Sainte-Beuve et Baudelaire
Mais il avait adressé à Baudelaire une lettre sur Les Fleurs du Mal qui a été reproduite dans les Causeries du Lundi, en faisant valoir, pour diminuer sans doute la portée de l'éloge, que cette lettre avait été écrite dans la pensée de venir en aide à la défense. Il commence par remercier Baudelaire de sa dédicace, ne peut pas se décider à dire un mot d'éloge, dit que ces pièces, qu'il avait déjà lues, font, réunies, « un tout autre effet », qu'évidemment c'est triste, affligeant, mais que Baudelaire le sait bien, cela dure ainsi pendant une page, sans qu'un seul adjectif laisse supposer si Sainte-Beuve trouve le livre bien. Il nous apprend seulement que Baudelaire aime beaucoup Sainte-Beuve et que Sainte-Beuve sait les qualités de coeur de Baudelaire. Enfin, vers le milieu de la seconde page, il se lance, enfin une appréciation (et c'est dans une lettre de remerciement et à quelqu'un qui l'a traité avec quelle tendresse et quelle déférence !) : « En faisant cela avec subtilité (première appréciation mais qui peut se prendre en bien ou en mal), avec raffinement, avec un talent curieux (c'est le premier éloge, si c'en est un, il ne faut du reste pas être difficile, ce sera à peu près le seul) et un abandon quasi précieux d'expression, en parlant (souligné par Sainte-Beuve) ou pétrarquisant sur l'horrible... », et paternellement : « Vous avez dû beaucoup souffrir, mon cher enfant. » Suivent quelques critiques, puis de grands compliments sur deux pièces seulement : le sonnet Tristesse de la Lune « qui a l'air d'être d'un Anglais contemporain de la jeunesse de Shakespeare » et A celle qui est trop sage (2) dont il dit : « Pourquoi cette pièce n'est-elle pas en latin, ou plutôt en grec ? » J’oublie qu'un peu plus haut il lui avait parlé de sa « finesse d’exécution ». Et comme il aime les métaphores suivies, il termine ainsi : « Mais encore une fois il ne s'agit pas de compliments à quelqu'un qu'on aime... » – et qui vient de vous envoyer Les Fleurs du Mal, quand on a passé sa vie à en faire à tant d'écrivains sans talent...
Mais ce n'est pas tout, cette lettre, Sainte-Beuve, dès qu'il avait su qu'on comptait la publier, l'avait redemandée, probablement pour voir s'il ne s'était pas laissé aller à trop d'éloges (ceci du reste est simplement une supposition de ma part). En tout cas en la donnant dans les Causeries du Lundi, il crut devoir la faire précéder, je dirai franchement l'affaiblir encore, par un petit préambule où il dit que cette lettre avait été écrite « dans la pensée de venir en aide à la défense ». Et voici comment dans ce préambule il parle des Fleurs du Mal, bien que cette fois-ci, où il ne s'adresse plus au poète « son ami », il n'ait plus à le gronder et il pourrait être question de compliments : « Le poète Baudelaire... avait mis des années à extraire de tout sujet et de toute fleur (cela veut dire à écrire Les Fleurs du Mal) un suc vénéneux, et même, il faut le dire, assez agréablement vénéneux. C'était d'ailleurs (toujours la même chose !) un homme d'esprit (!), assez aimable à ses heures (en effet, il lui écrivait : « J'ai besoin de vous voir comme Antée de toucher la terre ») et très capable d’affection (c'est en effet tout ce qu'il y a à dire sur l'auteur des Fleurs du Mal. Sainte-Beuve nous a déjà dit de même que Stendhal était modeste et Flaubert bon garçon). Lorsqu’il eut publié ce recueil intitulé : Fleurs du Mal (« Je sais que vous faites des vers, n'avez-vous jamais été tenté d'en donner un petit recueil ? », disait un homme du monde à Mme de Noailles), il n'eut pas seulement affaire à la critique, la justice s'en mêla, comme s’il y avait véritablement danger à ces malices enveloppées et sous-entendues dans des rimes élégantes... ». Puis les lignes ayant l'air d'excuser (du moins, c'est mon impression) par la raison du service à rendre à l'accusé les éloges de la lettre. Remarquons en passant que les « malices enveloppées » ne vont pas beaucoup avec le « Vous avez dû beaucoup souffrir, mon cher enfant. » Avec SainteBeuve que de fois on est tenté de s'écrier : quelle vieille bête ou quelle vieille canaille...
