Ruskin: les Pierres de Venise

Frederic Harrison
Extrait de la traduction de la biographie de Frederic Harrison, John Ruskin (1819-1900).
Ruskin vit Venise pour la première fois en 1835, il avait alors 16 ans et venait de quitter le collège à la suite de son attaque de pleurésie. En mai 1841, à 22 ans, étant encore étudiant à Oxford, il y passa dix jours. Il reprit goût à la vie lorsque ce monde enchanté de Venise s'ouvrit devant lui après le triste hiver passé à Rome. Il nous a dit les joies de ses premiers voyages à la cité des mers, avant les chemins de fer, trouvant tout ravissant dans cette arrivée à Venise, «la Brenta limoneuse, les villas assez vulgaires, les chaussées poussiéreuses et les plages de sable; et les noires gondoles assemblées dans le canal de Mestre, plus belles que le plus beau lever de soleil dans sa gloire rouge et or». Comment dire, comment exprimer un tel ravissement, il ne le sait. Sa Venise, dit-il, comme celle de Turner, avait été surtout créée pour lui par Byron; mais à côté de cela il y avait pour Ruskin «comme une joie d'enfant» à observer les bateaux, les gondoles et les palais de marbre surgissant de l'eau salée avec l'armée des petits crabes bruns sur leurs murs et des Titien dans leur intérieur». Dans son journal du 6 mai 1841, il écrivait: «Grâce à Dieu je suis ici, dans ce Paradis des cités... Venise et Chamonix: voici pour moi les limites de la terre.»

Ce fut en 1845, à l'âge de 26 ans, qu'il s'éleva pour la première fois à la pleine compréhension de l'art vénitien, avec Harding, le peintre, pour compagnon. Ce fut dans la mémorable visite à l'école de San Rocco qu'il fut frappé de la puissance d'imagination de Tintoret et «amené à étudier l'histoire de Venise elle-même». Il y avait pris déjà plusieurs croquis en 1841 et 1845 et, dès la publication des Sept Lampes, il résolut d'écrire les Pierres de Venise, avant même d'avoir terminé les Peintres Modernes. Le nouveau livre ne devait pas plus être un livre sur l'architecture que les Modern Painters ne sont un livre sur la peinture. Il devait être un développement concret des Sept Lampes l'étude des actions et réactions intimes des croyances, de l'idéal, des manières sur l'aspect extérieur que présentent les nations, leurs arts, leurs demeures, leurs édifices publics et privés. Cela devait être «un sermon sur les pierres» adressé à la nation anglaise dont l'histoire a tant d'analogie avec celle de l'oligarchie vénitienne — qu'un courant semblable d'orgueil, de luxe et d'infidélité pourrait conduire à la même décadence finale.

Dans sa seconde conférence de la Couronne d'Olivier Sauvage il expose ainsi le but qu'il poursuivit dans ses deux principaux ouvrages relatifs à l'architecture:
    Le livre que j'ai appelé les Sept Lampes était destiné à montrer que certaines formes élevées de caractères et de sentiments moraux sont les puissances magiques par lesquelles seules toute bonne architecture peut être produite. Les Pierres de Venise, de la première à la dernière ligne, n'ont pas d'autre but que de montrer que l'architecture gothique à Venise a été le produit et l'expression d'un pur état de foi patriotique et de vertus familiales, tandis que toutes les oeuvres de la Renaissance portent partout la marque d'une secrète infidélité à la nation et d'une profonde corruption domestique... Dans tous mes ouvrages antérieurs, je me suis efforcé de montrer que toute bonne architecture est essentiellement religieuse, qu'elle est le produit, non d'un peuple corrompu et sans foi, mais d'un peuple vertueux et fidèle, ruais j'ai voulu montrer aussi qu'une bonne architecture n'est jamais ecclésiastique... qu'elle est toujours l'œuvre d'une communauté, non d'un clergé... qu'elle est le langage viril duit peuple, animé d'une même résolution, inspiré par un but commun, fermement et unanimement fidèle aux lois évidentes d'un Dieu incontesté.

