allemandes, une «esquisse géniale», et cette appréciation est tout à fait justifiée. Engels ne faisait pas à l'économie bourgeoise un procès systématique. Il polémiqua avec elle d'une façon quelque peu sommaire, car, à cette époque, il ne connaissait Ricardo, son représentant le plus considérable, que de seconde main. Cependant, le jeune écrivain montra d'une façon remarquable son irrémédiable faiblesse, son absurdité profonde et mit le doigt sur les blessures dont elle devait mourir. C'est Engels qui a, le premier, tracé le plan des bases économiques du socialisme scientifique, et ce mérite n'est diminué, en rien par sa propre affirmation, selon laquelle ce qu'il a trouvé, Marx l'aurait également trouvé sans lui. Car ce qui importe pour l'histoire, ce n'est pas ce qui aurait pu être, mais ce qui a été effectivement.

Sa critique de Carlyle, si elle n'était pas aussi incisive que sa Critique de l'Economie politique, était peut-être plus caractéristique encore de ses qualités personnelles. Comme chez Marx, Engels alliait à la vigueur de la critique de véritables dons poétiques, dont maintes excellentes traductions, faites par lui, de chants populaires anglais, sont une preuve convaincante. Carlyle lui en imposait, mais il ne se laissa cependant pas prendre par le charme captivant du prophète mystique. Engels réussit à pénétrer cet esprit solitaire dans toute sa profondeur originale, mais il vit également les limites, que ce dernier ne pouvait pas dépasser.

Lorsque Marx et Engels se rencontrèrent pour la seconde fois à Paris, en automne 1844, ils constatèrent leur accord complet dans tous les domaines de la théorie. C'est là-dessus que reposa tout d'abord leur fraternité d'armes, laquelle reçut, il est vrai, dans la suite, un ciment non moins fort, du fait qu'ils étaient, en tant qu'hommes, à un niveau aussi élevé qu'en tant que penseurs et que lutteurs. C'est pourquoi ils sympathisaient profondément avec les malheureux et les opprimés, quoiqu'ils n'employassent contre les oppresseurs que les armes les plus puissantes, parce qu'ils savaient que, dans les dures batailles de classe, on n'obtient rien avec cet état d'esprit inconsistant et stérile, que les philistins appelent commisération humaine et indignation morale. Il n'y avait en eux aucune trace de sentimentalité, de cette nature sournoise et rêveuse, molle et mélancolique, que trois siècles d'histoire lamentable ont imprimée aux philistins allemands. Mais ils n'étaient pas non plus de sombres fanatiques, de solennels faiseurs d'embarras. Leur conscience virile, et par conséquent modeste, dédaignait les poses dans lesquelles se pavanent si volontiers les «aristocrates», les dirigeants des classes dominantes. Au service de leur cause, ils pouvaient être impitoyables, parce qu'ils devaient l'être, mais autrement rien d'humain ne leur était étranger. Ils étaient bons, serviables et indulgents: des natures fortes et gaies, pleines d'une verve que rien ne pouvait troubler. Ils étaient capables de rire aux éclats, et ils aimaient le rire clair des enfants. Dans le Christ de la Bible, rien ne leur plaisait davantage que son amour des enfants.

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