Ecce Homo: Comment on devient ce que l'on est
INTRODUCTION
En présentant aujourd'hui, dans son intégrité, au public français, le dernier écrit de Frédéric Nietzsche nous obéissons surtout à un devoir de piété. Durant les semaines qui précédèrent sa maladie une des préoccupations dominantes du philosophe fut, en effet, de voir Ecce Homo traduit dans notre langue. Il était las d'être méconnu dans sa propre patrie, las de prêcher sans cesse dans le désert. «J'ai mes lecteurs partout, écrivait-il alors, à Vienne, à Copenhague et à Stockholm, à Paris et à Saint-Pétersbourg, je n'en ai pas dans le pays plat de l'Europe, en Allemagne...» Il voulait faire appel à l'opinion du monde civilisé pour qu'elle décidât de son génie.
Vingt ans se sont écoulés, presque jour pour jour, depuis que Nietzsche écrivit ce plaidoyer autobiographique qui devait faire connaître son nom à l'Europe. Commencé le 15 octobre 1888, quarante-quatrième anniversaire de sa naissance, Ecce homo fut achevé, à peine trois semaines plus tard, le 4 novembre. Écrit, immédiatement après le Cas Wagner, le Crépuscule des Idoles, les Dithyrambes à Dionysos et l'Antéchrist, labeur formidable de quelques mois à peine, cet ouvrage reflète, à ses débuts, le sentiment de calme et de sérénité qui s'était emparé du philosophe à son arrivée à Turin. Divisé en quatre parties: Pourquoi je suis si sage — Pourquoi je suis si malin — Pourquoi j'écris de si bons livres — Pourquoi je suis une fatalité, il constitue, pour l'étude de Nietzsche, un document inappréciable. On y trouvera aussi bien l'analyse psychologique de son caractère qu'une interprétation des plus originales de son œuvre.
«Il provoquera un étonnement sans pareil», disait-il dans une lettre à son éditeur, et, durant que l'on imprimait — car deux feuilles ont alors été composées — il se préoccupait déjà de trouver des traducteurs. «Je suis de votre avis que, pour le tirage d'Ecce Homo, nous ne dépassions pas 1 000 exemplaires. En Allemagne le nombre de 1 000, pour un ouvrage de style élevé, apparaîtra peut-être un peu hasardé. En France, je compte très sérieusement sur 80 000 à 40 000 exemplaires.» Hippolyte Taine lui avait recommandé M. Jean Bourdeau, mais celui-ci, après avoir pris connaissance des ouvrages que lui adressait Nietzsche, déclara qu'il n'avait pas le temps. Nietzsche conçut alors l'idée singulière de confier à l'écrivain suédois Auguste Strindberg le soin de traduire Ecce Homo en français.
Avec la plus parfaite lucidité d'esprit il multipliait les démarches pour procurer à son œuvre la publicité qu'il croyait nécessaire et lui assurer le plus grand retentissement. En même temps il s'agissait de répandre ses autres ouvrages. Comme l'apparition du Cas Wagner venait de le brouiller avec son principal éditeur, il songeait à s'aventurer dans une entreprise commerciale pour lancer lui-même ses publications. Le succès des dernières années a montré qu'il n'avait pas fait un si mauvais calcul. Faut-il autre chose que ce détail, d'apparence insignifiante, pour montrer que jusqu'à la catastrophe finale Nietzsche avait conservé toute sa lucidité d'esprit?
Sans conteste, Ecce Homo porte, en certains endroits, les traces d'une nervosité excessive. Mais il faut se rappeler ce que cet homme avait souffert, ce que cet homme avait pensé, ce que cet homme avait écrit; pour comprendre cette exaltation. N'oublions pas un seul instant que c'est l'auteur de Zarathoustra qui parle. L'un des plus beaux livres de la littérature s'était perdu dans le silence. . .
«Depuis l'époque où j'ai mon Zarathoustra sur la conscience, écrivait Nietzsche à son ami Overbeck, je suis comme une bête perpétuellement blessée, ma blessure consiste en ceci que je n'ai pas entendu une seule réponse, pas même un souffle de réponse... Ce livre est tellement à l'écart, je veux dire tellement au delà de tous les livres, que c'est pour moi une torture de l'avoir créé... »
Et plus loin il ajoutait:
«La difficulté de trouver une distraction qui soit assez forte devient de plus en plus grande. Je me défends, comme bien tu penses, avec beaucoup d'ingéniosité, contre cet excès de sentiments. Mes derniers livres font partie de ces moyens de défense. Ils sont plus passionnés que tout ce que j'ai écrit d'autre. La passion engourdit. Elle me fait du bien. Elle me fait oublier un peu...»
Nous n'avons pas à examiner ici pourquoi Ecce homo, dont l'impression était commencée en 1888, attendit vingt ans pour voir le jour. Le tirage restreint (déjà épuisé du reste) qui vient d'en être fait en Allemagne peut, à la rigueur, correspondre aux dernières volontés exprimées par Nietzsche.
Quant à nous, nous ne croyons pas devoir nous en tenir aux mêmes réserves. Nous offrons cet ouvrage au public français, c'est-à-dire à ce public européen que le philosophe voulait appeler à témoigner en sa faveur, et nous avons confiance en son jugement.
