Giorgione de Castelfranco, peintre vénitien
Traduction nouvelle de la vie de Giorgione da Castelfranco pittore viniziano, par Giorgio Vasari, auteur des Vite de’ piu eccellenti Pittori, Scultori et Architettori. D'après l'édition Giuntana de 1568 disponible sur le site de l'École Normale Supérieure de Pise.
À la même époque où les oeuvres de Léonard attiraient sur Florence la plus grande gloire, Venise s'était acquise une renommée semblable par le génie et les nombreuses réalisations d'un de ses citoyens, qui surpassa non seulement les Bellini, que les Vénétiens tenaient en si haute estime, mais tous les artistes vénétiens de quelque époque qu'ils fussent.
Giorgione naquit à Castelfranco, dans le Trévisan, en l'an 1478, alors que Giovanni Mozenigo, frère du Doge Piero, était doge de Venise. À cause de son agréable physionomie et de sa grandeur d'âme, il fut connu plus tard sous le nom de Giorgione; et bien qu'il fut d'origine très humble, il fut toujours un homme aimable et courtois. Il fut élevé à Venise. Très porté sur les choses de l'amour et amateur de luth, il chantait et s'accompagnait si bien de cet instrument qu'on l'engageait souvent à l'occasion de concerts ou réunions de la noblesse vénitienne.
Il étudia le dessin avec un vif plaisir, et fut favorisé en cet art par la nature; admirateur des beautés de la nature il ne voulait représenter dans ses oeuvres que ce qu'il pouvait peindre d'après nature. Il imita et reproduisit si bien la nature qu'on dit de lui non seulement qu'il avait surpassé en ce domaine Gentile et Giovanni Bellini, mais aussi qu'il rivalisait avec les peintres toscans, les créateurs de la manière moderne.
Il avait vu plusieurs oeuvres de Léonard et leurs subtiles transitions de tons et de couleurs, voilées par des ombrages d'une grande douceur. Ce style eut une telle influence sur lui qu'il lui servit de guide tout au long de sa carrière et l'imita sans cesse dans ses peintures à l'huile. Artisan accompli, Giorgione rechercha toujours les sujets les plus beaux et les plus variés pour ses tableaux. La nature lui fit don d'un grand discernement et d'un grand talent; ses tableaux à l'huile et ses fresques sont remplis de formes vivantes et de sujets variés, peints d'une manière si douce, si harmonieuse, et si subtilement ombragés et fondus les uns dans les autres que plusieurs parmi les plus grands artistes de l'époque considéraient qu'il était né pour infuser la vie dans les figures et contrefaire la fraîcheur des tons de la chair mieux que tout autre artiste, à Venise ou ailleurs.
À ses débuts à Venise, Giorgione peignit des Madones et des portraits pleins de naturel, de vivacité et de beauté, comme on peut le voir par ces trois admirables têtes peintes à l'huile, conservées dans le cabinet Grimani, patriarche d'Aquilée. Une de celles-ci, représentant David, les cheveux longs tombant sur les épaules comme le voulait la mode de l'époque, peint avec beaucoup de vigueur et de réalisme, serait, dit-on, un autoportrait de Giorgione. Sa poitrine est protégée par une armure et il tient dans son bras la tête de Goliath. La seconde tête, plus grande, est un portrait d'un commandeur tenant à la main un béret rouge et portant sur son armure une cape de fourrure à la manière antique; on croit qu'il s'agirait un général en exercice. La troisième est un magnifique portrait d'un jeune garçon dont les cheveux sont d'une grande finesse. Ces ouvrages témoignent de l'excellence qu'atteignit Giorgione et aussi de l'affection que leur vouait le patriarche qui, à son grand mérite, les a conservés préciseusement et amoureusement.
À Florence, de sa propre main, se trouve dans la maison des fils de Giovanni Borgherini, le portrait de Giovanni peint lorsqu'il était jeune homme à Venise,et dans ce même tableau, son précepteur; on ne saurait voir de plus belles carnations ou de teintes d'ombres. Dans la maison d'Anton de' Nobili se trouve un autre portrait d'un homme en armure, très vivant et animé, que l'on dit être un des capitaines que Consalvo Ferrante amena avec lui lors de sa visite au doge Agostino Barberigo. On dit qu'à cette occasion, Giorgione peignit un portrait de Consalvo vêtu de son armure, tableau d'une si grande beauté que Consalvo l'aurait ramené avec lui. Giorgione réalisa plusieurs autres portraits qui ont été dispersés à travers l'Italie, oeuvres d'une grande beauté, tel qu'en témoigne le portrait de Lionardo Loredana fait lors de son doganat. J'ai vu ce portrait exposé lors d'une fête de l'Ascension; et il me semblait voir le prince sérinissime vivant . Un autre portrait de Giorgione se trouve à Faenza, dans la maison de Giovanni da Castel Bolognese, un excellent graveur de camées et de cristal; il avait été peint pour son beau-père et il s'agit d'un ouvrage véritablement divin, par le mariage des ombres et des couleurs, qui fait croire qu'il s'agit d'une sculpture plutôt que d'une peinture.
Il se plaisait beaucoup à peindre des fresques, et parmi les nombreuses qu'il réalisa, sont celles de la façade de la Cà Soranzo sur la Piazza di San Polo, où, au travers de nombreuses scènes et inventions de son cru, il a peint sur plâtre une peinture à l'huile qui a résisté au vent et au soleil et s'est conservée dans toute sa fraîcheur jusqu'à nos jours. On y voit également un Printemps, que je considère une des meilleures fresques de Giorgio, que les outrages du temps n'ont malheureusement pas épargné. Pour ma part, je ne connais rien de plus funeste à la fresque que le sirocco, particulièrement près de la mer lorsqu'il est chargé de sel.