«Les Pierres de Venise», écrit-il dans le dernier volume de Fors (1877), «enseignent les lois de l'art de construire et montrent comment la beauté de tout travail humain, de tout édifice, dépend du degré de bonheur de la vie de l'ouvrier». C'est là, en réalité, la note prédominante de la philosophie de l'art dans Ruskin et le lien qui unit sa philosophie de l'art à son évangile social définitif; elle renferme une grande et toute puissante vérité si, par «religion», nous entendons une active vénération pour un idéal suprême dominant toute la vie. Ce n'est point là une idée neuve, car, ainsi que je le rappelais à Ruskin en 1876, Auguste Comte avait depuis longtemps représenté les cathédrales du Moyen-Âge comme l'expression la plus parfaite des idées, des sentiments et de la nature morale de l'homme. Mais, étendre cette loi à toutes les formes de l'art et lui attribuer un caractère absolu, comme le faisait Ruskin, conduit à des paradoxes impossibles et à de dangereuses absurdités. Comme je l'ai fait remarquer à propos de Fors Clavigera, les tableaux du Pérugin, du Titien, du Tintoret furent exécutés au milieu d'une société des plus corrompues et au sein d'une sensualité effrénée; toute une part de la sculpture grecque a été réellement inspirée par un type de vice détestable; le plus beau temps de la musique coïncide avec une époque d'étrange affectation et de décadence. Il semble que Ruskin ne fut jamais arrêté par le fait que tant d'œuvres d'imagination pour lesquelles il avait une sorte d'adoration étaient exactement contemporaines d'autres qu'il regarde comme des émanations de l'enfer; que bien des œuvres d'art les plus pures furent produites à une époque de crimes horribles; que quelques-unes des nations les plus croyantes et les plus morales exprimèrent leurs aspirations artistiques sous la forme de la banalité la plus vulgaire.

L'architecture est, de tous les arts, le plus social et le plus national; plus qu'aucun autre, il reçoit l'empreinte du ton moral dominant et de l'idéal national régnant; et cela pour la raison très simple que toutes les constructions importantes sont élevées par le peuple et pour le peuple et non par des artistes déterminés pour la jouissance d'un unique possesseur. Mais, en architecture même, ces généralisations finissent par devenir de vraies duperies. Parmi les plus nobles édifices élevés par la main de l'homme, parmi ceux qui ont exercé la plus grande influence sur les siècles à venir, nous devons compter le Parthénon, le Panthéon de Rome, l'Église de Sainte-Sophie à Constantinople et Saint-Paul à Londres; or, le Parthénon était à peu près contemporain des comédies d'Aristophane et des sophistes athéniens, — non pas d'Eschyle et de Marathon. Le Panthéon, qu'on sait maintenant être de l'époque d'Adrien, était contemporain des satires de Juvénal et des épigrammes de Martial; Sainte-Sophie fut bâtie par le mari de l'impératrice Théodora et Saint-Paul sous les règnes de Charles II et de Jacques II. Est-ce que tous ces sublimes chefs-d'œuvre de l'art de construire furent «élevés par des peuples croyants et vertueux»? N'est-il pas curieux, au contraire, de les voir coïncider avec les plus mordantes satires contre la corruption individuelle et générale qui aient survécu dans les littératures grecque, latine, byzantine et anglaise?

L'auteur nous parle des «lectures historiques suivies par lesquelles il se prépara à écrire les Pierres de Venise»; il nous dit comment son étude de l'histoire l'empêcha d'adopter la doctrine catholique, malgré la vénération que lui inspira l'art catholique des grands siècles; comment, à la même époque, il fit la découverte inévitable de la fausseté des- idées religieuses dans lesquelles il avait été élevé — ce qu'il appelle «la ruine de sa foi puritaine». Dans Prœterita, il nous assure que les dix années de 1850 à 1800 furent, «en grande partie, gaspillées en travail inutile» et il relate ses souvenirs dans son journal à sa manière ordinaire:
    1851. Mort de Turner; c'est le temps de mon principal travail à Venise des propos des Pierres de Venise.
    1852. Fin de mon travail à Venise. Le livre terminé cet hiver. Six cents pages in-quarto de notes, soigneusement écrites, maintenant sans utilité. Presque autant de croquis et de dessins, inutiles eux aussi.