Une autre fois (et peut-être bien parce que Sainte-Beuve avait été publiquement attaqué par les amis de Baudelaire pour n'avoir pas eu le courage de témoigner pour lui en même temps que d’Aurevilly, etc., devant la cour d'assises) à propos des élections à l'Académie, Sainte-Beuve fit un article sur les diverses candidatures. Baudelaire était candidat. Sainte-Beuve, qui du reste aimait donner des leçons de littérature à ses collègues de l'Académie comme il aimait donner des leçons de libéralisme à ses collègues du Sénat, parce que, s’il restait de son milieu, il lui était très supérieur, et qu’il avait des vélléités, des accès, des prurits d'art nouveau, d'anticléricalisme et de révolution, Sainte-Beuve parla en termes charmants et brefs des Fleurs du Mal « ce petit pavillon que le poète s’est construit à l'extrémité du Kamtchatka littéraire, j’appelle cela la « Folie Baudelaire » (toujours des « mots », des mots que les hommes d'esprit peuvent citer en ricanant : il appelle cela la « Folie Baudelaire ». Seulement le genre des causeurs qui citaient cela à dîner le pouvaient quand le mot était sur Chateaubriand ou sur Royer-Collard. Ils ne savaient pas qui était Baudelaire). Et il termina par ces mots inouïs : ce qui est certain, c'est que M. Baudelaire « gagne à être vu, que là où l’on s'attendait à voir entrer un homme étrange, excentrique, on se trouve en présence d'un candidat poli, respectueux, exemplaire, d'un gentil garçon, fin de langage et tout à fait classique dans les formes ». Je ne peux pas croire qu'en écrivant les mots gentil garçon, gagne à être connu, classique dans les formes, Sainte-Beuve n'ait pas cédé à cette espèce d'hystérie de langage qui, par moments, lui faisait trouver un irrésistible plaisir à parler comme un bourgeois qui ne sait pas écrire, à dire de Madame Bovary : « Le début est finement touché. »
Mais c'est toujours le même procédé : faire quelques éloges « d'ami » de Flaubert, des Goncourt, de Baudelaire, et dire que d'ailleurs ce sont dans le particulier les hommes les plus délicats, les amis les plus sûrs. Dans l'article rétrospectif sur Stendhal, c'est encore la même chose (« plus sûr dans son procédé »). Et après avoir conseillé à Baudelaire de retirer sa candidature, comme Baudelaire l'a écouté et a écrit sa lettre de désistement, Sainte-Beuve l'en félicite et le console de la façon suivante : « Quand on a lu (à la séance de l'Académie) votre dernière phrase de remerciements, conçue en termes si modestes et si polis, on a dit tout haut : Très bien. Ainsi vous avez laissé de vous une bonne impression. N'est-ce donc rien ? » N'était-ce rien que d'avoir fait l'impression d'un homme modeste, d'un « gentil garçon » à M. de Sacy et à Viennet ? N'était-ce rien de la part de Sainte-Beuve, grand ami de Baudelaire, que d'avoir donné des conseils à son avocat, à condition que son nom ne fût pas cité, d'avoir refusé tout article sur Les Fleurs du Mal, même sur les traductions de Poe, mais enfin d'avoir dit que la « Folie Baudelaire » était un charmant pavillon, etc. ?
Sainte-Beuve trouvait que tout cela, c'était beaucoup. Et ce qu'il y a de plus effrayant – et qui vient bien à l'appui de ce que je disais – , si fantastique que cela puisse paraître, Baudelaire était du même avis. Quand ses amis s'indignent du lâchage de Sainte-Beuve au moment de son procès et laissent percer leur mécontentement dans la presse, Baudelaire est affolé, il écrit lettre sur lettre à Sainte-Beuve, pour le bien persuader qu'il n'est pour rien dans ces attaques, il écrit à Malassis et à Asselineau : « Voyez donc combien cette affaire peut m’être désagréable... Babou sait bien que je suis lié avec l'oncle Beuve, que je tiens vivement à son amitié, et que je me donne moi la peine de cacher mon opinion quand elle est contraire à la sienne, etc. Babou a l'air de vouloir me défendre contre quelqu’un qui m'a rendu une foule de services. » (?) Il écrit à Sainte-Beuve que loin d'avoir inspiré cet article, il avait persuadé à l’auteur « que vous (Sainte-Beuve) faisiez toujours tout ce que vous deviez et pouviez faire. Il y a encore peu de temps que je parlais à Malassis de cette grande amitié qui me fait honneur, etc. ».