En 1504, un terrible incendie fit rage à Venise, près du pont du Rialto, qui consuma complètement le Fondaco de' Tedeschi ainsi que toutes les marchandises qui y étaient entreposées, au grand malheur des marchands. La Seigneurie de Venise ordonna qu'on la fit reconstruire, ce qui fut fait prestement, avec plus de magnificence dans les décorations, l'ornementation et la beauté. Au fait de la réputation grandissante de Giorgione, les responsables de la reconstruction décidèrent que Giorgione en peindrait les murs à fresque selon sa fantaisie, à la seule condition qu'il fasse la démonstration de son talent et qu'il livre une oeuvre de premier ordre, puisqu'il s'agissait d'un des bâtiments les plus en vue, sur une des plus belles places de la cité. Il entreprit la tâche, et s'efforça de démontrer sa virtuosité grâce à plusieurs figures tirées de son imagination, sans que le spectateur y trouve des histoires, un agencement quelconque ou des figures connues, de l'antiquité ou de notre époque. Pour ma part, je n'ai jamais pu comprendre ces figures, ou encore, malgré mes nombreuses questions, trouver quelqu'un qui puisse me les expliquer. Dans ces fresques, on voit ici un homme, là une femme, dans des positions variées, ici un homme avec à ses côtés une tête de lion, un autre avec un ange en guise de Cupidon; que penser de tout cela? Au-dessus de la porte principale qui s'ouvre sur la Merceria se trouve la figure d'une femme assise avec à ses pieds la tête d'un géant mort, représentant supposément Judith. Elle lève la tête et brandit l'épée tout en s'adressant à un Allemand au-dessous d'elle; je ne suis jamais parvenu à interpréter cette figure, à moins qu'elle ne soit censée représenter l'Allemagne. Par contre, on peut admirer l'art avec laquelle il a groupé ses personnages et apprécier les progrès qu'il avait réalisés; on y trouve des têtes et des membres peints avec une grande habileté et des couleurs très vives; en toute chose, il s'était appliqué à reproduire ce qu'il pouvait voir dans la nature et à éviter d'imiter la manière des autres peintres. Le Fondaco est célèbre à Venise, non seulement pour les fresques de Giorgione mais comme lieu de commerce et d'utilité publique.
Il travailla par la suite à un tableau représentant le Christ portant sa croix et tiré par un Juif, tableau qui fut éventuellement placé en l'église de San Rocco, et qui, aujourd'hui, opère des miracles en raison de la vénération que lui portent nombre de fidèles. Giorgione se rendit dans différents lieux, à Castelfranco ou à Trevisano, où il fit de nombreux portraits de princes italiens; plusieurs de ces ouvrages furent expédiés hors d'Italie car ils prouvaient dignement que, si la Toscane avait été de tout temps abondamment pourvue de grands artistes, la région au Nord, voisine des montagnes, n’avait pas toujours été abandonnée et négligée du ciel.
On dit que lors d'une discussion avec des sculpteurs, à l’époque où Andrea Verrochio travaillait à son cavalier de bronze, ceux-ci soutinrent que la sculpture était supérieure à la peinture car lorsqu’on tourne autour d’une scupture on peut en voir les différents aspects et positions, alors que la peinture ne peut montrer qu’une seule facette d’un sujet ou d’une figure. Giorgione fit valoir qu’au contraire, la peinture était supérieure car elle permettait d’embrasser d’un seul coup d’œil, sans avoir à se déplacer, toute la gamme d’actions qu’un personnage peut exécuter, ce que la sculpture ne peut faire sans obliger celui qui la regarde à modifier son emplacement ou son point de vue. Pour les convaincre, il proposa de peindre un tableau qui montre à la fois le devant, le derrière et les deux profils d’une figure, ce qui rendit les sculpteurs fort perplexes. Il exécuta ainsi ce tableau : il peignit un homme vu de dos et placé devant une fontaine où l'eau limpide réfléchissait sa partie antérieure ; il se départit d’un corselet bruni dans lequel se réfléchissait le profil gauche, puisque le métal poli renvoyait clairement l’image de toutes choses ; et de l’autre côté se trouvait un miroir qui réfléchissait l’autre flanc du personnage. Ce fut une idée brillante et une belle invention, et Giorgione s’en servit pour démontrer que la peinture requiert davantage de talents et d’efforts et qu’elle peut montrer en une seule image plus d’aspects de la nature que ne peut le faire la scupture. L’ouvrage lui valut de grands éloges et fut admiré pour son ingéniosité et sa beauté.
Giorgione peint également un portrait de Catherine, reine de Chypre, que j’ai vu autrefois en la possession de messer Giovanni Cornaro. Et dans mon carnet de dessins j’ai une tête peinte à l’huile, qui est le portrait d’un Allemand, de la famille Fugger, lequel était à l’époque un des plus importants marchands de Venise. En plus de cet admirable ouvrage, j’ai des dessins à la plume de sa main.
Pendant que Giorgione travaillait à sa gloire et à celle de sa patrie, tandis qu’il se réunissait souvent avec des amis pour faire de la musique, il s’éprit d’une femme, et tous deux se livrèrent avec passion à leur amour. En 1511, elle fut infestée par la peste, et ne le sachant pas et recherchant sa compagnie comme à l’habitude, il attrapa la peste en peu de temps, et alors qu’il était dans sa trente-quatrième année, il trépassa. Sa mort fut ressentie avec une tristesse infinie par ses nombreux amis qui l’avaient aimé pour ses talents et sa noblesse; ce fut une perte pour le monde entier. Mais en mourant il laissait derrière lui deux excellents élèves : Sebastiano Viniziano qui fut moine au Piombo à Rome, et Titien de Cadore, qui non seulement égala, mais surpassa grandement son maître.