La technique et la chair - 1re partie
De l’ensarkosis logou à la critique de la société technicienne chez
Bernard Charbonneau, Jacques Ellul et Ivan Illich
Théologie et critique de la civilisation industrielle: Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale le théologien Karl Barth regrettait que la théologie n’ait pas accordé suffisamment d’importance à la question de l’incarnation et à ses implications morales ; il suggérait que cette négligence a contribué à l’indifférence des modernes à l’égard de notre corps "qui nous rattache suffisamment au monde des plantes et des animaux". Il y voyait aussi l’origine de "la grave dépréciation que l’œuvre humaine a subi" dans la société industrielle (1). Peut être pensait-il que si l’Occident chrétien avait accordé une plus grande importance à cette dimension de la révélation biblique, la civilisation moderne aurait pu prendre un autre cours. Or il est remarquable que le protestant Jacques Ellul, l’agnostique Bernard Charbonneau et le catholique Ivan Illich, se réfèrent aussi à cette notion d’incarnation comme à un des fondements de leur critique du monde industriel et de la société technicienne (2). Cependant, pour autant que je sache, aucun d’entre eux n’a pris la peine d’expliciter de manière approfondie ce rapport entre la question de l’incarnation et leur critique sociale (3). Pour le lecteur qui s’intéresse à la pensée de ces trois auteurs, ces allusions à la notion d’incarnation peuvent paraître bien vagues et déconcertantes. Les remarques qui suivent ont pour objectif de préciser ce rapport et de mieux comprendre pourquoi ces trois auteurs se sont adossés à cette notion d’incarnation pour critiquer la conception moderne de la liberté et le rapport au monde naturel qui en découle dans la civilisation industrielle. Pour cela il m’a semblé important de caractériser la vision du monde et la compréhension de la liberté qui découlent du caractère central de cette notion d’incarnation dans la théologie chrétienne traditionnelle ; puis j’ai cherché à dégager le lien entre cette vision du monde et la critique de la civilisation industrielle chez chacun de ces trois auteurs. Enfin je propose quelques réflexions plus philosophiques sur l’importance de la notion de chair pour réfléchir aux limites que l’on pourrait assigner aux technosciences.
Bien entendu je n’ai pas la prétention de définir ce que devrait être une pensée chrétienne orthodoxe. Il est clair, et l’histoire en témoigne suffisamment, que selon les sensibilités religieuses l’incarnation du Christ peut être interprétée de diverses manières. Il n’est que trop évident que du Christianisme sont issus des courants spirituels qui entretiennent la même méfiance à l’égard du corps et de la sensibilité ou bien la même indifférence à l’égard de la nature que certaines religions non chrétiennes. On peut même penser que ces courants sont ceux qui ont eu une grande influence dans l’histoire de l’Occident. Cependant, d’un même réservoir peuvent s’écouler des filets d’eau qui prendront des directions différentes pour irriguer et fertiliser des terroirs différents. Il s’agit ici seulement de suivre un de ces filets d’eau pour comprendre comment et pourquoi au vingtième siècle certains esprits ont cru pouvoir se référer à une certaine vision judéo-chrétienne de l’homme comme chair pour exprimer, voire pour légitimer leur révolte contre la civilisation industrielle. Ce faisant j’ai pris le risque de m’aventurer dans un domaine qui n’est pas le mien puisque je ne suis ni théologien ni croyant. S’il m’a semblé utile de m’engager sur ce terrain c’est pour deux motifs. D’abord pour mieux comprendre ce que ces trois auteurs, Charbonneau, Ellul et Illich, ont en commun. Ensuite, considérant que ces trois penseurs ont mis le doigt sur de vrais problèmes, j’espère ainsi mieux identifier certains des enjeux fondamentaux de la critique de la modernité industrielle. Cependant le lecteur ne doit pas oublier que faute de pouvoir m’appuyer sur des textes explicites, je ne peux proposer ici qu’une reconstruction qui a un caractère largement hypothétique. Et si, faute de compétences, ces quelques pages ne sont pas à la hauteur de mes objectifs, ce n’est pas bien grave : on peut toujours espérer que leur lecture donnera envie à quelqu’un de plus compétent que moi de reprendre la tâche et de la mener à son terme.
* *
Deux modèles de la perfection :
Libre comme l’air : Dans beaucoup de religions la perfection s’atteint par un mouvement de désincarnation : habité par une puissance surnaturelle, le chaman peut quitter son corps et évoluer dans le monde des esprits ; dans toutes les religions des saints peuvent voler, devenir immortels etc. Les mystiques veulent toutes affranchir le sujet de sa condition d’être vivant dans un corps soumis à des limites spatio-temporelles, que ce soit par l’extase, par la vision en Dieu, la contemplation du tout etc. Cette auto-déification par la désincarnation de l’esprit est aussi le but de bien des philosophies spéculatives qui invitent l’homme à libérer son esprit des contraintes, des imperfections et des limites de la pensée humaine grâce au pouvoir du concept. Ce désir de dépasser l’humain, de faire advenir le post-humain ou le trans-humain, c’est aussi un des moteurs de l’aventure technicienne (4). Ces divers modèles de la perfection humaine ont à leur source une même expérience, fort commune, de l’absence de liberté.