Mais ici, comme dans tout le reste de son autobiographie, nous ne devons pas oublier qu'elle fut écrite près de quarante ans après les événements; que ses dernières années furent souvent des années de tristesse, de dénigrement de lui-même et de rétractation, enfin que nous ne devons pas prendre trop au pied de la lettre ce qu'il écrivit de mémoire sur lui-même après sa longue maladie de 1878. Les Pierres de Venise furent, en somme, de tous ses ouvrages le plus rapidement exécuté et le plus complet. Il arriva à Venise en novembre 1849 et s'y installa avec sa femme; il s'absorba dans l'étude la plus minutieuse du Palais Ducal, de Saint-Marc et des autres édifices, prit des croquis exacts, des mesures et des notes copieuses, s'efforçant par des recherches originales de déterminer les dates, les sources et l'origine de chaque fragment — chapiteaux, balustres, colonnades, —littéralement les pierres et non pas les monuments de Venise.

Il y passa, en travaillant ainsi, les quatre mois d'hiver et revint au printemps de 1850 pour écrire le premier volume et préparer les illustrations. Pour ces dernières, il recourut aux meilleurs graveurs de l'école anglaise avant la décadence produite par la reproduction photographique. Ces morceaux exquis sont encore fort recherchés et ajoutent beaucoup à la valeur bibliographique de la première édition. Ruskin présida lui-même aux gravures d'après ses propres dessins, les portant au plus haut point de perfection et y ajoutant à l'occasion de nouvelles touches et des ombres délicates. En réalité, il fonda une véritable école de graveurs qui, en dépit de son excès de raffinement, sera toujours l'honneur de l'art anglais. Son rôle personnel comme auteur des dessins originaux et maître incontesté de l'école qui les reproduisit, le consacre comme le véritable créateur de ces gravures exquises sous leur forme définitive.

Pendant qu'il travaillait ainsi, surtout à Londres — où il résidait alors dans Park Street fréquentant même la cour et la société — Ruskin publia le premier volume des Pierres de Venise au commencement de 1851. En dépit de l'indignation des architectes et d'assez nombreux critiques, le livre fut reçu avec faveur et accrut incontestablement sa réputation. Il était naturel qu'il soulevât un nuage de controverses qui s'en prirent aux hérésies sociales et industrielles du nouveau prophète autant qu'à ses dogmes artistiques. C'était l'année de la première Grande Exposition Internationale, où la Reine Victoria et le Prince Albert convièrent le monde de l'art, de l'invention et du travail à réunir et comparer leurs produits dans le grand palais de glace que sir Joseph Paxton avait élevé dans Hyde Park. On était au moment décisif où l'on commençait à se demander si l'idéal esthétique de la première époque victorienne resterait comme la règle du goût général, si le palais du Parlement et le Royal Exchange étaient le dernier mot de l'art de construire et si Maclise et Etty l'emportaient réellement en peinture sur tous leurs rivaux.

Thomas Carlyle, alors une force dans le monde nouveau qui s'ouvrait, salua le livre avec joie
    Voici un excellent Sermon sur les Pierres, étrange, inattendu et, je crois, plein de vérité; voici un excellent morceau sur la science architectonique dont j'espère apprendre beaucoup et de bien des façons. L'esprit et le but de vos essais critiques sont pour moi un signe particulier des temps et me réjouissent fort. Bonne chance et puissiez-vous toucher bientôt le rivage en vainqueur! C'est comme une nouvelle «Renaissance» à laquelle nous assistons maintenant; nous voici sur le chemin d'une humanité nouvelle plus large, haute comme les étoiles éternelles, à moins que ce ne soit la mort définitive, le masque de l'Enfer à tout jamais!.