A supposer que Baudelaire ne fût pas sincère alors, et que ce fût par politique qu’il tînt à ménager Sainte-Beuve et à lui laisser croire qu'il trouvait qu'il avait bien agi, cela revient toujours au même, cela prouve l’importance que Baudelaire attachait à un article de Sainte-Beuve (qu'il ne peut d'ailleurs pas obtenir), à défaut d'article aux quelques phrases d'éloges qu'il finira par lui accorder. Et tu as vu quelles phrases ! Mais si piètres qu'elles nous semblent, elles ravissent Baudelaire. Après l'article « gagne à être connu, c'est un gentil garçon, folie Baudelaire, etc. », il écrit à SainteBeuve : « Encore un service que je vous dois ! Quand cela finira-t-il ? Et comment vous remercier ? Quelques mots, cher ami, pour vous peindre le genre particulier du plaisir que vous m’avez procuré... Quant à ce que vous appelez mon Kamtchatka, si je recevais souvent des encouragements aussi vigoureux que celui-là, je crois que j’aurais la force d'en faire une immense Sibérie, etc. Quand je vois votre activité, votre vitalité, je suis tout honteux (de son impuissance littéraire !). Faut-il maintenant que moi, l'amoureux incorrigible des Rayons jaunes et de Volupté, de Sainte-Beuve poète et romancier, je complimente le journaliste ? Comment avez-vous fait pour arriver à cette altitude de forme, etc., j'ai retrouvé là toute votre éloquence de conversation, etc. », et pour finir : « Poulet-Malassis brûle de faire une brochure avec votre admirable article. » Il ne borne pas sa reconnaissance à une lettre, il fait un article non signé dans la Revue anecdotique sur l'article de Sainte-Beuve : « Tout l'article est un chef-d’oeuvre de bonne humeur, de gaîté, de sagesse, de bon sens et d’ironie. Tous ceux qui ont l'honneur de connaître intimement l'auteur de Joseph Delorme, etc. » Sainte-Beuve remercie le directeur en disant à la fin, toujours avec ce goût de faire dérailler le sens des mots : « Je salue et respecte le bienveillant anonyme. » Mais Baudelaire, n'étant pas certain que Sainte-Beuve l'avait reconnu, lui écrit pour lui dire que l'article est de lui.
Tout cela vient à l'appui de ce que je te disais, que l'homme qui vit dans un même corps avec tout grand génie a peu de rapport avec lui, que c'est lui que ses intimes connaissent, et qu'ainsi il est absurde de juger comme Sainte-Beuve le poète par l'homme ou par le dire de ses amis. Quant à l’homme lui-même, il n'est qu'un homme, et peut parfaitement ignorer ce que veut le poète qui vit en lui. Et c'est peut-être mieux ainsi (3). C’est notre raisonnement qui, dégageant de l’oeuvre du poète sa grandeur, dit : c'est un roi, et le voit roi, et voudrait qu'il se conduisît en roi. Mais le poète ne doit nullement se voir ainsi pour que la réalité qu'il peint lui reste objective et qu'il ne pense pas à lui. Aussi se voit-il comme un pauvre homme qui serait bien flatté d'être invité chez un duc et d'avoir des prix à l'Académie. Et si cette humilité est la condition de sa sincérité et de son oeuvre, qu’elle soit bénie.
Baudelaire se trompait-il à ce point sur luimême ? Peut-être pas, théoriquement. Mais si sa modestie, sa déférence étaient de la ruse, il ne se trompait pas moins pratiquement sur lui-même puisque lui qui avait écrit Le Balcon, Le Voyage, Les Sept Vieillards, il s'apercevait dans une sphère où un fauteuil à l'Académie, un article de Sainte-Beuve étaient beaucoup pour lui. Et on peut dire que ce sont les meilleurs, les plus intelligents qui sont ainsi, vite redescendus de la sphère où ils écrivent Les Fleurs du Mal, Le Rouge et le Noir, L'Éducation sentimentale – et dont nous pouvons nous rendre compte, nous qui ne connaissons que les livres, c'est-à-dire les génies, et que la fausse image de l’homme ne vient pas troubler, à quelle hauteur elle est au-dessus de celle où furent écrits les Lundis, Carmen et Indiana – , pour accepter avec déférence, par calcul, par élégance de caractère ou par amitié, la fausse supériorité d'un Sainte-Beuve, d'un Mérimée, d'une George Sand. Ce dualisme si naturel a quelque chose de si troublant. Voir Baudelaire désincarné, respectueux avec Sainte-Beuve, et tantôt d'autres intriguer pour la croix, Vigny qui vient d'écrire Les Destinées mendiant une réclame dans un journal (je ne me rappelle pas exactement mais ne crois pas me tromper).