Constamment nous avons l’impression que notre volonté se heurte à la résistance que lui oppose la réalité. Non seulement nous sommes contraints de vivre dans un monde social peuplé de personnes dont les projets font obstacles aux nôtres, mais encore nous vivons dans un monde naturel dont l’inertie et le poids résistent à nos projets. Que ce soit hors de nous ou jusques en nous-mêmes dans l’expérience de l’effort et de la peine qui résultent de nos limites physiques, le monde du corps nous apparaît souvent comme cause d’imperfection et finalement de mort. L’expérience de la limite et de l’obstacle est donc toujours vécue comme un amoindrissement de notre liberté, comme une imperfection, et nous nous imaginons volontiers qu’être libre c’est abolir ce qui résiste à notre volonté et ce qui limite notre puissance. Au contraire je m’éprouve comme libre quand rien ne me résiste, quand je suis sans liens, qu’ils soient naturels ou sociaux. C’est pourquoi nous nous représentons spontanément la liberté totale sur le modèle de la toute-puissance qui fait partie des attributs de la perfection divine. Il n’est donc pas étonnant que pour bien des esprits la perfection consiste à être libéré de la nature, et se libérer consiste donc à défaire les liens qui lient l’esprit aux lois de la nature corporelle. Accéder à la liberté c’est acquérir la puissance mentale, intellectuelle ou physique de libérer l’esprit des diverses limites qui résultent du caractère naturel de l’existence et en particulier du lien qui l’attache au corps. Tout ce qui libère l’esprit des limites liées à l’incarnation de l’existence est donc vécu comme facteur de perfection. D’où la constance des symbolismes ascensionnels et de la valorisation de la transparence et de la verticalité dans les représentations de la perfection humaine. Cette représentation de la perfection peut susciter une grande méfiance à l’égard de la vie des sens qui nous enchaînent au monde. A l’opposé des représentations sacro-magiques d’un univers vivant, habité par des puissances avec lesquelles l’homme doit sans cesse composer, la valorisation d’une transcendance désincarnée peut également favoriser une profonde indifférence de la pensée morale à l’égard des dimensions sensibles de la vie quotidienne qui sont considérées comme contingentes. Un tel état d’esprit est peu favorable à une révolte devant le saccage de la nature et la dépersonnalisation de la vie quotidienne ; au contraire il peut tout à fait s’accommoder avec la fascination pour la puissance technique et conduire à saluer dans tout progrès de la puissance instrumentale le moyen d’affranchir l’esprit des servitudes d’une corporéité vécue comme obstacle.
Sur la terre comme au ciel : La religion juive puis la révélation chrétienne rompent avec cette aspiration à la perfection désincarnée. A une humanité obsédée par le désir d’échapper à sa condition ("vous serez comme des dieux…"), le Dieu de la Bible va donner aux hommes l’exemple d’une perfection inouïe – et scandaleuse – en s’incarnant dans ce monde, sans perdre de sa perfection. En effet de la naissance de Jésus la Bible dit "et le verbe se fit chair". Cette ensarkosis logou peut être interprétée de diverses manières. Par exemple une théologie du rachat présente couramment cette incarnation comme un sacrifice : afin de délivrer par ses souffrances les hommes du mal et des conséquences de leurs péchés Dieu consent à un amoindrissement et se fait homme sur terre pour y souffrir. Mais on peut comprendre autrement cette incarnation : au lieu d’y voir un amoindrissement on peut voir dans ce mouvement d’incarnation un accomplissement, une perfection suprême : le Verbe arrive enfin à se faire chair, à se réaliser concrètement dans ce monde. Jusque là les hommes pouvaient penser que la perfection qui réalise toutes les aspirations de l’esprit ne peut exister que dans un au delà du monde naturel. Jésus, en assumant la condition d’homme, donne aux hommes l’exemple de la pleine réalisation du spirituel dans ce monde. Comme au moment de la création, le Verbe n’est plus cantonné dans l’autre monde. L’idéal peut s’inscrire dans le réel, dans le temps et dans l’espace, dans la vie quotidienne ; en la personne de Jésus les hommes en ont l’exemple.
Désormais l’aspiration humaine à la perfection peut s’inscrire dans un espace spirituel nouveau. A la verticalité, la dimension du Père "qui est aux cieux", vient s’associer l’horizontalité, sanctifiée par le Fils. C’est pourquoi à ceux qui vivent dans ce monde il est dit : "Soyez parfait comme votre père dans les cieux est parfait". Sur cette terre il est possible de mener une vie sainte en mettant en pratique la loi d’amour. Il faut pour cela suivre l’exemple de Jésus qui a assumé totalement la condition humaine, qu’il s’agisse de la participation à des banquets bien arrosés ou de l’épreuve de l’agonie.
Etre le corps du Christ : Il est remarquable qu’au terme du récit de la passion, l’Evangile dit que le tombeau où avait été déposé le corps du Christ est trouvé vide. La disparition de ce corps a plusieurs conséquences.
Premièrement : elle atteste que Jésus est toujours vivant et qu’il siège désormais près du Père. Alors que dans beaucoup de religions le parfait abandonne à ce monde naturel sa "dépouille mortelle", comme si le corps était un obstacle à sa totale perfection, une chose inessentielle que l’on peut abandonner à ce monde, Jésus ressuscite avec son corps. On ne peut mieux sanctifier le corps !
Deuxièmement les hommes qui vivent sur Terre ne disposent plus d’un corps à momifier et adorer en un lieu spécial, comme celui de Pharaon ou de Lénine, pour entrer en relation avec la transcendance. Il leur est expressément enjoint de "ne plus chercher sur terre celui qui est aux cieux". Il leur est dit plutôt que "là où deux ou trois seront réunis en mon nom, mon esprit sera avec vous". Jésus n’a plus de corps sur Terre. Les hommes n’ont plus pour orienter leur désir de sainteté que l’inspiration de l’Esprit de Dieu.
Troisièmement, et par conséquent, il est conféré aux croyants une responsabilité nouvelle, puisqu’il leur est dit : "Vous êtes le corps du Christ". Sans prétendre épuiser la richesse symbolique de cette formule, on peut comprendre cette affirmation comme une injonction faite aux hommes de donner corps dans ce monde à l’esprit du Christ. C’est à chacun des hommes et à eux tous ensemble de faire en sorte que par leurs actes l’esprit de justice d’amour et de liberté trouve la force de s’inscrire dans le monde et de le changer. Faire que tous les jours le Verbe se fasse chair, donner corps et réalité dans ce monde, aux exigences de l’esprit, là est la sainteté, là est une nouvelle expérience de la perfection qui doit guider la liberté humaine.