Assez, Sartor! — Nous voyons ainsi que John Ruskin n'était pas le seul écrivain, au milieu du dernier siècle, qui fit usage d'un langage violent et se complut en sauvages vaticinations. Charlotte Brontë écrivait de son côté: «Les Pierres de Venise sont noblement agencées et finement ciselées. Quelle superbe carrière de marbres elles découvrent! M. Ruskin me paraît un de ces rares écrivains de race qui se distinguent de nos autres faiseurs de livres». Pensée juste et claire, bien digne de cette Jane Eyre qui savait si bien reconnaître, sous l'enveloppe extérieure, l'âme cachée.

En 1852, Ruskin fit un autre long séjour à Venise et, comme il l'écrivait alors au poète Rogers, les premiers enchantements commençaient à se dissiper; il désirait même que la cité devînt une ruine plutôt qu'une ville moderne à la française. Il continua cependant son livre, après avoir quitté Park Street pour Herne Hill; l'ouvrage fut alors terminé et, au commencement de 1853, le second et le troisième volumes furent publiés par Smith et Elder.

Les Pierres de Venise devaient être, comme nous l'avons vu, un développement concret des Sept Lampes; elles devaient fournir la preuve historique et matérielle de l'intime réaction qu'exerce un noble type de vie publique et privée sur le caractère des monuments élevés par une nation qu'il inspirait. Il y a moins de fantaisie que dans les Sept Lampes, moins de digressions, moins de combativité et de rhétorique, mais on y trouve la même fermeté d'intention. Le livre est, en même temps, le plus logique, le plus organique de tous les grands ouvrages de Ruskin; son but principal étant d'appeler l'attention sur le mérite unique des constructions vénitiennes et de protester contre la mode des imitations de Palladio, on peut dire qu'il a pleinement réussi. Toutes ses prédications sur l'esclavage de l'ouvrier moderne réduit à un rôle machinal et sur les dangers esthétiques, moraux, sociaux du travail mécanique, sur l'horreur que doivent inspirer les imitations conventionnelles des boiseries ou des marbres et sur la monotonie des ornements perpendiculaires et des triglyphes surbaissés, toutes ces idées ont pénétré profondément les esprits de notre génération.

Un des effets les plus remarquables de ses études a été l'intérêt qu'elles ont éveillé pour l'Architecture byzantine, si proche parente de la vénitienne, et que, de nos jours, on tend bien plus à étudier et à adapter que les véritables modèles vénitiens. Il n'apparaît pas que Ruskin ait saisi la relation existante entre les arts et les monuments qu'il voyait à Venise et leurs véritables sources: l'école byzantine ou le génie grec. Le demi-siècle écoulé depuis l'époque où il écrivit a projeté un flot de lumière sur l'histoire de l'Art byzantin et l'influence rayonnante qu'il a exercée sur toutes les formes de l'art en Occident. C'est cependant une preuve remarquable de la perspicacité et du génie de Ruskin que, longtemps avant les études spéciales poursuivies°dans l'Italie méridionale et sur les bords de la Méditerranée qui nous ont apporté tant de renseignements nouveaux, il semble n'avoir rien avancé que ces études récentes soient venues réfuter et il parait même avoir sur certains points implicitement pressenti la vérité.

Le bel enthousiasme avec lequel en maint passage des Pierres de Venise, Ruskin plaide la cause de la libération de l'ouvrier de la dégradante monotonie et de la répétition mécaniques, a produit des effets indirects et très étendus et là même où l'on ne s'occupe pas le moins du monde des styles en Architecture. Ce livre est comme une introduction à sa seconde carrière, celle de réformateur social, qui commença quelque huit ou dix ans plus tard; il autorise à dire que l'idée dominante qui inspira l'œuvre entière de Ruskin, depuis les Peintres Modernes jusqu'à la dernière lettre de Fors, fut la suivante: tout art élevé est le produit d'un siècle croyant et vertueux; la religion, la justice et le bon ordre sont les racines d'un arbre puissant dont les beaux arts ne sont que les fleurs.