En prévision que d'ici peu j'aurai à soumettre l'humanité à une exigence plus dure que celles qui lui ont jamais été imposées, il me parait indispensable de dire ici qui je suis. Au fond, on serait à même de le savoir, car je ne suis pas resté sans témoigner de moi. Mais le désaccord entre la grandeur de ma tâche et la petitesse de mes contemporains s'est manifesté par ceci que l'on ne m'a ni vu ni même entendu. Je vis sur le crédit que je me suis fait à moi-même, et, de croire que je vis, c'est peut-être là seulement un préjugé!... Il me suffit de parler à un homme «cultivé» quelconque qui vient passer l'été dans l'Engadine supérieure, pour me convaincre que je ne vis pas... Dans ces conditions il y a un devoir, contre lequel se révolte au fond ma réserve habituelle et, plus encore, la fierté de mes instincts, c'est le devoir de dire: Écoutez-moi car je suis un tel. Avant tout ne me confondez pas avec un autre!
Je ne suis, par exemple, nullement un croque-mitaine, un monstre moral, — je suis même une nature contraire à cette espèce d'hommes que l'on a vénérés jusqu'à présent comme des modèles de vertu. Entre nous soit dit, je crois précisément que cela peut être pour moi un objet de fierté. Je suis un disciple du philosophe Dionysos; je préférerais encore être considéré comme un satyre que comme un saint. Qu'on lise donc cet ouvrage! Peut-être ai-je réussi à y exprimer ce contraste d'une façon sereine et bienveillante, peut-être qu'en l'écrivant je n'avais pas d'autre intention. Vouloir rendre l'humanité «meilleure», ce serait la dernière chose que je promettrais. Je n'érige pas de nouvelles idoles; que les anciennes apprennent donc ce qu'il en coûte d'avoir des pieds d'argile! Renverser des idoles — j'appelle ainsi toute espèce d'idéal — c'est déjà bien plutôt mon affaire. Dans la même mesure où l'on a imaginé par un mensonge le monde idéal, on a enlevé à la réalité sa valeur, sa signification, sa véridicité... Le «monde-vérité» et le «monde-apparence», traduisez: le monde inventé et la réalité... Le mensonge de l'idéal a été jusqu'à présent la malédiction suspendue au-dessus de la réalité. L'humanité elle-même, à force de se pénétrer de ce mensonge, a été faussée et falsifiée jusque dans ses instincts les plus profonds, jusqu'à l'adoration des valeurs opposées à celles qui garantiraient le développement, l'avenir, le droit supérieur à l'avenir.
Celui qui sait respirer l'atmosphère qui remplit mon œuvre sait que c'est une atmosphère des hauteurs, que l'air y est vif. Il faut être créé pour cette atmosphère, autrement l'on risque beaucoup de prendre froid. La glace est proche, la solitude est énorme — mais voyez avec quelle tranquillité tout repose dans la lumière! voyez comme l'on respire librement! que de choses on sent au-dessous de soi! —
La philosophie, telle que je l'ai vécue, telle que je l'ai entendue jusqu'à présent, c'est l'existence volontaire au milieu des glaces et des hautes montagnes — la recherche de tout ce qui est étrange et problématique dans la vie, de tout ce qui, jusqu'à présent, a été mis au ban par la morale. Une longue expérience, que je tiens de ce voyage dans tout ce qui est interdit, m'a enseigné à regarder, d'une autre façon qu'il pourrait être souhaitable, les causes qui jusqu'à présent ont poussé à moraliser et à idéaliser. L'histoire cachée de la philosophie, la psychologie des grands noms qui l'ont illustrée se sont révélées à moi. Le degré de vérité que supporte un esprit, la dose de vérité qu'un esprit peut oser, c'est ce qui m'a servi de plus en plus à donner la véritable mesure de la valeur. L'erreur (c'est-à-dire la foi en l'idéal), ce n'est pas l'aveuglement; l'erreur, c'est la lâcheté... Toute conquête, chaque pas en avant dans le domaine de la connaissance a son origine dans le courage, dans la dureté à l'égard de soi-même, dans la propreté vis-à-vis de soi-même. Je ne réfute pas un idéal, je me contente de mettre des gants devant lui... Nitimur in vetitum par ce signe ma philosophie sera un jour victorieuse, car jusqu'à présent on n'a interdit par principe que la vérité. —
Dans mon œuvre, mon Zarathoustra tient une place à part. Avec lui j'ai fait à l'humanité le plus beau présent qui lui fut jamais fait. Ce livre, avec l'accent de sa voix qui domine des milliers d'années, n'est pas seulement le livre le plus haut qu’il y ait, le véritable livre des hauteurs — l'ensemble des faits qui constitue «l'homme» se trouve au-dessous de lui, à une distance énorme —, il est aussi le livre le plus profond, né de la plus secrète abondance de la vérité, puits inépuisable où nul seau ne descend sans remonter à la surface débordant d'or et de bonté. Ici ce n'est pas un «prophète» qui parle, un de ces horribles êtres hybrides composés de maladie et de volonté de puissance, que l'on appelle fondateurs de religions. Il faut avant tout entendre, sans se tromper, l'accent qui sort de cette bouche — un accent alcyonien — pour ne pas méconnaître pitoyablement le sens de sa sagesse. «Ce sont des paroles silencieuses qui apportent la tempête; des pensées qui viennent sur des pattes de colombes dirigent le monde.»
Les figues tombent de l'arbre, elles sont bonnes et douces, et en tombant leur rouge pelure se déchire.
Je suis un vent du nord pour les figues mûres.
C'est ainsi que, pareils à des figues, mes enseignements tombent jusqu'à vous: buvez donc leur suc et leur tendre chair!
L'automne est autour de nous, la pureté du ciel et de l'après-midi.
