L'eugénisme de Platon

François-Xavier Ajavon
La législation eugénique positive dans les textes politiques de Platon
Dans la conception de sa législation eugénique positive Platon doit beaucoup de matière à la cohérence de cette tradition archaïque à laquelle nous venons de faire référence. C’est, de la sorte, un système de lois positives qui doit tout à la fois à la morale de Théognis et aux pratiques spartiates. Mais il y a assurément, aussi, une part de profonde originalité dans le projet eugénique platonicien – et dans les modalités de sa mise en œuvre, point qui nous intéresse pour le moment.

(…)

Le communisme des enfants s’exprime également par la prise en charge post-natale immédiate de l’enfant par des « nourrices», qui sont nettement des fonctionnaires se substituant à la mère naturelle des enfants. « …les enfants, à mesure qu’ils naîtront, seront remis entre les mains de personnes chargées d’en prendre soin (…) ces préposés porteront les enfants des sujets d’élite au bercail, et les confieront à des nourrices habitant à part dans un quartier de la ville » Ibid, V, 460 a..

Mais la préoccupation eugénique platonicienne dépasse largement le cadre du « communisme des femmes » qui ne s’adresse qu’à l’élite de la communauté ; d’une manière très générale le législateur est là pour surveiller ( et punir – dans le cadre d’une législation coercitive ) les modalités des unions entre les individus – et cela en suivant des modèles archétypaux indiquant l'harmonie et la vertu.

L’un des rôles du législateur de Callipolis va donc être de substituer au hasard ( ou aux inclinations « amoureuses » inattendues des individus ) une rationalité d’Etat dans le processus de formation des couples, et donc – potentiellement – de la procréation. «…former des unions au hasard (…) serait une impiété dans une cité heureuse. (…) Il est donc évident qu’après cela nous ferons des mariages aussi saints qu’il sera en notre pouvoir ; or les plus saints seront aussi les plus avantageux» Ibid., V, 459 a.. L'intérêt général de la cité prévaut clairement, de la sorte, sur l’intérêt des individus ; mais cette prééminence de la communauté sur le particulier est dissimulée stratégiquement par le législateur, dont le but est d’instaurer une régulation eugénique au sein de la communauté, sans que cette entreprise puisse rencontrer des obstacles. « Il faut, selon nos principes, rendre les rapports très fréquents entre les hommes et les femmes d’élite, et très rares, au contraire, entre les sujets inférieurs de l’un et l’autre sexe. (…) toutes ces mesures devront rester cachées, sauf aux magistrats, pour que la troupe des gardiens soit, autant que possible, exempte de discorde » Ibid., V, 460 a.. C’est prioritairement sur la base d’un développement favorisé des meilleurs caractères que l’eugénisme platonicien se construit ; avant d’en passer par des phases plus rudes - l’infanticide notamment. En favorisant la vie sexuelle des sujets d’élite, Platon compte améliorer le peuple de sa communauté. C’est là un point essentiel des mesures eugéniques positives platoniciennes, reposant sur l’idée sous-entendue que l’excellence ( areté ) d’un individu peut se transmettre à ses progénitures, suivant une logique héréditaire directe. C’est dans une perspective clairement aristocratique que cette génétique de l’héritage et de la transmission fonde le système eugénique platonicien.

Cette accentuation stratégique de la sexualité des individus les plus excellents conduit à diverses mesures pratiques, dont la mise en place de fêtes pseudo-religieuses ayant pour finalité d’organiser les unions les plus profitables pour la communauté ( qu’il faut aussi comprendre comme un génos, comme une race au sens archaïque ) « …où nous rassemblerons fiancés et fiancées, avec accompagnement de sacrifices et d’hymnes que nos poètes composeront en l’honneur des mariages célébrés » Platon, République, V, 460 a.. Une autre mesure de ce type tend à instrumentaliser l’acte sexuel, et à en faire une récompense gracieusement accordée par l’Etat aux meilleurs « Quant aux jeunes gens qui se seront signalés à la guerre ou ailleurs, nous leur accorderons, entre autres privilèges et récompenses, une plus large liberté de s’unir aux femmes » Ibid., V, 460 a..