Comme le ciel de la théologie catholique qui se compose de plusieurs ciels superposés, notre personne, dont l'apparence que lui donne notre corps avec sa tête qui circonscrit à une petite boule notre pensée, notre personne morale se compose de plusieurs personnes superposées. Cela est peut-être plus sensible encore pour les poètes qui ont un ciel de plus, un ciel intermédiaire entre le ciel de leur génie, et celui de leur intelligence, de leur bonté, de leur finesse journalières, c'est leur prose. Quand Musset écrit ses Contes, on sent encore à ce je ne sais quoi par moments le frémissement, le soyeux, le prêt à s'envoler des ailes qui ne se soulèveront pas. C'est ce qu'on a du reste dit beaucoup mieux :
Même quand l'oiseau marche, on sent qu'il a des ailes.
Un poète qui écrit en prose (excepté naturellement quand il y fait de la poésie comme Baudelaire dans ses Petits Poèmes et Musset dans son théâtre), Musset, quand il écrit ses Contes, ses essais de critique, ses discours d'Académie, c'est quelqu'un qui a laissé de côté son génie, qui a cessé de tirer de lui des formes qu’il prend dans un monde surnaturel et exclusivement personnel à lui et qui pourtant s'en ressouvient, nous en fait souvenir. Par moments à un développement, nous pensons à des vers célèbres, invisibles, absents, mais dont la forme vague, indécise, semble transparente derrière des propos que pourrait cependant tenir tout le monde et leur donne une sorte de grâce et de majesté, d'émouvante allusion. Le poète a déjà fui, mais derrière les nuages on aperçoit son reflet encore. Dans l'homme, dans l'homme de la vie, des dîners, de l'ambition, il ne reste plus rien, et c'est celui-là à qui Sainte-Beuve prétend demander l'essence de l'autre, dont il n'a rien gardé.
Je comprends que tu n'aimes qu'à demi Baudelaire. Tu as trouvé dans ses lettres, comme dans celles de Stendhal, des choses cruelles sur sa famille. Et cruel, il l'est dans sa poésie, cruel avec infiniment de sensibilité, d’autant plus étonnant dans sa dureté que les souffrances qu'il raille, qu'il présente avec cette impassibilité, on sent qu'il les a ressenties jusqu'au fond de ses nerfs. Il est certain que dans un poème sublime comme Les Petites Vieilles, il n'y a pas une de leurs souffrances qui lui échappent. Ce n'est pas seulement leurs immenses douleurs :
Ces yeux sont des puits faits d'un millier de larmes...
Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs,
il est dans leurs corps, il frémit avec leurs nerfs, il frissonne avec leur faiblesse :
Flagellés par les bises iniques,
Frémissant au fracas roulant des omnibus...,
Se traînent, comme font les animaux blessés,
Mais la beauté descriptive et caractéristique du tableau ne le fait reculer devant aucun détail cruel (4) :
Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes...
Celle-là, droite encore, fière et sentant la règle...
Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles
Sont presque aussi petits que celui d'un enfant?
La Mort savante met dans ces bières pareilles
Un symbole d'un goût bizarre et captivant...
A moins que méditant sur la géométrie
Je ne cherche, à l'aspect de ces membres discords,
Combien de fois il faut que l'ouvrier varie
La forme de la boîte où l'on met tous ces corps
Mais surtout :
Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,
L’oeil inquiet, fixé sur vos pas incertains,
Tout comme si j'étais votre père, ô merveille !
Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins.
Et c'est ce qui fait qu'aimer Baudelaire –, comme dirait Sainte-Beuve, dont je m’interdis de prendre à mon compte cette formule comme j'en avais été souvent tenté, pour ôter de ce projet d'article tout jeu d'esprit, mais ici ce n'est pas pastiche, c'est une remarque que j'ai faite, où les noms me viennent à la mémoire ou aux lèvres, et qui s'impose à moi en ce moment – aimer Baudelaire, j'entends l'aimer même à la folie en ces poèmes si pitoyables et humains, n'est pas forcément signe d'une grande sensibilité. Il a donné de ces visions qui, au fond, lui avaient fait mal, j'en suis sûr, un tableau si puissant, mais d’où toute expression de sensibilité est si absente, que des esprits purement ironiques et amoureux de couleur, des coeurs vraiment durs peuvent s'en délecter. Le vers sur ces Petites Vieilles :
est un vers sublime et que de grands esprits, de grands coeurs aiment à citer. Mais que de fois je l'ai entendu citer, et pleinement goûté, par une femme d'une extrême intelligence, mais la plus inhumaine, la plus dénuée de bonté et de moralité que j'aie rencontrée, et qui s'amusait, le mêlant à de spirituels et d'atroces outrages, à le lancer comme une prédiction de mort prochaine sur le passage de telles vieilles femmes qu'elle détestait. Ressentir toutes les douleurs mais être assez maître de soi pour ne pas se déplaire à les regarder, pouvoir supporter la douleur qu'une méchanceté provoque artificiellement (même on oublie en le citant combien est cruel le vers délicieux :
oh ! ce frémissement d'un coeur à qui on fait mal – tout à l'heure ce n'était que le frémissement des nerfs des vieilles femmes, au fracas roulant des omnibus).