Ce n'est pas un fanatique qui parle; ici l'on ne «prêche» pas, ici l'on n'exige pas la foi. D'une infinie plénitude de lumière, d'un gouffre de bonheur, la parole tombe goutte à goutte. Une tendre lenteur est l'allure de ce discours. De pareilles choses ne parviennent qu'aux oreilles des plus élus; c'est un privilège sans égal que de pouvoir écouter ici; personne n'est libre de comprendre Zarathoustra... Mais, en tout cela, Zarathoustra n'est-il pas un séducteur? . . . Que disait-il donc lui-même lorsqu'il retourna pour la première fois à sa solitude? Exactement le contraire de ce que diraient, en un pareil cas, un «sage», un «saint», un «Sauveur du monde» ou quelque autre décadent... Il ne parle pas seulement différemment, il est aussi différent...
Je m'en vais seul maintenant, mes disciples! Vous aussi, vous partirez seuls! Je le veux ainsi.
En vérité, je vous le conseille: éloignez-vous de moi et défendez-vous de Zarathoustra! Et mieux encore! ayez honte de lui! Peut-être vous a-t-il trompés.
L'homme qui cherche la connaissance ne doit pas seulement savoir aimer ses ennemis, mais aussi haïr ses amis.
On n'a que peu de reconnaissance pour un maître quand on reste toujours élève. Et pourquoi ne voulez-vous pas déchirer ma couronne?
Vous me vénérez; mais que serait-ce si votre vénération s'écroulait un jour? Prenez garde à ne pas être tués par une statue!
Vous dites que vous croyez en Zarathoustra? Mais qu'importe Zarathoustra! Vous êtes mes croyants: mais qu'importent tous les croyants!
Vous ne vous étiez pas encore cherchés: alors vous m'avez trouvé. Ainsi font tous les croyants; c'est pourquoi la foi est si peu de chose.
Maintenant je vous ordonne de me perdre et de vous trouver vous-même; et ce n'est que quand vous m'aurez tous renié que je reviendrai parmi vous.
En ce jour parfait où tout arrive à maturité, où le raisin n'est pas seul à brunir, un rayon de soleil vient de tomber sur ma vie: j'ai regardé derrière moi, j'ai regardé devant moi et jamais je ne vis autant de bonnes choses à la fois. Ce n'est pas en vain que j'ai enterré aujourd'hui ma quarante-quatrième année, car j'avais le droit de l'enterrer, — ce qui en elle était viable a pu être sauvé, est devenu immortel. Le premier livre de la Transmutation de toutes les Valeurs, les Chants de Zarathoustra, le Crépuscule des Idoles, ma tentative de philosopher à coups de marteau — tout cela ce sont des cadeaux que m'a faits cette année, et même le dernier trimestre de cette année. Pourquoi ne serais-je pas reconnaissant à ma vie tout entière?
C'est pourquoi je me raconte ma vie à moi-même.
Le bonheur de mon existence, ce qui en fait peut-être le caractère unique, est conditionné par la fatalité qui lui est inhérente: je suis, pour m'exprimer sous une forme énigmatique, déjà mort en tant que prolongement de mon père; ce que je tiens de ma mère vit encore et vieillit. Cette double origine, tirée en quelque sorte de l'échelon supérieur et de l'échelon inférieur de la vie, procèdent à la fois du décadent et de quelque chose qui est à son commencement, explique, mieux que n'importe quoi, cette neutralité, cette indépendance de tout parti pris par rapport au problème général de la vie, qui est un de nos signes distinctifs. J'ai pour les symptômes d'une évolution ascendante ou d'une évolution descendante un flair plus subtil que n'importe qui. Dans ce domaine, je suis par excellence un maître. Je les connais toutes deux, je les incarne toutes deux.
Mon père est mort à l'âge de trente-six ans. Il était délicat, bienveillant et morbide, tel un être qui n'est prédestiné qu'à passer, — évoquant plutôt l'image d'un souvenir de la vie que la vie elle-même. Sa vie déclina à la même époque que la mienne: à trente-six ans je parvins au point inférieur de ma vitalité. Je vivais encore, mais sans être capable de voir à trois pas devant moi. À ce moment — c'était en 1879 — j'abandonnai mon professorat à Bâle, je vécus comme une ombre à Saint-Moritz et l'hiver suivant, l'hiver le plus pauvre en soleil de ma vie tout entière, à Naumbourg. J'étais alors devenu véritablement une ombre. Ce fut là mon minimum. J'écrivis le Voyageur et son ombre, et, sans conteste, je m'entendais alors à parler d'ombres... L'hiver qui vint ensuite, mon premier hiver à Gènes, cette espèce d'adoucissement et de spiritualisation, qui est presque la conséquence d'une extrême pauvreté de sang et de muscles, donna naissance à Aurore. La complète clarté, la disposition sereine, je dirai même l'exubérance de l'esprit que reflète cet ouvrage, s'accorde chez moi, non seulement avec la plus profonde faiblesse physiologique, mais encore avec un excès de souffrance. Au milieu des tortures provoquées par des maux de tête de trois jours, accompagnés de vomissements laborieux, je possédais une lucidité de dialecticien par excellence et je réfléchissais très froidement à des choses qui, si ma santé eût été meilleure, m'auraient trouvé dépourvu de raffinement et de froideur, sans l'indispensable audace du grimpeur de rochers.