Cette situation réoriente la vie religieuse des hommes non plus seulement vers le haut pour s’y évader mais vers la terre pour y réaliser les exigences de l’esprit en leur donnant un corps. Désormais la perfection ne va plus consister dans l’ascèse qui permet de se désincarner pour échapper au monde ainsi qu’aux puissances de la nature, du corps et de la société qui font obstacle aux exigences de l’esprit ; elle consiste à incarner l’esprit d’amour et de liberté ; incarner, c’est-à-dire le rendre actif, visible et réellement fort dans un monde naturel et social qui, laissé à lui-même, ne connaît que la puissance.
Les deux axes de la croix qui rappellent la mort et la résurrection du Christ rappellent aussi et par conséquent à chaque individu que – comme le Christ – il doit désormais vivre sa liberté à la croisée de deux exigences. D’un côté une exigence de verticalité, d’être en relation avec une vérité spirituelle qui n’est pas inscrite dans la nature ("mon royaume n’est pas de ce monde") et d’un autre coté une exigence d’horizontalité et de mise en pratique de la vérité dans ce monde, principalement à travers les rapports que nous entretenons avec notre prochain : là est le Royaume, là est le sens. Donner un corps aux exigences de l’esprit, voici la perfection. Cela, seul un homme, un esprit singulier vivant dans son corps individuel, peut l’accomplir. Et chaque fois qu’il le fait dans l’instant, il le fait aussi pour l’éternité (5). Ainsi l’accent mis par la Bible sur l’incarnation oriente donc la liberté de l’homme dans une nouvelle direction. Nous ne sommes plus invités à dépasser la condition de l’homme mais à la vivre totalement. Nous avons vu que dans la plupart des conceptions non chrétiennes de la perfection, l’expérience de la transcendance de l’esprit nourrissait une recherche de diverses formes de déliaison visant à annuler les liens qui font obstacle aux aspirations de l’esprit. C’est dans cette déliaison que consiste la liberté, et tout ce qui abolit ces obstacles et contribue à la désincarnation de l’homme est vécu comme facteur de libération. Or, dans une perspective qui, inspirée par l’exemple du Christ, reconnaît l’incarnation comme une dimension centrale de l’existence humaine, la sainteté n’est plus dans la déliaison mais plutôt dans l’acte d’incarnation de l’esprit et de ses valeurs. Voilà à quoi est appelée la liberté humaine. Et comme cette exigence d’incarnation ne connaît pas de limites, ce n’est plus seulement au cours de moments spéciaux de leur vie spirituelle que les hommes sont appelés à réaliser cette incarnation : désormais investis de la liberté des enfants de Dieu, c’est dans toutes les dimensions de leur vie, y compris de leur vie quotidienne qu’ils doivent agir pour donner un contenu concret à leurs valeurs. C’est donc à l’aune de l’expérience de la totalité de la vie quotidienne, telle que chaque individu peut en faire l’expérience, qu’il convient de juger la valeur des entreprises humaines : c’est à ses fruits que l’on reconnaît l’arbre.
* *
Liberté et incarnation chez Bernard Charbonneau : Toute la pensée de Charbonneau découle d’une conviction fondamentale, à savoir que la civilisation industrielle ne peut pas répondre de manière satisfaisante à deux besoins de l’homme : le besoin de nature et le besoin d’une action personnelle, autrement dit : de liberté. C’est pourquoi toute son œuvre est une invite à chercher un autre modèle de civilisation qui fasse sa place au besoin de nature et de liberté de l’homme. Or, c’est bien parce qu’il pense que l’incarnation est une dimension centrale de la condition de l’homme qu’il pense aussi que l’impossibilité de satisfaire ces besoins a pour effet la dépersonnalisation de l’existence. Comme il l’écrit dans Le système et le chaos, le "développement incontrôlé menace l’homme dont l’esprit s’incarne en un corps (6)".
Agnostique, Charbonneau se reconnaissait volontiers comme "post-chrétien". Par là il se définissait comme héritier non pas d’une conception mais d’une expérience de la liberté personnelle, dont il pensait qu’elle a été transmise à l’Occident par la tradition juive et la révélation chrétienne. Il savait aussi que sa pensée s’inscrit dans une longue tradition augustinienne de méditation sur l’existence. Fidèle à cette tradition, il laisse aux philosophes patentés l'élucidation des conditions transcendantales ou métaphysiques de la liberté : expliquer comment elle est conceptuellement possible dans un univers physique soumis au déterminisme, cela ne l'intéresse pas. Ce qui l'intéresse c’est de comprendre comment elle peut être vécue et, comme Kierkegaard, il est convaincu qu’il n’y a pas de système de l’existence : "la réalité de la liberté n’est pas dans les preuves de la science et de la philosophie – elles te l’assureraient que tu l’aurais déjà perdue – mais dans la personne vivante" (7). C’est pourquoi, alors que le souci d’incarnation sous-tend toute l’oeuvre de Charbonneau, ce dernier ne s’est pas préoccupé d’élucider conceptuellement cette notion.
Ce n’est que vers la fin de sa vie qu’il est devenu plus explicite. Deux textes inédits apportent un éclairage précieux sur la centralité des notions d’incarnation et d’individualité, qui d’ailleurs sont pour Charbonneau inséparables : le premier est une étude d’une trentaine de pages intitulée Nicolas Berdiaeff : le chrétien, individu ou personne ? Il s’agit d’un des rares textes dans lesquels Charbonneau propose une explicitation "philosophique" de sa conception de la personne et de la réalisation de la liberté dans l’individu. Ce texte constitue le troisième chapitre de l’opuscule Quatre témoins de la liberté : Rousseau, Montaigne, Berdiaeff, Dostoïevski (104 p.). Le deuxième texte, de trois pages seulement, intitulé "Incarner", atteste bien de la centralité des notions d’incarnation et de chair dans la pensée de Charbonneau. Il conclut le bref opuscule Trois pas vers la liberté (9 p.) rédigé par Charbonneau peu de temps avant sa mort en guise de postface à l’ensemble de son oeuvre.