Peut-être cette subordination de la sensibilité à la vérité, à l'expression, est-elle au fond une marque de génie, de la force de l'art supérieure à la pitié individuelle. Mais il y a plus étrange que cela dans le cas de Baudelaire. Dans les plus sublimes expressions qu'il a données de certains sentiments, il semble qu'il ait fait une peinture extérieure de leur forme, sans sympathiser avec eux. Un des plus admirables vers sur la charité, un de ces vers immenses et déroulés de Baudelaire, est celui-ci :
Pour que tu puisses faire à Jésus, quand il passe,
Un tapis triomphal avec ta charité.
Mais y a-t-il rien de moins charitable (volontairement, mais cela ne fait rien) que le sentiment où cela est dit :
Un Ange furieux fond du ciel comme un aigle,
Du mécréant saisit à plein poing les cheveux,
Et dit, le secouant : « Tu connaîtras la règle !
(Car je suis ton bon Ange, entends-tu ?) Je le veux !
Sache qu’il faut aimer, sans faire la grimace,
Le pauvre, le méchant, le tortu, l’hébété,
Pour que tu puisses faire à Jésus, quand il passe,
Un tapis triomphal avec ta charité. »
Certes, il comprend tout ce qu’il y a dans toutes ces vertus, mais il semble en bannir l’essence de ses vers. C’est bien tout le dévouement, ce qu’il y a dans ces vers des Petites Vieilles :
Toutes m’enivrent ! Mais parmi ces êtres frêles
Il en est qui, faisant de la douleur un miel,
Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes :
« Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu’au ciel ! »
Il semble qu’il éternise par la force extraordinaire, inouïe du verbe (cent fois plus fort, malgré tout ce qu’on dit, que celui de Hugo), un sentiment qu’il s’efforce de ne pas ressentir au moment où il le nomme, où il le peint plutôt qu’il ne l’exprime. Il trouve pour toutes les douleurs, pour toutes les douceurs, de ces formes inouïes, ravies à son monde spirituel à lui et qui ne se trouveront jamais dans aucun autre, formes d’une planète où lui seul a habité et qui ne ressemblait à rien de ce que nous connaissons. Sur chaque catégorie de personnes, il pose toute chaude et suave, pleine de liqueur et de parfum, une de ces grandes formes, de ces sacs qui pourraient contenir une bouteille ou un jambon, mais s’il le dit avec des lèvres bruyantes comme le tonnerre, on dirait qu’il s’efforce de ne le dire qu’avec les lèvres, quoiqu’on sente qu’il a tout ressenti, tout compris, qu’il est la plus frémissante sensibilité, la plus profonde intelligence.
L’une, par sa patrie au malheur exercée,
L’autre, que son époux surchargea de douleurs,
L’autre, par son enfant Madone transpercée,
Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs !
Exercée est admirable, surchargea est admirable, transpercée est admirable. Chacun pose sur l’idée une de ces belles formes sombres, éclatantes, nourrissantes.
De ces belles formes d’art, inventées par lui, dont je te parlais et qui posent leurs grandes formes chaleureuses et colorées sur les faits qu’il énumère, un certain nombre en effet sont des formes d’art faisant allusion à la patrie des anciens.
L’une, par sa patrie au malheur exercée...
Les uns joyeux de fuir une patrie infâme...
C’est la bourse du pauvre et sa patrie antique.
Comme les belles formes sur la famille : « d’autres l’horreur de leurs berceaux », qui entrent vite dans la catégorie des formes bibliques et de toutes ces images qui font la puissance véhémente d’une pièce comme Bénédiction où tout est grandi par cette dignité d’art :
Dans le pain et le vin destinés à sa bouche
Ils mêlent de la cendre avec d’impurs crachats ;
Avec hypocrisie ils jettent ce qu’il touche,
Ils s’accusent d’avoir mis leurs pieds dans ses pas.
Sa femme va criant sur les places publiques...
Je ferai le métier des idoles antiques,...
Ah ! que n’ai-je mis bas tout un noeud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
A côté de vers raciniens si fréquents chez Baudelaire :
les grands vers flamboyants « comme des ostensoirs » qui sont la gloire de ses poèmes :
Les bûchers consacrés aux crimes maternels.
et tous les autres éléments du génie de Baudelaire, que j’aimerais tant t’énumérer, si j’avais le temps. Mais dans cette pièce ce sont déjà les belles images de la théologie catholique qui l’emportent.