Mes lecteurs savent peut-être jusqu'à quel point je considère la dialectique comme un symptôme de décadence, par exemple dans le cas le plus célèbre, le cas de Socrate. — Tous les troubles morbides de l'intellect, même cette demi-léthargie accompagnée de fièvre, sont demeurés pour moi, jusqu'à présent, des choses parfaitement inconnues, sur la nature et la fréquence desquelles j'ai dû me renseigner dans des ouvrages savants. Mon sang coule lentement. Personne n'a jamais pu constater chez moi de la fièvre. Un médecin, qui me traita longtemps pour une maladie nerveuse, finit par dire: «Non, ce ne sont pas vos nerfs qui sont malades, c'est seulement moi qui suis nerveux.» Il y a décidément chez moi, sans qu'elle puisse être démontrée, quelque dégénérescence locale; je n'ai pas de maladie d'estomac qui affecte mon organisme, bien que je souffre, par suite d'épuisement général, d'une extrême faiblesse du système gastrique. Mes maux d'yeux, qui risquent parfois de me mener jusqu'à la cécité, ne sont qu'un effet et non point une cause, en sorte que, chaque fois que ma force vitale a augmenté, mes facultés visuelles me sont revenues jusqu'à un certain point.
Une longue, une trop longue série d'années équivaut chez moi à la guérison, elle signifie malheureusement aussi le retour en arrière, la décomposition, la périodicité d'une sorte de décadence. Ai-je besoin de dire, après tout cela, que j'ai de l'expérience dans toutes les questions qui touchent la décadence? Je l'ai épelée dans tous les sens, en avant et en arrière. Cet art du filigrane lui-même, ce sens du toucher et de la compréhension, cet instinct des nuances, cette psychologie des détours, et tout ce qui m'est encore particulier, a été appris alors et constitue le véritable présent que m'a fait cette époque, où tout chez moi est devenu plus subtil, l'observation aussi bien que tous les organes de l'observation. Observer des conceptions et des valeurs plus saines, en se plaçant à un point de vue de malade, et, inversement, conscient de la plénitude et du sentiment de soi que possède la vie plus abondante, abaisser son regard vers le laboratoire secret des instincts de décadence — ce fut là la pratique à quoi je me suis le plus longuement exercé, c'est en cela que je possède une véritable expérience, et, si en quelque chose j'ai atteint la maîtrise, c'est bien en cela. Aujourd'hui je possède le tour de main, je connais la manière de déplacer les perspectives: première raison qui fait que pour moi seul peut-être une Transmutation des valeurs a été possible.
Sans compter que je suis un décadent, je suis aussi le contraire d'un décadent. J'en ai fait la preuve, entre autres, en choisissant toujours; instinctivement, le remède approprié au mauvais état de ma santé; alors que le décadent a toujours recours au remède qui lui est funeste. Dans ma totalité j'ai été bien portant; dans le détail, en tant que cas spécial, j'ai été décadent. L'énergie que j'ai eue de me condamner à une solitude absolue, de me détacher de toutes les conditions habituelles de la vie, la contrainte que j'ai exercée sur moi-même en ne me laissant plus soigner, dorloter, médicamenter, tout cela démontre que je possédais une certitude instinctive et absolue de ce qui m'était alors nécessaire. Je me suis pris moi-même en traitement, je me suis guéri moi-même. La condition pour réussir une telle cure — tout physiologiste en conviendra — c'est que l'on est bien portant au fond. Un être d'un type nettement morbide ne peut pas guérir et encore moins se guérir lui-même. Pour l'être bien portant la maladie peut au contraire faire office de stimulant énergique qui met en jeu et surexcite son instinct vital. C'est, en effet, sous cet aspect que m'apparaît maintenant cette longue période de maladie que j'ai traversée: j'ai en quelque sorte à nouveau découvert la vie, y compris moi-même; j'ai goûté de toutes les bonnes choses et même des petites choses, comme d'autres pourraient difficilement en goûter. De telle sorte que, de ma volonté d'être en bonne santé, de ma volonté de vivre, j'ai fait ma philosophie... Car, qu'on y fasse bien attention, les années où ma vitalité descendit à son minimum ont été celles où je cessai d'être pessimiste. L'instinct de conservation m'a interdit de pratiquer une philosophie de la pauvreté et du découragement... Or, à quoi reconnaît-on en somme la bonne conformation? Un homme bien conformé est un objet qui plaît à nos sens; il est fait d'un bois à la fois dur, tendre et parfumé. Il ne trouve du goût qu'à ce qui lui fait du bien. Son plaisir, sa joie cessent dès lors qu'il dépasse la mesure de ce qui lui convient. Il devine les remèdes contre ce qui lui est préjudiciable; il fait tourner à son avantage les mauvais hasards; ce qui ne le fait pas périr le rend plus fort. De tout ce qu'il voit et entend, de tout ce qui lui arrive, il sait tirer une somme conforme à sa nature: il est lui-même un principe de sélection; il laisse passer bien des choses sans les retenir. Il se plaît toujours dans sa propre société, quoi qu'il puisse fréquenter, des livres, des hommes ou des paysages: il honore en choisissant, en acceptant, en faisant confiance. Il réagit lentement à toutes les excitations, avec cette lenteur qu'il tient, par discipline, d'une longue circonspection et d'une fierté voulue. Il examine la séduction qui s'approche, il se garde bien d'aller à sa rencontre. Il ne croit ni à la «mauvaise chance», ni à la «faute»: il sait en finir avec lui-même, avec les autres, il sait oublier. Il est assez fort pour que tout tourne; nécessairement, à son avantage.
Eh bien! je suis le contraire d'un décadent, car c'est moi que je viens dé décrire ainsi.