Pour cet auteur l’incarnation est donc une dimension centrale de l’existence. Etre libre c’est, précisément, accepter et non fuir la tension entre un impératif spirituel et les difficultés à l’incarner dans la nature et dans la société. Or cela seul un individu peut le réaliser dans sa vie : "entre le réel et la terre, entre l'idéal et le réel, il faut un médiateur et il n’y en pas d’autre qu’un homme ; pour s’incarner l’esprit n’a jamais usé d’autre biais" (8). Il en résulte que pour l’homme le rêve d’une liberté totale est littéralement insensé car la liberté ne peut être un état ; elle consiste en un effort de libération qui aboutit plus ou moins (9).
C’est pourquoi Charbonneau ne cesse d’affirmer qu’une pensée qui n’est pas mise en pratique dans la vie quotidienne est dérisoire et par conséquent que rien de ce que vit l’individu n’est insignifiant puisque chaque circonstance de la vie quotidienne est l’occasion pour chacun d’entre nous de mettre en pratique nos valeurs.
Par ailleurs si Charbonneau est convaincu qu’il est vital pour la pensée de se traduire par des actes qui lui donnent une réalité matérielle, il est également convaincu que parce que l’homme est un être de chair, les conditions matérielles dans lesquelles il vit sont de la plus haute importance spirituelle. Comme il est attentif à la globalité de la personne il se refuse à privilégier certaines conditions matérielles au détriment des autres. Par exemple pour juger l’appareil productif d’une société il faut tenir compte non seulement du niveau de consommation mais aussi des conditions qui sont faites à la sensibilité dans la vie quotidienne.
C’est ce sens de l’incarnation qui en politique a conduit Charbonneau à répudier les théories libérales ou socialistes, qui réduisent l'expérience de la liberté à son concept et à des conditions isolables, coupées de leur fondement, c'est-à-dire de l'expérience vivante du sujet. C’est aussi ce qu’il reproche à la fascination moderne pour l’efficacité économique ou technique. De telles démarches sont fondées sur une représentation abstraite de la vie et, au nom d’une conception désincarnée de la liberté, s’accommodent trop facilement de la dépersonnalisation de la vie par la science, la technique, l’Etat, l'économie. Ce sont ces diverses formes de dépersonnalisation de l’existence que Charbonneau décrit et analyse dans ses livres. Il montre comment la croissance des moyens et le progrès de l’efficacité, qui jusqu’à un certain point favorisent la liberté, ont pour contrepartie une autonomisation des structures qui favorise la montée, dans tous les domaines, des dégâts du progrès. Dégâts écologiques, politiques et sociaux, mais également spirituels. En effet, qu’il s’agisse du progrès de l’organisation institutionnelle ou de celui de la puissance technique et industrielle, il arrive un moment où la croissance des appareils prive chaque individu de la possibilité d’incarner ses valeurs dans ses actions concrètes. La guerre totale, l’arme absolue, le totalitarisme aussi bien que la dévastation écologique de la planète sont le résultat de "la terrible logique de la science et de l’Etat abandonnés à eux-mêmes (10)". Evoquant le danger nucléaire il écrit : "La fin de la terre des hommes serait la conclusion d’une désincarnation progressive ; la passion de connaître pour connaître et celle de dominer pour dominer se seraient conjuguées avec le recul progressif de l’esprit devant le monde. La force fuyant l’esprit, l’esprit fuyant la force, plus vertigineusement que peuvent se fuir les nébuleuses (11)." Méditant sur la montée en puissance des appareils et en particulier de l’Etat, qui caractérise le monde moderne, il constate que "De ma pensée à cette réalité la distance est telle que je me condamne à une pensée désincarnée et une pensée sur l’Etat ne peut être mue que par un tout puissant impératif d’incarnation (12)." Pour résister à cette dépersonnalisation Charbonneau estime qu’une critique purement intellectuelle ou scientifique ne suffit pas. Car même si elle suscite une action, cette action sera inspirée par des raisons partielles et sera donc dangereusement unilatérale. La critique et la résistance ne sont possibles que si elles sont nourries par l’amour de la vie et l’attention à toutes les formes de bonheur que la vie sensible nous apporte. Tel est le terreau existentiel dans lequel s’enracine l’appel de Charbonneau à associer nos libertés pour maîtriser la "Grande Mue" qui, selon lui, résulte de la montée en puissance de la science et de la technique.
C’est ainsi, par exemple, que la critique charbonnienne de l’industrialisation de l’agriculture découle de cette conviction qu’il ne saurait y avoir de liberté qu’incarnée, que c’est en s’incarnant que la liberté est portée à son plus haut point et que c’est dans les tâches apparemment les plus humbles que doivent prendre corps les aspirations de l’esprit. C’est pourquoi la forme et les modalités de la relation que l’homme entretient avec la terre constituent un enjeu humain essentiel et ne doivent pas être abandonnée aux seules lois de l’efficacité technique et de la rentabilité. Au contraire : il faut juger l’innovation agricole non seulement en fonction des gains de productivité mais aussi en fonction des diverses conséquences qui en résultent pour la totalité de la personne et il n’hésite pas à aborder le problème agricole du point de vue de la vie quotidienne sensible. S’il défend un mode paysan (ce qui ne veut pas nécessairement dire traditionnel) d’agriculture ce n’est pas seulement pour préserver la biodiversité ou les grands équilibre écologiques de la planète, c’est d’abord parce qu’il éprouve un attachement charnel à la beauté, à l’harmonie et à la diversité des paysages qu'elle produit. La beauté et la diversité des campagnes donne l’exemple d’un accord, d’un compromis réussi et partout différent entre les exigences de l’esprit humain et les contraintes naturelles. A l’opposé, la diffusion de l’agriculture industrielle a pour effet la banalisation et l’uniformisation des paysages et des sociétés locales, l’affadissement des nourritures, la monotonie du travail : autant de formes d’appauvrissement de la vie sensible qui résultent d’une exploitation destructrice des ressources naturelles et qui lui paraissent le contraire d’un véritable progrès.