Je sais que la douleur est la noblesse unique
Où ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu’il faut pour tresser ma couronne mystique
Imposer tous les temps et tous les univers.
(Image celle-là pas ironique de la douleur, comme étaient celles du dévouement et de la charité que j’ai citées, mais encore bien impassible, plus belle de forme, d’allusion à des oeuvres d’art du Moyen Age catholique, plus picturale qu’émue !)
Je ne parle pas des vers sur la Madone, puisque là c’est précisément le jeu de prendre toutes ces formes catholiques. Mais bientôt ces merveilleuses images :
Je traîne des serpents qui mordent mes souliers
ce mot soulier qu’il aime tellement
Que tu es belle dans tes pieds sans souliers, ô fille de prince.
L’infidèle laisse ses souliers au pied de l’église « et ces serpents sous les pieds comme sous les pieds de Jésus », incalcabis aspidem « tu marcheras sur l’aspic ». Mais peu à peu, en négligeant celles qui sont trop connues (et qui sont peut-être les plus essentielles), il me semble que je pourrais commencer, forme par forme, à t’évoquer ce monde de la pensée de Baudelaire, ce pays de son génie, dont chaque poème n’est qu’un fragment, et qui dès qu’on le lit se rejoint aux autres fragments que nous en connaissons, comme dans un salon, dans un cadre que nous n’y avions pas encore vu, certaine montagne antique où le soir rougeoie et où passe un poète à figure de femme suivi de deux ou trois Muses, c’est-à-dire un tableau de la vie antique connue d’une façon naturelle, ces Muses étant des personnes qui ont existé, qui se promenaient le soir à deux ou trois avec un poète, etc., tout cela dans un moment, à une certaine heure, dans l’éphémère qui donne quelque chose de réel à la légende immortelle, vous sentez un fragment du pays de Gustave Moreau. Pour cela, il te faudrait tous ces ports, non pas seulement un port rempli de voiles et de mâts, et ceux où des vaisseaux nageant dans l’or et dans la moire ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire d’un ciel pur « où frémit l’éternelle chaleur », mais ceux qui ne sont que des portiques
Le « portique ouvert sur des cieux inconnus ». Les cocotiers d’Afrique, aperçus pâles comme des fantômes.
Derrière la muraille immense du brouillard...
Des cocotiers absents les fantômes épars.
Le soir, dès qu’il s’allume, et où le soleil met
Sur la nappe frugale et les rideaux de serge
jusqu’à l’heure où il est fait « de rose et de bleu mystique », et avec ces restes de musique qui y traînent toujours chez lui et lui ont permis de créer l’exaltation la plus délicieuse peut-être depuis La Symphonie héroïque de Beethoven :
Dont nos soldats parfois inondent nos jardins
Et qui par ces soirs d’or où l’on se sent revivre
Versent quelque héroïsme au coeur des citadins.
Le son de la trompette est si délicieux
Dans ces soirs de célestes vendanges...
Le vin, non pas seulement dans toutes les pièces divines où il est chanté depuis le moment où il mûrit
jusqu’au moment où la « chaude poitrine » du travailleur lui est une « douce tombe », mais partout où lui, et tout élixir, toute végétale ambroisie (une autre de ses personnelles et délicieuses préparations), entre secrètement dans la fabrication de l’image, comme quand il dit de la mort qu’elle
Et nous donne le coeur de marcher jusqu’au soir.
Les horizons bleus où sont collées des voiles blanches
Frissonnent dans l’azur
Et la négresse, et le chat, comme dans un tableau de Manet. ... Du reste est-il rien qu’il n’ait peint ? J’ai passé les tropiques, comme un aspect trop connu de son génie, au moins trop connu de nous deux, puisque j’ai eu tant de mal à t’habituer à La chevelure, mais n’a-t-il pas peint le soleil dans son enfer polaire comme « un bloc rouge et glacé » ? S’il a écrit sur le clair de lune des vers qui sont comme cette pierre qui, comme sous verre, dans une gaine de silex, contient le cabochon dont on tire l’opale et qui est comme un clair de lune sur la mer et au milieu de laquelle, comme un fil d’une autre essence, de violette ou d’or, filtre une irisation pareille au rayon de Baudelaire, il a peint toute différente la lune comme une médaille neuve, et si j’ai omis l’automne dont tu sais comme moi par coeur tous les vers, il a eu sur le printemps des vers tout différents et divins :
Le printemps adorable a perdu son odeur...
Et du reste peut-on compter ces formes, quand il n’a jamais parlé de rien (et il a parlé de toute l’âme) qu’il n’ait montré par un symbole, et toujours si matériel, si frappant, si peu abstrait, avec les mots les plus forts, les plus usuels, les plus dignifiés ?