Malheureusement, en s'efforçant de prouver que fout grand art est essentiellement religieux, John Ruskin acquit pour lui-même la certitude que la religion puritaine dans laquelle il avait été élevé et dont il accepta les croyances jusqu'à sa maturité ne pouvait supporter l'épreuve; et quand il voulut la modifier et la refondre, il s'aperçut que lui-même était déjà submergé. Écrivant de Venise en 1877 (Fors, LXXVI) il va jusqu'à dire: «que les idées religieuses enseignées dans ses livres et, en raison même de leur sincérité, sont susceptibles d'égarer, qu'elles peuvent même nuire et qu'elles sont en quelque sorte ridicules». Mais cela, comme l'ordinaire, est trop violent et fut, sans doute, écrit dans un moment de surexcitation. Cependant ces lignes ont été reproduites dans l'édition autorisée de 1896. Il est vrai que Ruskin, dans le déclin de ses forces mentales, sortit de l'ombre théologique au milieu de laquelle il allait tâtonnant depuis des années, pour s'adonner à une forme plutôt vague de croyance orthodoxe. Il n'en est pas moins significatif que l'auteur d'un ouvrage considérable, écrit pour démontrer que «tout grand art est uniquement produit par la fidélité aux lois évidentes d'un Dieu indiscuté», en vienne à déclarer, au terme de sa carrière, qu'il repose sur un enseignement religieux considéré maintenant par lui-même comme trompeur, empoisonné et ridicule.

Nous touchons ainsi à la source des erreurs radicales de tout l'enseignement de Ruskin. Il avait entrepris de fonder tout un système des facultés de l'imagination sur un credo religieux dont il avait sucé les principes dès sa tendre enfance, qu'il avait adopté avec une naïve ferveur, sans en avoir au préalable étudié à fond la philosophie, l'histoire et les résultats sociaux. Quand il y fut amené par les homélies prophétiques de Thomas Carlyle, par ce qu'il observa de la société et de l'art dans les pays catholiques et ce qu'il apprit des âges où régna le catholicisme, sa vive imagination et sa nature faite de sympathie s'enflammèrent et, comme le Sartor lui-même, il en vint à déchirer les «haillons de Houndsditch» ainsi que Carlyle appelait l'orthodoxie toute biblique de sa jeunesse. Et c'est ainsi qu'en histoire comme en théologie, en économie politique comme en art, Ruskin ne fit que construire à priori, des systèmes et des théories qu'il tirait de son propre fond, sans aucune connaissance sérieuse ou coordonnée de la théologie, de l'histoire, de l'économie politique et de l'art lui-même.

Mais, tout compte fait, nous ne devons pas oublier que John Ruskin fut un homme d'un rare génie, qu'un de ses admirateurs français l'a appelé «une imagination palpitante» et qu'il fut en même temps doué de la plus délicate sensibilité, de la sympathie la plus ardente et d'une extrême acuité de vision. Il y avait en lui quelque chose de cette lance d'Ithuriel qui avait le don de découvrir les fraudes, quelque chose de ces esprits supérieurs, quoique si différents dans leur essence, comme Platon, saint Jean, et les mystiques, ou encore comme Burke ou Shelley, qui, en dépit de toutes leurs fantaisies, de leurs paradoxes, de leurs illusions ont donné à l'homme tant d'aperçus surprenants, tant d'heureuses divinations, surtout tant de nobles espoirs et tant de suprêmes consolations.