L’humiliation de la chair chez Ivan Illich : Illich est très connu pour sa critique acerbe des professions et des institutions : de l’Ecole, de la Santé et des transports. Ces critiques particulières sont autant de volets d’une critique plus globale de ce que les américains ont dénommé le technological fix, c'est-à-dire la mise en place de procédures techniques chargées de répondre par des procédures professionnalisées au problèmes posés en premier lieu par le progrès technique. Ivan Illich fait deux reproches complémentaires à la civilisation industrielle et technicienne : premièrement la prolifération des spécialistes et des professionnels prive les personnes et les groupes de la capacité de maîtriser leur vie quotidienne ; deuxièmement elle ôte aux hommes la capacité à orienter leur action en fonction de leur expérience du monde, expérience qui est d’abord sensible et charnelle.
La raison technique, comme la raison économique et l’institution rationnelle ne peut se déployer qu’en ignorant l’unité charnelle de la vie et l’importance du symbolique. La contre-productivité et l’hétéronomie produite par les techniques et les institutions professionnalisées, jouissant au nom de leur technicité de ce qu’Illich appelle un monopole radical, sont les effets – ou les symptômes – de ce décalage entre le mode d’être au monde humain, et les représentations conceptuelles et rationalisées, auxquelles les modernes ont recours pour expliquer et organiser leur vie. Prolongeant les intuitions de la phénoménologie, Illich s’attache à montrer que le type de rationalité qui se répand avec la civilisation technicienne et industrielle désincarne le monde vécu pour mieux opérationnaliser le réel.
Le déploiement du monde de la technique requiert la dévalorisation du corps et de l’expérience sensible. Or celle-ci fonde des savoirs qui sont souvent plus riches, et complexes et surtout plus appropriables que les savoirs "scientifiques ou techniques", ou provisoirement certifiés comme tels, savoirs qui sont fondés sur une l’expérience soi-disant objective mais nécessairement toujours partielle, fondée en dernier recours sur la mise à l’écart de certaines dimensions du monde vécu. De tels savoir sont forcément spécialisés et incompréhensibles par le non spécialiste. D’où deux types de problèmes qui ne peuvent que s’aggraver avec la civilisation technicienne: d’une part la contre-productivité fréquente de ces savoirs et de ces techniques lorsque leur puissance et leur diffusion dépassent un certain seuil. Au-delà de ce seuil leur partialité, qui rend possible leur efficacité, a des effets inévitablement destructeurs. D’autre part Illich s’est longuement attaché à montrer la perte d’autonomie ainsi que la diffusion d’une culture de la dépendance qui résultent du progrès de ces techniques. On voit que pour Illich la question du corps propre et celle de l’appropriation des savoirs et des pouvoirs sont solidaires. C’est pourquoi il nous invite à évaluer les techniques en fonction de deux critères : quelles sont leurs conséquences sur l’autonomie des individus et des groupes, et quelles sont leurs conséquences sur la vie du corps ?
Pour répondre à cette seconde question, influencé semble t-il par la philosophie néo-thomiste de Jacques Maritain, Illich semble parfois inscrire sa pensée dans l’optique d’une conception essentialiste de la nature humaine et dénoncer l’altération des fonctions du corps comme une sorte de péché contre l’ordre de la création, ce qui se traduit par l’apparition dans certains textes de qualificatifs tels qu’ innommable, diabolique, monstrueux etc. Mais il n’en reste pas là et dans d’autres passages sa critique de l’intempérance technicienne et de la dépersonnalisation de la vie qui en découle se fonde sur une approche plus existentielle et phénoménologique des effets de la technique moderne. Plusieurs de ses textes s’attachent à montrer comment certaines innovation techniques et le rapport au monde qu’elles instaurent, peuvent d’un même mouvement nous priver de l’usage de notre corps et d’un rapport charnel au monde, des connaissances appropriables qui en découlent et enfin d’une prise personnelle sur notre existence.
Ivan Illich était prêtre et c’est volontairement qu’il n’a pas exprimé publiquement les fondements théologiques de sa critique sociale car, dit-il, "dans la tradition la plus récente de l’Eglise Catholique Romaine, celui qui prétend parler comme théologien se revêt de l’autorité que lui confère la hiérarchie. Je ne prétends pas être investi de ce mandat (13)." Cependant, comme le montrent Jean Robert et Valentine Borremans (14) la critique illichienne de la technique s’enracine bien dans une pensée de l’incarnation. Barbara Duden (15) confirme elle aussi cette interprétation de la pensée illichienne. Elle montre que ce thème de la chair sous-tend l’œuvre écrite d’Illich et que, par exemple, pour ce dernier il serait impossible de comprendre l’avènement de la conception moderne de la santé, et même la conception post-moderne du moi, sans une mise en perspective historique de la notion de chair et de sa décomposition culturelle. Mais elle souligne également le fait qu’Illich traite de la chair de manière "apophatique", c'est-à-dire en creux, de la même manière que l’on parle de Dieu dans la tradition de la théologie négative, en disant non ce qu’il est (et qui échappe au pouvoir de nos concepts) mais ce qu’il n’est pas. Selon Barbara Duden cette réserve s’explique par le fait que "pour lui la chair nous oriente inexorablement vers l’Incarnation, vers le mystère qui est dans le monde de sa foi, et en fin de compte vers la Croix". Au fond, ce qu’Illich reproche au technicisme occidental c’est d’avoir trahi le mystère de l’Incarnation (16) et de la nécessaire proportionnalité – on pourrait dire aussi de l’union, au sens conjugal, ou encore du bon accord – entre le verbe et la chair, proportionnalité qui, selon lui, doit orienter la vie humaine et dans toutes ses dimensions. Dans cette perspective il est important pour Illich que le corps propre et son expérience sensible du réel soit le principal médiateur de notre rapport à la réalité. L’homme est chair et c’est en tant que chair que nous le rencontrons. Or précisément la technicisation de l’existence a pour contrepartie la rupture de cette union entre l’esprit (le verbe) et la chair, union qui selon lui est pourtant constitutive de notre humanité. Illich voit même dans la vocation techniciste de l’Occident le fruit du rejet de ce moi de chair qu’il a hérité de la Bible. La modernité progresse en procédant à une désincarnation croissante de l’existence et c’est pour cela qu’il en résulte une dépersonnalisation croissante de la vie et une perte croissante de maîtrise sur notre vie quotidienne, et donc de liberté.