Cette double série d'expériences, cet accès facile qui m'ouvre des mondes séparés en apparence, se répète dans ma nature, à tous les points de vue. Je suis mon propre sosie; je possède la «seconde» vue aussi bien que la première; peut-être bien que je possède aussi la troisième... Mes origines déjà m'autorisent à jeter un regard au delà de toutes les perspectives purement locales, purement nationales; il ne m'en coûte point d'être un «bon Européen». D'autre part, je suis peut-être plus Allemand que ne peuvent l'être les Allemands d'aujourd'hui, les Allemands qui ne sont que des Allemands de l'empire, moi qui suis le dernier Allemand antipolitique.
Cependant mes ancêtres étaient des gentilshommes polonais. Je tiens d'eux beaucoup d'instinct de race, qui sait? peut-être même le liberum veto. Quand je songe combien de fois il m'est arrivé, en voyage, de me voir adresser la parole en polonais même par des Polonais; quand je songe combien rarement j'ai été pris pour un Allemand, il pourrait me sembler que je suis seulement moucheté de germanisme. Ma mère cependant, Franscisca Œhler, a certainement quelque chose de très allemand, de même ma grand-mère du côté paternel, Erdmuthe Krause. Cette dernière vécut durant toute sa jeunesse au milieu de l'excellent Weimar d'autrefois, non sans être en relations avec le cercle de Gœthe. Son frère, le professeur de théologie Krause, à Kœnigsberg, a été appelé à Weimar comme surintendant général, après la mort de Herder. Il ne serait pas impossible que sa mère, mon arrière-grand-mère, figurât sur le journal du jeune Gœthe sous le nom de «Muthgen». Elle épousa en secondes noces le surintendant Nietzsche, à Eilenbourg. Le 10 octobre 1813, l'année de la grande guerre, le jour où Napoléon entra avec son état-major à Eilenbourg, elle accoucha d'un fils. Étant Saxonne, elle eut toujours une grande admiration pour Napoléon; il se pourrait bien que je la partage, aujourd'hui encore.
Mon père, né en 1813, est mort en 1849. Avant de prendre possession de sa cure dans la commune de Rœcken, non loin de Lützen, il passa quelques années au château d'Altenbourg, où il fut chargé de l'instruction des quatre princesses. Ses élèves étaient la reine de Hanovre, la grande-duchesse Constantin, la grande-duchesse d'Oldenbourg et la princesse Thérèse de Saxe-Altenbourg. Il était rempli d'une piété profonde à l'égard du roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV, lequel le nomma à sa paroisse. Les événements de 1848 l'attristèrent au delà de toute mesure. Moi-même, né le jour anniversaire dudit roi, le 15 octobre, je reçus comme de juste les prénoms Frédéric-Guillaume, usités dans la maison de Hohenzollern. Le choix de ce jour eut en tous les cas un avantage: durant toute ma jeunesse, mon anniversaire coïncida avec un jour de fête.
Je considère que ce fut pour moi un privilège considérable d'avoir eu un pareil père; il me semble même que par là s'explique tout ce que je possède de privilèges, — abstraction faite de la vie, de la grande affirmation de la vie. Je lui dois avant tout de n'avoir pas besoin d'une intention spéciale, mais seulement d'une certaine attente, pour entrer volontairement dans un monde de choses supérieures et délicates. C'est là que je me sens chez moi; ma passion la plus intime s'y sent libérée. Que j'aie payé ce privilège presque avec ma vie, ce n'est là certes pas un marché de dupe.
Pour pouvoir comprendre quelque chose à mon Zarathoustra, il faut peut-être se trouver dans une condition analogue à la mienne, avec un pied au delà de la vie…
Je n'ai jamais été habile dans l'art de prévenir quelqu'un contre moi — ceci aussi je le dois à mon incomparable père — lors même que cela eût été de mon intérêt. Je n'ai même pas de prévention contre moi, bien que cela puisse paraître très peu chrétien. On peut retourner ma vie dans tous les sens, comme on voudra, on n'y trouvera que rarement, et en somme seulement une fois, de la part d'autrui des traces de mauvais vouloir à mon endroit; bien plutôt on y rencontrera des traces de trop bonne volonté.
Les expériences que j'ai faites, même avec ceux qui déçoivent tout le monde, parlent plutôt en faveur de ceux-ci. J'apprivoise tous les ours, je rends sages même les pantins. Durant les sept années où j'ai enseigné le grec dans la classe supérieure du lycée de Bâle, je n'ai jamais eu l'occasion d'édicter une punition; chez moi les plus paresseux travaillaient. Je suis toujours à la hauteur du hasard; il faut que je ne sois pas préparé pour être maître de moi. Quel que soit l'instrument, qu'il soit désaccordé autant que l'instrument «homme» peut l'être, à moins que je ne sois malade, je parviendrai toujours à en tirer quelque chose que l'on puisse écouter. Il m'est souvent arrivé d'entendre dire, par les instruments eux-mêmes, que jamais encore ils n'étaient parvenus à produire de pareils sons. Celui qui me l'a exprimé de la plus jolie façon était peut-être cet Henri de Stein, mort impardonnablement jeune, Henri de Stein, qui arriva une fois, pour trois jours, à Sils-Maria, après avoir eu soin d'en demander la permission, déclarant à chacun qu'il ne venait nullement à cause de l'Engadine. Cet homme excellent qui, avec toute l'impétueuse naïveté d'un hobereau prussien, s'était aventuré dans le marécage wagnérien (— et aussi dans le marécage de Dühring!) fut, durant trois jours, comme transformé par un ouragan de liberté, pareil à quelqu'un qui se sent élevé soudain à son altitude et à qui il pousse des ailes. Je ne cessais de lui répéter que c'était le bon air qui faisait cela, qu'il en était ainsi pour tout le monde et que l'on ne se trouvait pas en vain à 6 000 pieds au-dessus de Bayreuth... Mais il ne voulait pas me croire...