Tout ce que le génie et l'intuition pouvaient fournir en l'absence d'une instruction systématique et d'un patient raisonnement, Ruskin l'a donné. En se plaçant au point de vue de l'histoire scientifique, il faudrait de longues années — et non pas seulement quelques mois bien remplis — pour posséder à fond l'histoire de Venise, à plus forte raison pour celle de l'Italie pendant toute la durée du Moyen Age. Un archéologue consciencieux dépenserait plus d'années que Ruskin n'a consacré de mois pour mettre au jour toutes les choses antiques recouvertes maintenant de terre et de plantes marines à Saint-Marc ou dans les palais du Grand Canal. Un homme dont tout le bagage théologique consistait dans la Bible et les volumes de sermons admis dans un milieu strictement calviniste, n'était point équipé pour en remontrer à Auguste Comte, à Mill, Buckle et Herbert Spencer sur l'évolution de la civilisation ou l'histoire de la religion. Il n'était même guère convenable de se moquer des économistes depuis Adam Smith jusqu'à Henry Sidgwick avec une connaissance de leurs ouvrages égale à celle d'un vicaire se piquant d'esthétique en passe de devenir diacre. Ruskin ne parvint jamais à le comprendre; l'éducation qu'il avait reçue dans une sorte de nursery puritaine, l'épaisse carapace d'égoïsme sous laquelle, pendant sa jeunesse, il avait été claquemuré, rendait la chose impossible. C'est ainsi que John Ruskin se lançait à l'assaut contre tout le monde — artistes, critiques, historiens, philosophes, théologiens et économistes, avec la même ferveur religieuse que les premiers martyrs chrétiens au temps de l'Empire romain et aussi avec le même résultat. C'est ainsi que, toute sa vie, il fut l'objet de mépris et même de persécution. Il y eut cependant dans ses prédications quelque chose qui a survécu et que ni les philosophes, ni les théologiens, ni les économistes ne pouvaient, nous donner, même en se réunissant.

Bien que les Pierres de Venise soient moins pleines de fantaisies, de digressions et de rhétorique, qu'elles soient aussi moins agressives que les Peintres Modernes et les Sept Lampes, ce n'est qu'une question de degré et de comparaison. Elles aussi contiennent beaucoup de fantaisies, de digressions, de rhétorique et de polémique, mais elles peuvent être considérées comme l'œuvre la plus organique, la plus coordonnée d'un auteur qui faisait fi de toute organisation et de toute coordination systématique. Le livre renferme naturellement des descriptions de scènes et de paysages aussi vraies et aussi belles que n'importe quel écrit de Ruskin. On ne peut oublier cet exorde du premier chapitre du second volume qui décrit l'approche de Venise, — morceau surchargé de couleur et de mots, mais si vrai et si impressionnant! — La brise salée à l'entrée des lagunes, les lamentations des blancs oiseaux de mer, la masse noire des plantes marines et le soleil couchant derrière la tour de la vieille église dans l’île solitaire de «Saint-Georges des Algues»; les collines d'Arqua groupées comme des pyramides de pourpre, et, bordant l'horizon au nord, la chaîne des Alpes, mur bleuâtre et déchiqueté, montrant çà et là, par de larges fissures, tout un chaos d'abîmes et de précipices sauvages; puis c'est le Rialto, plein d'ombre, lançant du palais des Camerlingues sa courbe pesante, colossale et pourtant si délicate, si diamantée, solide comme une caverne de rocs, gracieuse comme un arc légèrement tendu; mais le bateau avance bercé sur le flot d'argent; tout à coup voici le palais Ducal tout brillant du rougeoiement de ses veines sanguines avec, en face, l'église d'un blanc de neige de Santa Maria della Salute. Oui, il est vrai, nous savons trop bien tout cela, oui, il y a là les «oripeaux» d'une rhétorique redondante», mais celui qui écrivait ainsi sentait ainsi. Et nous aussi Venise nous émeut, et nous ne pouvons pas l'oublier.