Par exemple, à travers une phénoménologie de la technique de la lecture silencieuse, qui s’est développée en occident à partir du douzième siècle, Illich diagnostique que c’est bien la trahison de l’incarnation qui a ouvert la voie à deux possibilités symétriques de corruption : d’un côté une désincarnation sans précédent de la parole et donc de la pensée, libérée de son ancrage charnel ; d’un autre côté – et réciproquement – une "incarnation perverse" qui conduit à vouloir donner un statut de réalité concrète et autonome à des concepts chargés ensuite d’organiser notre relation au réel. Dans plusieurs textes Illich s’attache à montrer que cette "incarnation perverse d’entités sans chair" caractérise le monde moderne. Comme le soulignent Valentine Borremans et Jean Robert, commençant avec l’âge de la vitesse, elle s’accélère en la multiplication de fausses concrétudes et de pseudo-percepts et culmine en une transformation technogène, c'est-à-dire assistée par la Technique, du sens de la matière. La trahison de l’incarnation prend donc deux formes observables : une lente désincarnation historique de la pensée et, plus récemment, une pseudo-incarnation technogène d’entités intrinsèquement dépourvues de chair que nous utilisons pour penser le corps ou bien la société, et pour agir sur eux. Cette inversion des rapports entre le verbe et la chair favorise forcément une instrumentalisation du corps et plus largement de tout donné naturel et social qui doit être subordonné à des modèles abstraits de connaissance et d’opérativité technique. Ainsi Illich se préoccupe de la désincarnation de la perception de soi qui résulte de la médicalisation des arrangements sociaux et des normes culturelles (17). Plus généralement encore, c’est bien l’expérience de la désincarnation qui lui semble caractériser le mieux le passage du monde préindustriel à la modernité technicienne (18). C’est dans ce fond spirituel que s’enracinent les maux qui caractérisent selon Illich le monde moderne et qu’il subsume par l’expression humiliation de la chair : la dépersonnalisation de l’existence, la disqualification des savoirs vernaculaires appropriables, la gestion technocratique de la vie par des professionnels spécialisés, la perte de maîtrise sur la vie quotidienne (19). Alors que l’idéologie progressiste et scientiste est fascinée par le développement de la puissance collective que la science et la technique donnent à l’humanité sur tout ce qui est corporel, ce même soucis de l’incarnation conduit Illich à insister sur la nécessité d’une maîtrise personnelle de nos outils, qu’ils soient techniques, institutionnels ou intellectuels. Pour que l’outil soit digne de ce nom, il faut que ses fins et son utilisation conservent un certain caractère personnel. Comme Charbonneau, et pour les mêmes raisons, Illich considère qu’un des critères de l’évaluation des techniques c’est de savoir si elles augmentent la maîtrise responsable et donc la liberté des personnes, des individus concrets. Or, selon Illich, à l’Age des Systèmes on assiste au démantèlement des fins personnelles. A partir de 1980 les écrits d’Illich peuvent être interprétés comme l’exploration des effets historiques, démontrables et datables, de ces deux versants d’une trahison spécifiquement chrétienne et occidentale de l’exigence d’incarnation, du mystère de la chair, de l’union et de l’esprit et du corps qui est au centre du christianisme.
L’incarnation chez Jacques Ellul :
Dans Présence au monde moderne (20), Ellul expose les grandes lignes de sa conception d’une éthique chrétienne pour un monde moderne dominé par la puissance de la technique et de l’Etat. Il s’agit d’un de ses rares ouvrages qui fait explicitement le lien entre d’un côté sa pensée religieuse et d’un autre côté sa pensée sociale et sa critique de la technique moderne, alors que dans la plupart de ses livres il s’est volontairement appliqué à dissocier ces deux volets de son oeuvre. Dès le début de cet ouvrage Ellul inscrit sa réflexion dans l’horizon de l’incarnation. "Dieu s’est incarné, ce n’est pas pour que nous le désincarnions" (p. 16) d’où la nécessité pour chaque croyant de ne pas dissocier sa situation matérielle de sa situation spirituelle. La foi nous impose la responsabilité d’incarner les valeurs spirituelles dans le domaine matériel et plus généralement dans le monde"[...] "auquel nous ne devons pas échapper" (p. 19). En particulier Ellul rejette vigoureusement les doctrines évolutionnistes du salut qui croient à une "apparition progressive [du royaume], ascension de l’humanité vers Dieu" (p. 113). C’est donc cette exigence d’incarnation qui pousse Ellul à chercher à construire "une civilisation à hauteur d’homme" (p. 31). Or notre civilisation technicienne n’est pas à la hauteur de cet homme de chair. La croissance de ses moyens économiques, scientifiques et techniques est fondée sur une abstraction qui sacrifie l’homme concret, à l’homme idéal : "Ainsi l’homme vivant, concret, l’homme de la rue, est soumis aux moyens qui doivent assurer le bonheur à l’abstraction homme. L’homme des philosophes et des politiciens, qui n’existe pas, est la seule fin de cette prodigieuse aventure qui fait la misère de l’homme de chair et de sang, et le transforme partout en moyen" (p. 83). Cette attention à la condition incarnée de l’homme conduit Ellul à refuser toute dissociation entre moyens et fins. "Dans l’œuvre de Dieu la fin et les moyens sont identifiés [...] Jésus-Christ dans son incarnation apparaît comme le moyen de Dieu, pour le salut de l’homme, et pour l’établissement du Royaume de Dieu. Mais là où est Jésus-Christ là est aussi ce salut et ce royaume" (p. 104 ).