Si, malgré cela, il s'est commis à mon endroit quelques grandes et petites infamies, il ne faut pas en chercher la cause dans la «volonté» et moins encore dans la mauvaise volonté. J'aurais plutôt lieu — je viens de l'indiquer — de me plaindre de la bonne volonté qui n'a pas exercé dans ma vie de petits ravages. Mon expérience m'autorise à me méfier, d'une façon générale, de tout ce que l'on appelle les instincts «désintéressés», de cet «amour du prochain» toujours prêt à secourir et à donner des conseils. Cet amour m'apparaît comme une faiblesse, comme un cas particulier de l'incapacité de réagir contre des impulsions. La pitié n'est une vertu que chez les décadents. Je reproche aux miséricordieux de manquer facilement de pudeur, de respect, de délicatesse, de ne pas savoir garder les distances. La compassion prend en un clin d'œil l'odeur de la populace et ressemble à s'y méprendre aux mauvaises manières. Des mains apitoyées peuvent avoir une action destructive sur les grandes destinées, elles s'attaquent à une solitude blessée, au privilège que donne une lourde faute. Surmonter la pitié c'est pour moi une vertu noble. J'ai décrit, sous le titre de la Tentation de Zarathoustra, le cas où un grand cri de détresse vient aux oreilles de Zarathoustra, où la compassion l'assaille comme un dernier péché pour le rendre infidèle à lui-même. C'est là qu'il faut demeurer maître, c'est là qu'il faut conserver la hauteur de sa tâche, pure de l'approche de toutes les impulsions, beaucoup plus basses et à courte vue, qui agissent dans ce que l'on appelle les actions désintéressées. Ceci est la preuve, peut-être la dernière preuve, que doit faire Zarathoustra — la véritable démonstration de sa force...
Il y a encore un autre domaine où je ne suis que l'égal de mon père, en quelque sorte son prolongement après une mort trop précoce. Comme tous ceux qui n'ont jamais vécu parmi leurs pareils et chez qui l'idée de «représailles» est aussi inconnue que celle de «droits égaux», je m'interdis, dans les cas où l'on m'a causé un tort léger ou même un grand préjudice, toute mesure de sûreté ou de protection et, comme de juste, aussi toute défense, toute «justification». Ma réplique consiste à faire suivre aussi vite que possible la sottise par une malice. De la sorte on parvient peut-être à se rattraper. Pour m'exprimer en image, je jette un pot de confitures pour me débarrasser de l'aigreur.
Avec moi il n'y a rien à «arranger». Je prends ma revanche, on peut en être certain. Je trouve toujours, tôt ou tard, une occasion pour exprimer ma reconnaissance à un «malfaiteur» (au besoin pour son méfait) ou pour lui demander quelque chose, ce qui, dans certains cas, oblige plus que de donner... Il me paraît aussi que les paroles les plus impertinentes, la lettre la plus insolente, ont quelque chose de plus poli, de plus honnête que le silence. Ceux qui se taisent manquent presque toujours de subtilité et de politesse du cœur. Le silence est une objection; avaler son dépit, c'est une preuve de mauvais caractère — cela gâte l'estomac. Tous ceux qui se taisent sont des dyspepsiques.
On le voit, je ne voudrais pas que l'on estime trop bas l'impertinence; elle est de beaucoup la forme la plus humaine de la contradiction et, au milieu de l'excès de faiblesse moderne, une de nos premières vertus. Elle peut même être un véritable bonheur quand on est assez riche pour cela. Un dieu qui viendrait sur la terre ne devrait pas faire autre chose que des injustices. Prendre sur soi non pas la punition, mais la faute, c'est cela qui serait véritablement divin.
L'absence de ressentiment, la clarté sur la nature du ressentiment — qui sait si, en fin de compte, je ne les dois pas aussi à ma longue maladie! Le problème n'est pas précisément simple: il faut en avoir fait l'expérience en partant de la force et en partant de la faiblesse. Si l'on peut faire valoir quelque chose contre l'état de faiblesse, contre l'état de maladie, c'est que le véritable instinct de guérison s'affaiblit, et chez l'homme cet instinct est un instinct de défense. On n'arrive à se débarrasser de rien, on n'arrive à rien rejeter. Tout blesse. Les hommes et les choses s'approchent indiscrètement de trop près; tous les événements laissent des traces; le souvenir est une plaie purulente. Être malade, c'est véritablement une forme du ressentiment. Contre tout cela le malade ne possède qu'un seul grand remède, je l'appelle le fatalisme russe, ce fatalisme sans révolte dont est animé le soldat russe qui trouve la campagne trop rude, et finit par se coucher dans la neige. Ne plus rien prendre, renoncer à absorber n'importe quoi, — ne plus réagir d'aucune façon... La raison profonde de ce fatalisme, qui n'est pas toujours le courage de la mort, mais bien plus souvent la conservation de la vie, dans les circonstances qui mettent le plus la vie en danger, c'est l'abaissement des fonctions vitales, le ralentissement de la désassimilation, une sorte de volonté d'hibernation. Avancez de quelques pas dans cette logique et vous aurez le fakir qui dort pendant des semaines dans un tombeau.