J'ai coutume de rappeler la comparaison entre Saint-Marc et une paisible cathédrale anglaise, au chapitre IV du second volume, comme une des descriptions les mieux senties, les plus subtilement délicieuses de toute notre littérature. Quelles touches exquises pour parler de ce «mélange d'étroit formalisme et de sereine sublimité» qui vit à l'ombre de la Cathédrale! de ces joies faites de réclusion, de continuité, de douce somnolence; de l'influence de ces sombres tours sur les générations qui ont traversé la place solitaire ou qui les ont vues dominant au loin la plaine boisée! Et de là, voici que nous passons aux allées peuplées et sonores qui entourent Saint-Marc, avec leur coloration, leurs lampes, leurs vierges et la confusion des balcons, des pergolas et des auvents, jusqu'à ce que la vision même de l'église se dresse devant nous, avec la multitude de ses piliers et de ses dômes; monceau de richesses, partie or, partie perles et opales, ses cinq porches voûtés, plafonnés de mosaïques, revêtus de sculptures d'albâtre, clairs comme de l'ambre, délicats comme de l'ivoire. Vraiment, cela est surchargé comme une scène de banquet de Rubens. Mais comme cela est vu et comme cela est senti!

Et, plus loin, la tombe du Doge Andrea Dandolo dans le baptistère de Saint-Marc (vol. II), celle de Can Grande à Vérone (vol. III). Nous a-t-on jamais présenté un monument solennel avec plus de pathétique et sous une couleur aussi vraie! Des milliers de touristes qui vont maintenant chaque année les visiter, sur la foi de ce qu'en a dit Ruskin, auraient autrefois passé devant eux en se contentant d'un coup d'œil négligent et d'une phrase de guide. Et, comme toujours, quoiqu'il ait la prétention de s'attacher surtout aux Pierres de Venise, il y mêle ses considérations sur la peinture, sur Fra Angelico le Florentin, sur Rubens le Flamand qu'il exalte jusqu'aux étoiles, sur Murillo l'Espagnol, et Salvator Rosa l'Italien du sud, dont il ne parle que pour les dénoncer comme des hommes qui ont cherché le plaisir dans l'horrible et le dégoûtant; tout cela pour expliquer les Pierres de Venise! Mais telle est la manière de notre écrivain: et malgré toutes ses circonvolutions, ses excentricités et ses illusions elle est pleine de fascinations et profondément suggestive.

Le livre contient en outre des considérations très élevées d'édification morale et sociale: la vie même et le mode de travail de l'ouvrier constituent après tout l'essence de l'Art; on ne peut avoir que mépris pour ces artifices piteux par lesquels on imite sur le plâtre ou le sapin, le grain du bois et les veines du marbre; l'Éducation ne consiste pas à se gorger de faits et d'informations; la distinction de l'ornement vrai du faux, la variété dans l'ornementation, la dignité de la couleur pure, tout cela et mille autres choses qui nous sont suggérées font bien de ce livre ce que Carlyle disait Un sermon sur les pierres.

Dans le sixième chapitre du second volume se trouve un passage sur l'esclavage mental de l'ouvrier moderne qu'on pourrait prendre pour le credo, sinon pour le point de départ des idées de la nouvelle école industrielle. Cela est aussi puissamment exprimé que noblement pensé
    Des hommes ont pu être frappés, enchaînés, torturés, placés sous le joug comme des animaux, tués par milliers comme mouches en été, et cependant, en un sens, le meilleur même, rester libres. Mais étouffer d'âme au dedans d'eux, laisser se flétrir ou mutiler les branches nourricières de l'intelligence humaine et les laisser pourrir comme de vieux arbres étêtés, enfermer dans des sangles de cuir pour atteler au joug des machines cette chair et cette peau qui, après le travail du ver dans le cercueil, sont destinées à voir Dieu face à face, c'est là œuvre de maîtres d'esclaves; et il y aurait plus de vraie liberté en Angleterre, quand bien même un simple mot du lord féodal pourrait sacrifier des vies humaines; quand bien même les laboureurs torturés arroseraient de leur sang les sillons de ses champs, qu'il n'y en a lorsque ses multitudes animées servent pour ainsi dire de combustible à ses noires fabriques et que leurs forces sont chaque jour dépensées à produire plus de finesse dans les tissus, ou torturées pour créer des lignes plus exactes.

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