L’incarnation du Verbe en Christ donne donc aux hommes un modèle. L’action des hommes, elle aussi, doit chercher à unir le matériel et le spirituel. De ce que le Verbe s’est fait chair il résulte que toute action doit, aussi bien dans l’esprit et les gestes de celui qui la met en œuvre que dans tous ses effets concrets, incarner le Verbe et ses exigences. Pour qu’une action soit bonne il faut que sa finalité soit incorporée non seulement dans ses effets mais aussi dans l’agent et dans les moyens. Une action efficace mise en œuvre par quelqu'un qui ne sait pas ce qu’il fait, qui est réduit au rang d’instrument irresponsable, ne peut être bonne: "ce qui compte ce ne sont pas nos instruments et nos institutions mais nous-mêmes…" (p. 105). C’est là un principe qu’Ellul répète inlassablement dans nombre de ses livres, à savoir que les moyens doivent être toujours conformes aux fins et qu’on ne peut réaliser des fins justes par des moyens injustes. Le moyen doit être lui aussi une fin et il faut que l’action par laquelle nous mettons ce moyen en œuvre soit elle-même juste dans toutes ses dimensions concrètes. C’est seulement par un processus de désincarnation (qui est au cœur de l’aventure techniciste occidentale) que l’on peut s’imaginer qu’une action peut être justifiée par ses fins. On ne peut moralement justifier le recours à un type d’action qui a des effets négatifs sur l’homme (par exemple le travail à la chaîne, la dépersonnalisation administrative ou la violence politique) par la fin qu’il prétend servir: "… nous sommes amenés à dénier le caractère de moyen à toute l’activité purement humaine, à tout ce travail de l’homme qui occupe aujourd’hui notre champ de vision" (p. 116). Une action qui amoindrit le sujet ou qui dégrade son objet, quelle que soit sa finalité ultime, est mauvaise.
Si donc l’on prend l’incarnation au sérieux il découle que nos actes, tous nos actes et dans tous leurs effets, doivent incarner nos valeurs. Cette exigence n’est pas du tout originale, mais l’originalité d’Ellul consiste à la prendre au sérieux dans toute sa radicalité pour en faire le critère d’une évaluation sans concession de la dépersonnalisation de la vie quotidienne moderne, ce qui le conduit à sa critique de l’Etat et de la technique modernes. Il montre alors comment l’appareillage technique et institutionnel de la société moderne tend à s’autonomiser, ce qui est contradictoire avec exigence d’unité personnelle de la fin et des moyens qui découle de l’incarnation. De ce refus de dissocier fins et moyens Ellul souligne "la conséquence que les chrétiens doivent mettre en pratique, c’est qu’actuellement il s’agit d’être et non pas d’agir" (p. 119). Ellul insiste en effet à plusieurs reprises sur la primauté de la vie par rapport à l’action: "Dans une civilisation qui ne sait plus ce que c’est que la vie, tout ce que peut faire d’utile un chrétien, c’est précisément de vivre, et la vie comprise dans la foi a une puissance explosive extraordinaire ; nous ne le savons plus parce que nous ne croyons plus qu’à l’efficience, et que la vie n’est pas efficiente. Elle peut – et elle seule – provoquer l’éclatement du monde moderne en faisant apparaître aux yeux de tous l’inefficacité des techniques"(p. 124); "Il s’agit donc de retrouver tout ce que signifie la plénitude de la vie personnelle pour un homme planté sur ses pieds, au milieu du monde…" (p. 125). C’est donc de cet accent mis sur l’incarnation dans le Christ comme dans la vie de l’homme que découle pour Ellul la nécessité de soumettre les techniques et les institutions à un jugement qui leur assigne une place dans la vie de l’homme ainsi que des limites.
Ellul insiste beaucoup moins que Charbonneau sur l’importance des dimensions sensibles du rapport charnel au monde naturel. Par contre le même souci d’incarnation sous-tend sa réflexion sur le monde social et en particulier sur les genres de relations de pouvoir et de communication qui s’établissent entre les hommes. Ainsi dans La parole humiliée, il aborde la question de la désincarnation de l’expérience du sens dans des termes très proches de ceux d’Illich.
Par ailleurs ce souci de l’incarnation conduit Ellul à affirmer la centralité de l’individu, sanctifiée par l’exemple de l’individualité du Christ. Dieu s’est incarné comme individu situé dans l’espace et dans l’histoire : l’individualité est donc une dimension essentielle, sanctifiée, de notre humanité. La vie de Jésus donne le modèle accompli de l’incarnation des vérités spirituelles par leur mise en pratique. Cela, seul un individu peut le faire. Et cette mise en pratique des vérités spirituelles doit donc passer par l’action individuelle et doit être de la responsabilité de chaque individu. Il ne suffit pas qu’une technique ou une institution soit impersonnellement efficace, produise automatiquement tel ou tel effet, pour qu’elle soit bonne. Elle doit en outre laisser à chaque individu la possibilité d’être responsable de ses actes pour qu’on puisse dire qu’elle est vraiment bonne. De cette exigence d’incarnation Ellul souligne diverses conséquences :
Premièrement : Il résulte de l’unité charnelle de l’être humain que les hommes doivent mettre en œuvre cette exigence d’incarnation dans toutes les dimensions de leur vie. Ainsi pour ce qui est des relations de pouvoir il faut être attentif non seulement aux formes politiques mais aussi aux formes non-politiques de domination. Cela suppose que l’on accorde une grande importance aux structures de la vie quotidienne pour appréhender les phénomènes de pouvoir qui s’y déploient.