Bâton des exilés, lampe des inventeurs,...
Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut
Qui damne tout un peuple autour d’un échafaud...
et sur la mort :
C’est l’auberge fameuse, inscrite sur le livre
Où l’on pourra manger, et dormir, et s’asseoir ;
...........................................................................................................................
Et qui refait le lit des gens pauvres et nus ;
C’est la gloire des dieux, c’est le grenier mystique,
C’est le portique ouvert sur les Cieux inconnus !...
sur la pipe :
Et toutes ses femmes, et ses printemps et leur odeur, et ses matins avec la poussière de la voirie, et ses villes forées comme des fourmilières, et ses « voix » qui promettent des mondes, celles qui parlent dans la bibliothèque, et celles qui parlent au-devant du navire, celles qui disent que la terre est un gâteau plein de douceur et celles qui disent : c’est ici qu’on vendange
Rappelle-toi que toutes les couleurs vraies, modernes, poétiques, c’est lui qui les a trouvées, pas très poussées, mais délicieuses, surtout les roses, avec du bleu, de l’or ou du vert :
Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses
et tous les soirs où il y a du rose.
Et dans cet univers un autre plus interne encore, contenu dans les parfums, mais nous n’en finirions pas ; et si nous prenions n’importe quelle pièce de lui (je ne dis pas ses grandes pièces sublimes que tu aimes comme moi, LeBalcon, Le Voyage), mais des pièces secondaires, tu serais stupéfaite d’y voir tous les trois ou quatre vers, un vers célèbre, pas absolument baudelairien, dont tu ne savais pas où il était (à côté des vers plus baudelairiens peut-être et divins) :
Beaux écrins sans joyaux, médaillons sans relique
un vers matrice, semble-t-il, tant il est général et nouveau, de mille autres vers congénères mais qu’on n’a jamais faits aussi bien, et dans tous les genres, des vers comme :
que tu pourrais croire d’Hugo, comme :
que tu pourrais croire de Gautier, comme :
que tu pourrais croire de Sully Prudhomme, comme :
Tous ceux qu’il veut aimer l’observent avec crainte
que tu pourrais croire de Racine, comme :
que tu pourrais croire de Mallarmé, comme tant d’autres que tu pourrais croire de Sainte-Beuve, de Gérard de Nerval, qui a tant de rapports avec lui, qui était plus tendre, qui lui aussi a des démêlés de famille (ô Stendhal, Baudelaire, Gérard !) mais où il est si tendre, qui est un névrosé comme lui, et qui comme lui a fait les plus beaux vers, qu’on devrait reprendre ensuite, et comme lui paresseux, avec des certitudes d’exécution dans le détail, et de l’incertitude dans le plan. C’est si curieux, ces poèmes de Baudelaire avec ces grands vers que son génie emporté dans le tournant de l’hémistiche précédent s’apprête, à pleins essieux, à remplir dans toute leur gigantesque carrière, et qui donnent ainsi la plus grande idée de la richesse, de l’éloquence, de l’illimité d’un génie :
Et dont les yeux auraient fait pleuvoir les aumônes [(tournant)
Sans la méchanceté qui brillait dans leurs yeux
... Ce petit fleuve,
Triste et pauvre miroir où jadis resplendit (tournant)
L’immense majesté de vos douleurs de veuve...
et cent autres exemples. Quelquefois, sans que le vers suivant soit sublime, il y a pourtant cet admirable ralentissement à l’hémistiche qui va lancer le char dans la carrière du vers suivant, cette montée du trapèze qui va encore, encore plus haut, lentement, sans grand but, pour lancer mieux :
Nul oeil ne distinguait (pour mieux lancer sa pensée)
Du même enfer venu (tournant).
Et la fin de ces pièces, brusquement arrêtées, les ailes coupées, comme s’il n’avait pas la force de continuer, celui qui faisait voler son char dès l’avant-dernier vers dans l’immense arène.
Fin d’Andromaque :
Aux captifs, aux vaincus, à bien d’autres encor...
Fin du Voyage :
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau...
Fin des Sept Vieillards :
Et mon âme dansait, dansait, vieille gabare
Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans (bords).
Il est vrai que certaines répétitions chez Baudelaire semblent un goût et ne peuvent guère être prises pour une cheville.
Hélas, un jour devait venir où arriva pour lui ce qu’il avait appelé le châtiment de l’orgueil :
Sa raison s’en alla.
L’éclat de ce soleil d’un crêpe se voila.
Tout le chaos roula dans cette intelligence,
Temple autrefois vivant, plein d’ordre et d’opulence,
Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui,
Le silence et la nuit s’installèrent en lui,
Comme dans un caveau dont la clef est perdue.
Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue
Et quand il s’en allait sans rien voir, à travers
Les champs, sans distinguer les étés des hivers,
Sale, inutile et laid comme une chose usée,
Il faisait des enfants la joie et la risée.
Alors, il ne pouvait plus, lui qui, et quelques jours encore auparavant, avait momentanément détenu le verbe le plus puissant qui ait éclaté sur des lèvres humaines, prononcer que ces seuls mots « nom, crénom », et s’étant aperçu dans une glace qu’une amie (une de ces amies barbares qui croient vous faire du bien en vous forçant à « être soigné » et qui ne craignent pas de tendre une glace à un visage moribond qui s’ignore et qui de ses yeux presque déjà fermés s’imagine un visage de vie) lui avait apportée pour qu’il se peignât, ne se reconnaissant pas, il salua !
Je pense à toutes ces choses, et comme il dit à bien d’autres encore, et je ne peux pas penser qu’il a été tout de même un grand critique, celui qui, ayant parlé si abondamment de tant d’imbéciles, bien disposé d’ailleurs pour Baudelaire, ayant sans cesse l’esprit attiré vers sa production qu’il prétendait d’ailleurs voisine de la sienne (Joseph Delorme, ce sont Les Fleurs du Mal avant la lettre), a écrit sur lui seulement quelques lignes où en dehors d’un trait d’esprit (« Kamtchatka littéraire » et « Folie Baudelaire »), il n’y a que ceci qui peut s’appliquer aussi bien à beaucoup de conducteurs de cotillons : « Gentil garçon, gagne à être connu, poli, fait bonne impression. »
Encore est-il un de ceux, à cause tout de même de sa merveilleuse intelligence, qui l’ont le mieux compris. Lui qui a lutté toute sa vie contre la misère et la calomnie, quand il est mort, on l’avait tellement représenté à sa mère comme un fou et un pervers qu’elle fut stupéfaite et ravie d’une lettre de Sainte-Beuve qui lui parlait de son fils comme d’un homme intelligent et bon. Le pauvre Baudelaire avait dû lutter toute sa vie contre le mépris de tous. Mais
Lui dérobaient l’aspect des peuples furieux.
Furieux jusqu’au bout : quand il était paralysé, sur ce lit de souffrances où la négresse, qui avait été sa seule passion, venait le relancer par ses demandes d’argent, il fallait que les pauvres mots d’impatience contre le mal, mal prononcés par sa bouche aphasique, aient paru des impiétés et des blasphèmes à la supérieure du couvent où il était soigné et qu’il dut quitter. Mais comme Gérard, il jouait avec le vent, causait avec le nuage, s’enivrait en chantant du chemin de la croix. Comme Gérard qui demandait qu’on dise à ses parents qu’il était intelligent (5). C’est à cette époque de sa vie que Baudelaire avait ces grands cheveux blancs qui lui donnaient l’air, disait-il, « d’un académicien (à l’étranger !) ». Il a surtout sur ce dernier portrait une ressemblance fantastique avec Hugo, Vigny et Leconte de Lisle, comme si tous les quatre n’étaient que des épreuves un peu différentes d’un même visage, du visage de ce grand poète qui au fond est un, depuis le commencement du monde, dont la vie intermittente, aussi longue que celle de l’humanité, eut en ce siècle ses heures tourmentées et cruelles, que nous appelons vie de Baudelaire, ses heures laborieuses et sereines, que nous appelons vie de Hugo, ses heures vagabondes et innocentes que nous appelons vie de Gérard et peut-être de Francis Jammes, ses égarements et abaissements sur des buts d’ambition étrangers à la vérité, que nous appelons vie de Chateaubriand et de Balzac, ses égarements et surélévation au-dessus de la vérité, que nous appelons deuxième partie de la vie de Tolstoï, comme de Racine, de Pascal, de Ruskin, peut-être de Maeterlinck. »
Notes
1. « Sainte-Beuve heureux de pouvoir venir en aide à son ami sans se compromettre », comme dit naïvement M. Crépet, qui croit faire l'éloge de la conduite de Sainte-Beuve. (N. de l'A.)
2. Note de L'Encyclopédie de L'Agora: Proust écrit À celle qui est trop sage, alors que le titre du poème est À celle qui est trop gaie.
3. Les dernières lignes de ce paragraphe sont extraites d'un autre cahier, où elles sont précédées de la mention suivante : « Ajouter à Baudelaire, quand je parle du poète qui désire être de l'Académie, etc. Suprême ironie, Bergson et les visites académiques. »
4. Sa poésie sur Les Aveugles commence ainsi :
Contemple-les, mon âme; ils sont vraiment affreux!
(N. d. l'A.)
5. Vérifier (N. d. l’A.).