Parce que l'on s'userait trop vite si l'on réagissait, on ne réagit plus du tout. C'est la logique qui l'exige. Et rien ne vous fait vous consumer plus vite que le ressentiment. Le dépit, la susceptibilité maladive, l'impuissance à se venger, l'envie, la soif de la haine, ce sont là de terribles poisons et pour l'être épuisé ce sont certainement les réactions les plus dangereuses. Il en résulte une usure rapide des forces nerveuses, une recrudescence morbide des évacuations nuisibles, par exemple des épanchements de bile dans l'estomac. Le malade doit éviter à tout prix le ressentiment, c'est ce qui, par excellence, lui est préjudiciable, mais c'est malheureusement aussi son penchant le plus naturel. Le profond physiologiste qu'était Bouddha l'a compris. Sa «religion», qu'il faudrait plutôt appeler une hygiène, pour ne pas la confondre avec une chose aussi pitoyable que le christianisme, subordonne ses effets à la victoire sur le ressentiment. Libérer l'âme du ressentiment, c'est le premier pas vers la guérison. «Ce n'est pas par l’inimitié que l'inimitié finit, c'est par l'amitié que l'inimitié finit», — cela se trouve écrit au commencement de la doctrine de Bouddha. Ce n'est pas la morale qui parle ainsi, mais l'hygiène.
Le ressentiment né de la faiblesse n'est nuisible qu'aux êtres faibles. Dans les cas où l'on se trouve en présence d'une nature abondante, c'est un sentiment superflu, un sentiment dont il faut se rendre maître pour démontrer sa force. Celui qui connaît le sérieux qu'a mis ma philosophie à entreprendre la lutte contre les sentiments de vengeance et de rancune, poursuivant ce sentiment jusque dans la doctrine du «libre arbitre», — la lutte contre le christianisme n'en est qu'un cas particulier, — celui-là comprendra pourquoi je tiens à mettre en lumière mon attitude personnelle, la sûreté de mon instinct dans la pratique. Dans mes moments de décadence je me suis gardé de ces sentiments, parce que je les considérais comme nuisibles; dès que chez moi la vie redevenait assez abondante et assez fière, je me les interdisais parce que je les trouvais au-dessous de moi. Ce «fatalisme russe», dont j'ai parlé, s'est manifesté chez moi en ceci que je me suis cramponné âprement, pendant des années, à des situations, à des sociétés presque insupportables, après que le hasard me les eut données. Il vallait mieux n'en pas changer, pour ne pas sentir la possibilité de les changer; que de succomber à un mouvement de révolte... J'en voulais alors à mort à celui qui me troublait dans ce fatalisme, à celui qui voulait me réveiller brusquement. Et, de fait, il y avait chaque fois danger mortel. — Se considérer soi-même comme une fatalité, ne pas vouloir se faire «autrement» que l'on est, dans des conditions semblables, c'est la raison même.
La guerre, par contre, est une autre affaire. Je tiens de nature les aptitudes guerrières. L'attaque est, chez moi, un mouvement instinctif. Pouvoir être ennemi, être ennemi — cela fait peut-être supposer une nature vigoureuse; de toute façon c'est une condition qui se rencontre chez toute nature vigoureuse. Celle-ci a besoin de résistance, par conséquent elle cherche la résistance. Le penchant à être agressif fait partie de la force aussi rigoureusement que le sentiment de vengeance et de rancune appartient à la faiblesse. La femme, par exemple, est rancunière; cela tient à sa faiblesse, tout aussi bien que sa sensibilité devant la misère étrangère.
La force de l'agression peut se mesurer à la qualité de l'adversaire plus puissant, ou d'un problème plus dur, car un philosophe qui est belliqueux engage la lutte même avec les problèmes. La tâche ne consiste pas à surmonter les difficultés d'une façon générale, mais à surmonter des difficultés qui permettent d'engager sa force tout entière, toute son habileté et toute sa maîtrise dans le maniement des armes — pour se rendre maître d'adversaires qui vous soient égaux... L'égalité devant l'ennemi — première condition pour qu'un duel soit loyal. Quand on méprise on ne peut pas faire la guerre; quand on commande alors que l'on se sent en présence de quelque chose qui est au-dessous de soi, on ne doit pas faire la guerre.
Ma pratique de la guerre peut se résumer en quatre propositions:
En premier lieu: je n'attaque que les choses qui sont victorieuses; si cela est nécessaire, j'attends jusqu'à ce qu'elles le soient devenues.
En deuxième lieu: je n'attaque que les choses contre lesquels je ne trouverais pas d'allié, où je suis seul à combattre, seul à me compromettre... Je n'ai jamais fait publiquement un pas qui ne m'eût compromis. C'est là chez moi le critérium de la véritable façon d'agir.
En troisième lieu: je n'attaque jamais de personnes, je ne me sers des personnes que comme d'un verre grossissant au moyen duquel on peut rendre visible une calamité publique encore cachée et difficilement saisissable. C'est ainsi que j'ai attaqué David Strauss ou plus exactement le succès d'un livre caduc auprès du public allemand cultivé. Ce faisant j'ai pris sur le fait cette «culture» allemande... C'est ainsi que j'ai attaqué Wagner, plus exactement le caractère mensonger et hybride de notre «civilisation» qui confond ce qui est raffiné avec ce qui est abondant, ce qui est tardif avec ce qui est grand.