Deuxièmement : Le souci d’unité entre la pensée et l’action motive la réflexion socio-politique d’Ellul et toute son œuvre met l’accent sur l’exigence d’autonomie personnelle comme condition et réalisation de la liberté. C’est par l’action de chacun que le verbe de Dieu s’incarne dans le monde. D’où l’importance dans la pensée politique d’Ellul de la notion de chacun, "chaque un" (21). Chaque homme est appelé à agir, décider. Très tôt Ellul s’est demandé comment vivre de manière à pouvoir être responsable de ses actes, alors que la société moderne dépersonnalise l’action. Dans les Directives pour un manifeste personnaliste (22), texte rédigé en 1937 avec Charbonneau, Ellul se révolte contre la dépersonnalisation de l’action et l’anonymat qui résultent du fonctionnement normal des institutions administratives, économiques et techniques de la société moderne. Il s’obstine à évaluer les institutions et les techniques non seulement en termes d’efficacité mais aussi –et surtout – en fonction des conséquences qui en résultent pour la maîtrise de chacun sur ses conditions de vie concrètes ; quelle place la civilisation technicienne laisse-t-elle au pouvoir de décision de chacun ? Pour lui, tout ce qui réduit cette maîtrise dans la vie quotidienne est un mal. "Nous sentions la nécessité de proclamer certaines valeurs et d’incarner certaines forces". Mais alors que "le problème personnel consistait à se demander si nous pouvions incarner la nécessité que nous sentions en nous", nulle part il n’était plus question de vivre sa pensée et de penser son action, mais seulement de penser tout court et de gagner sa vie tout court". Face à une civilisation qui institutionnalise et porte à l’extrême la scission du matériel et du spirituel, Ellul se soucie d’instaurer des conditions de vie qui soient concrètement compatibles avec l’exigence de responsabilité personnelle de l’individu dans tous les domaines de sa vie.
Troisièmement : Les orientations spirituelles et morales doivent se traduire d’abord par le souci du style de vie. L’objectif de changer la vie doit pouvoir se traduire dans toutes les actions de la vie quotidienne. La vie privée est aussi importante que l’action politique.
La technique et la chair: 2e partie
Notes
1. Karl Barth, L’humanité de Dieu, traduction française de Jacques de Senarclens, Genève, Labor et Fides, 1956, pp. 34-35.
2. Voir les textes suivants : « A la rigueur nous pouvions entrer dans la perspective d’un personnalisme, dégagé de l’individualisme du XIXeme siècle, retrouvant les dimensions essentielles de l’homme, insistant sur l’unité de l’être humain, sur l’incarnation, sur l’engagement en fonction d’une décision personnelle vraiment choisie... » (Jacques Ellul, « Introduction à la pensée de Bernard Charbonneau » in revue Ouvertures, Cahiers du Sud-Ouest, n° 7, 1985, p. 41). Pour éclairer cette référence je me suis reporté à un des premiers écrits théologiques d’Ellul : Présence au monde moderne, dont je citerai quelques passages dans la suite de cette étude. Mais même dans ce livre où Ellul voulait exposer les fondements théologiques de sa critique sociale, le lien entre d’un côté la critique de la technique et de l’Etat et d’un autre côté la notion d’incarnation reste plus affirmé qu’expliqué. Voir aussi Jean Robert, En mémoire d’Ivan Illich, Cuernavaca, décembre 2002, texte diffusé par le Cercle des lecteurs d’Ivan Illich, Lausanne, 2003; et Ivan Illich, « La perte du monde et de la chair », in La perte des sens, traduit de l’allemand par Jean Robert, Paris, Fayard, 2004.
Tous ces textes restent allusifs et j’ignore si Karl Barth est allé plus loin qu’eux.
3. Un autre critique de la civilisation industrielle l’a fait de manière plus explicite, c’est Hans Jonas. De l’étude de la gnose à son éthique environnementaliste, en passant par sa philosophie de l’organisme, la question de l’incarnation a toujours été un des fils conducteurs de sa pensée.
4. Voir les ouvrages de Jean Brun, en particulier Le rêve et la machine, Paris, La Table ronde, 1992.
5. « Celui qui a compris ces paroles et les met en pratique, celui-là a bâti sa maison sur le roc». Voir le journal personnaliste Hic et nunc, brièvement publié dans les années trente par un des fondateurs historiques du mouvement écologiste : Denis de Rougemont, auteur de Penser avec les mains.
6. Bernard Charbonneau, Le système et le chaos, Paris, Economica, 1990, p. 128.
7. Bernard Charbonneau, Je Fus, Bordeaux, Opales, 2000, p. 140.
8. Je Fus, p. 12.
9. Bernard Charbonneau, Le sens, texte inédit.
10. Bernard Charbonneau, L’Etat, Paris, Economica, 1987, p. 421.
11. Op. cit., p. 422.
12. Op. cit., p. 10.
13. Cité par Valentine Borremans et Jean Robert, in préface aux Œuvres Complètes d’Ivan Illich, vol. 1, Paris, Fayard, 2004. Les présentes remarques sur la pensée d’Illich doivent beaucoup à ce texte très pénétrant ainsi qu’à l’étude de Barbara Duden citée ci-après.
14. Op. cit.
15. Barbara Duden, "The quest for past somatics", in Lee Hoinacki and Carl Mitcham, dir., The challenges of Ivan Illich, State University of New York Press, 2002.
16. Charbonneau formule le même reproche dans des termes très proches. Il parle lui aussi de trahison. De même on trouve chez ces deux auteurs l’idée que seule la conscience aiguë de la liberté (héritée du Christianisme) a pu conduire à une entreprise qui débouche la négation radicale de la liberté. Ce qu’Illich exprime en utilisant la formule théologique selon laquelle Corruptio optimi quae est pessima, Charbonneau l’exprime aussi par la formule La liberté seule peut justifier sa négation. (Je fus, p. 195)
17. Ivan Illich, « La société amortelle », in La perte des sens, p. 277.
18. Ivan Illich, « La perte du monde et de la chair », in La perte des sens, p. 355.
19. Déjà dans les années trente le personnaliste Denis de Rougemont, ami de Charbonneau et d’Ellul, critiquait cette désincarnation de la pensée dans son livre Penser avec les mains (1936).
20. Jacques Ellul, Présence au monde moderne, Genève, Roulet, 1948.
21. À relier peut-être avec sa conception de l’universalité du salut.
22. Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, Directives pour un manifeste personnaliste, Journal intérieur des groupes personnalistes du Sud Ouest, 1937.