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Ainsi, Platon institue par la législation même de pseudo-coutumes, aménageant une couverture parfaite à sa machine eugénique : « …nous organiserons (…) quelque ingénieux tirage au sort, afin que les sujets médiocres qui se trouveront écartés accusent, à chaque union, la fortune et non les magistrats » Ibid., V, 460 a.. La loi positive ayant trait à l’eugénisme semble donc avoir une double fonction, d’une part assurer un principe de sélection permettant aux meilleurs éléments de la communauté de pouvoir se développer préférentiellement ( et suivant une harmonie idéale ), mais d’autre part ce système de lois se doit de cacher cette organisation rationnelle ( et quasiment technique ) de la procréation à la population.

La législation eugénique positive édictée par Platon dans ses textes de philosophie politique va également toucher certains aspects plus matériels de l’opération, que nous pourrions déjà qualifier de médicaux ou « naturalistes », notamment l’âge respectif des individus se mariant. Cette dimension a-politique de la législation eugénique doit certainement se saisir comme le résultat d’une série statistique d’observations médicales, mais aussi comme le résultat d’un certain nombre de croyances ésotériques et religieuses fixant la différence d’âge idéale entre les conjoints Concernant cette tradition religieuse et pythagoricienne, fixant une différence d’âge idéale entre les conjoints cf. le mythe du « Nombre Nuptial ». infra p. 61.. « La femme (…) enfantera pour la cité de sa vingtième à sa quarantième année ; l’homme, ‘après avoir franchi la plus vive étape de sa course’, engendrera pour la cité jusqu’à cinquante-cinq ans. Pour l’un et pour l’autre c’est en effet le temps de la plus grande vigueur de corps et d’esprit » Ibid., V, 461 a..

Ce qui va faire l’essentiel de la volonté eugénique de régulation des mariages ( et des naissances ) dans la République de Platon tient en ce principe anti-romantique que toute union amoureuse se doit d’être soumise à l’approbation de l’autorité politique et religieuse – faute de quoi cette union n’aura aucune légitimité et son « fruit » potentiel non plus. Pour traduire cela dans un langage plus direct nous pourrions dire que, selon Platon, la reproduction ( et conséquemment le choix du conjoint ) est un sujet bien trop important pour être laissé à la libre appréciation des individus ; c’est ce que nous pourrions appeler une affaire d’Etat. La reproduction devient avec Platon un service public, assurant sa pérennité à l’Etat, tout autant que l’incursion souvent coercitive de son autorité publique dans un domaine « privé » des relations inter-humaines et de la sexualité. « …la même loi est applicable à celui qui, encore dans l’âge de la génération, toucherait à une femme, en cet âge également, sans que le magistrat les ait unis. Nous déclarons qu’un tel homme introduit dans la cité un bâtard dont la naissance n’a été ni autorisée, ni sanctifiée » Platon, République, V, 461 b..

Dans les Lois, texte beaucoup plus tardif, le législateur eugéniste est apparenté à un médecin, et son action à une thérapie ( cf. Lois, IV, 719 e ). Mais, surtout, la législation eugénique est présentée comme une priorité absolue pour le législateur : « Or, ce qui, pour toute communauté politique, est le point de départ de sa génération, n’est-ce pas cette union, cette association que constitue le mariage ? – Comment le nier en effet ? – Donc si les lois matrimoniales sont instituées en premier, il y a des chances que, pour tout Etat, leur institution soit, eu égard à la rectitude, une bonne chose » Platon, Lois, IV, 721 a.. Dès lors la législation eugénique est pour la cité qui l’instaure non seulement un principe interne essentiel de sélection et de structuration, mais aussi un signe extérieur significatif dans son rapport aux autres communautés.

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Wilfrid Noël Raby


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