En quatrième lieu: je n'attaque que les choses où toute différence de personnes est exclue, où tout arrière-plan d'expériences fâcheuses fait défaut. Au contraire, attaquer c'est chez moi une preuve de bienveillance; dans certains cas c'est même un témoignage de reconnaissance. Je rends hommage, je distingue en unissant mon nom à une chose, à une personne que, ce soit pour la défendre ou pour la combattre, c'est après tout sans importance. Si je fais la guerre au christianisme, je crois pouvoir la faire parce que de son fait je n'ai jamais subi nul désagrément, nulle entrave. Les chrétiens sérieux ont toujours été disposés favorablement à mon égard. Moi-même, bien que je sois par principe un ennemi du christianisme, je suis loin d'en vouloir aux individus à cause d'une chose qui est la fatalité de plusieurs milliers d'années.
Puis-je hasarder d'indiquer encore un dernier trait de ma nature qui, dans mes rapports avec les hommes, n'a pas été sans me créer des difficultés ? Je suis doué d'une impressionnabilité absolument inquiétante du sens de la propreté, de sorte que je perçois physiologiquement l'approche — que dis-je? — l'intimité de la nature la plus cachée de l'âme que j'ai devant moi. Je la flaire. Grâce à cette impressionnabilité j'ai comme des antennes psychologiques à l'aide desquelles je puis tâter et palper toutes sortes de mystères: toute la pourriture cachée qui croupit au fond de certaines natures, mais qui tire peut-être son origine de quelque vice de sang dissimulé par l'éducation, je la perçois presque toujours dés le premier contact. Si j'ai bien observé, ce genre de natures, incompatible avec mon sens de la propreté, devine généralement la méfiance que m'inspire mon dégoût. Cela ne leur fait pas avoir une meilleure odeur...
Ainsi que j'en ai pris l'habitude — une pureté absolue, en moi et autour de moi, m'est une nécessité vitale, je dépéris dans des conditions d'existence douteuses — je me baigne et je nage en quelque sorte perpétuellement dans l'eau claire, ou dans quelque autre élément parfait, transparent et plein d'éclat. C'est pourquoi les rapports que j'ai avec les hommes mettent sans cesse ma patience à l'épreuve; mon «humanité» ne consiste pas à sympathiser avec mon prochain, mais à supporter que je le sente près de moi. — Mon humanité est une perpétuelle victoire sur moi-même.
Mais j'ai besoin de la solitude, je veux dire du retour à la santé, du retour à moi-même; j'ai besoin d'un air léger qui se joue librement. Mon Zarathoustra tout entier est un dithyrambe à la solitude, ou, si l'on m'a bien compris, à la pureté. . . Heureusement que ce n'est pas à la pure folie. Celui qui possède des yeux pour voir les couleurs dira qu'il est de diamant.
Le dégoût que m'inspiraient les hommes, la «racaillle», fut toujours mon plus grand danger. Veut-on écouter le discours où Zarathoustra parle de sa délivrance du dégoût:
Que m'est-il donc arrivé? Comment me sais-je délivré du dégoût? Qui a rajeuni mes yeux? Comment me suis-je envolé vers les hauteurs où il n'y a plus de canaille assise à la fontaine?
Mon dégoût lui-même m'a-t-il créé des ailes et les forces qui pressentaient les sources? En vérité, j'ai du voler au plus haut pour retrouver la fontaine de la joie!
Oh! je l'ai trouvée, mes frères! Ici, au plus haut jaillit pour moi la fontaine de la joie! Et il y a une vie où l'on s'abreuve sans la canaille!
Tu jaillis presque avec trop de violence, source de joie! Et souvent tu renverses de nouveau la coupe en voulant la remplir!
Il faut que j'apprenne à t'approcher plus modestement:
avec trop de violence mon cœur afflue à ta rencontre: —
Mon cœur où se consume mon été, cet été court, chaud, mélancolique et bienheureux: combien mon cour estival désire ta fraîcheur, source de joie!
Passée, l'hésitante affliction de mon printemps! Passée, la méchanceté de mes flocons de neige en juin! Je devins estival tout entier, tout entier après-midi d'été!
Un été dans les plus grandes hauteurs, avec de froides sources et une bienheureuse tranquillité: venez, ô mes amis, que ce calme grandisse en félicité!
Car ceci est notre hauteur et notre patrie: notre demeure est trop haute et trop escarpée pour tous les impurs et la soif des impurs.
Jetez donc vos purs regards dans la source de ma joie, amis! Comment s'en troublerait-elle? Elle vous sourira avec sa pureté.
Nous bâtirons notre nid sur l'arbre de l'avenir; des aigles nous apporteront la nourriture, dans leurs becs, à nous autres solitaires!
En vérité, ce ne seront point des nourritures que les impurs pourront partager! Car les impurs s'imagineraient dévorer du feu et se brûler la gueule!
En vérité, ici nous ne préparons point de demeures pour les impurs. Notre bonheur semblerait glacial à leur corps et à leur esprit!
Et nous voulons vivre au-dessus d'eux comme des vents forts, voisins des aigles, voisins de la neige, voisins du soleil. ainsi vivent les vents forts.
Et, semblable au vent, je soufflerai un jour parmi eux; à leur esprit je couperai la respiration, avec mon esprit: ainsi le veut mon avenir.
En vérité, Zarathoustra est un vent fort pour tous les bas-fonds; et il donne ce conseil à ses ennemis et à tout ce qui crache et vomit: «Gardez-vous de cracher contre le vent! »
(À suivre. )
Traduit par HENRI ALBERT.