Politique militaire et administration des provinces sous Auguste

Camille Jullian
Troisième partie de la biographie d'Auguste de Camille Jullian publiée dans la Grande Encyclopédie (1885-1902): Réforme de l'armée romaine. — Création de nouveaux corps: cohortes urbaines et cohortes vigiles. — Restauration de la discipline militaire. — Administration de l'Espagne. — Administration de la Gaule: Agrippa maintient la paix. Construction des routes et établissement de Lugdunum (Lyon) comme centre politique et religieux. — Guerres contre les Germains. — L'empire menacé par les Marcomans. — Auguste choisit de ne pas annexer les territoires de la Parthe et de l'Assyrie. — Réunification de l'empire d'Occident et d'Orient.
BIOGRAPHIE D'AUGUSTE
1° : l'ascension d'Octave, le triumvirat avec Antoine et Lépide
2° : politique et administration interieure sous Auguste
3° : politique militaire et administration des provinces sous Auguste
4° : portrait de l'homme



ARMÉE, PROVINCES ET GUERRES. — La monarchie nouvelle fondée par Auguste reposant en grande partie sur le titre d'imperator était donc essentiellement militaire. Malgré l'affectation qu'il mit sans cesse à faire oublier son autorité militaire, Auguste n'eut peut-être pas de préoccupation plus constante et plus forte que celle d'organiser l'armée de manière à la mettre tout entière dans les mains du souverain. Il n'admit personne à l'aider dans les affaires militaires, et ses meilleurs généraux, comme les fils de sa femme, Tibère et Drusus, son premier homme de guerre, comme Agrippa, malgré leur popularité et leurs talents, ont toujours été traités par Auguste, quand il s'est agi des affaires militaires, avec méfiance et jalousie. Comme le dit justement M. Schiller: «Agrippa était très populaire dans l'armée. Malgré cela, il n'a jamais oublié qu'il devait se regarder toujours comme subordonné à son impérial ami; il sentit les bornes qui étaient mises à son action. Mais précisément ce désintéressement rendit possible à Auguste de fonder si vite et si aisément la souveraineté militaire, noyau de la nouvelle domination.» — Auguste, nous l'avons va, était, comme imperator, le chef militaire de l'État. Comme imperator encore, il avait pour sa garde neuf cohortes prétoriennes, recrutées parmi les jeunes Romains de l'Italie centrale, qui séjournaient toujours près de lui, et, quand il était à Rome, aux portes de la ville. Pour l'aider dans le commandement de ces cohortes il avait sous ses ordres immédiats deux suppléants, les préfets du prétoire, præfecti prætorio, qui ne sont sous Auguste que de simples officiers, mais dont le rôle se transformera complètement sous Tibère (cf. Hirschfeld, Untersuehungen, p. 219; le 1er pr. pr. est de l'an 2 av. J.-C.). Pour la garde de la capitale, Auguste institua quatre cohortes urbaines, placées sous l'autorité du préfet de la ville; sept cohortes vigilum, placées sous les ordres d'un préfet, ces dernières chargées surtout de la police de nuit et de la police des incendies. Pour sa garde personnelle, Auguste avait des esclaves germains qu'il appelait ses «gardes du corps», Germani corpore custodes, et dont le service du reste n'a rien de commun avec le service officiel et public qui est celui des prétoriens. En Italie, sauf quelques détachements de soldats chargés de mettre fin au brigandage, qui s'était prodigieusement développé à la faveur des guerres civiles, Auguste n'entretint aucune troupe. Les parages en étaient seulement gardés par les flottes de Ravennes, de Misène et de Fréjus, placées sous l'autorité du prince qui se faisait représenter par des affranchis ou des chevaliers (præfecti classium). Le reste de l'armée fut maintenu aux frontières. Auguste fit beaucoup de règlements pour le service militaire, quoiqu il soit probable qu'un assez grand nombre aient été empruntés aux plans de Jules César. «Il régla la paix et les récompenses des gens de guerre, d'après les grades et les temps du service (16 ans de service et 720 deniers par an pour les prétoriens, 20 ans et 225 deniers par an pour les légionnaires, 25 ans pour les auxiliaires). Il détermina les retraites attachées aux congés, afin qt après les avoir obtenues, le besoin ne devint pas pour les vieux soldats une occasion de troubles (20,000 sesterces de retraite pour les prétoriens, 12,000 pour les légionnaires) (Suétone, § 49).» Pour les auxiliaires, ils recevaient en sortant du service le droit de cité romaine. Auguste s'attache en outre à inculquer à jamais au soldat le principe de la discipline, oublié depuis un siècle. Les règlements, au dire de Suétone (§ 24), furent à cet égard d'une extrême rigueur, et on peut croire qu'Auguste fut poussé à cette sévérité non pas seulement par intérêt dynastique et politique, mais encore par cet amour pour les choses et les traditions de l'ancienne république que nous avons maintes fois déjà constaté dans son administration. Une légion s'étant mutinée, il la licencia. Des cohortes qui avaient lâché pied furent décimées. Des centurions qui avaient quitté leur poste furent punis de mort. Un soldat demandait son congé insolemment, il le lui accordait, mais sans retraite. Il ne permettait à ses légats de voir leurs femmes que pendant l'hiver. Un chevalier romain avait coupé les pouces de ses fils pour les exempter du service: il fit vendre à l'encan ses biens et sa personne. En un mot, dit Suétone, «il ressuscita en plusieurs points les anciennes coutumes, et maintint la discipline avec la dernière rigueur».

Auguste se réserva le gouvernement de toutes les provinces oü il était nécessaire d'entretenir des troupes, abandonnant les autres au Sénat. Il répartit entre ses provinces les légions (commandées chacune par un legatus) et les troupes auxiliaires, et confia dans chaque district le gouvernement du pays et le commandement de ses soldats à un de ses lieutenants (legati), qu'il prit, suivant l'importance de la province, parmi les anciens préteurs ou les anciens consuls. Auguste s'occupa sans relâche à pacifier toutes les provinces dont il revendiquait la responsabilité immédiate, à compléter l'oeuvre de la conquête romaine, laissée imparfaite par la République, à faire de l'empire un tout homogène et équilibré. Voyons comment il réussit. — À l'extrême occident il fallait achever la soumission de l'Espagne, dont les peuples du nord (Astures, Cantabres) étaient à demi indépendants. En 29, une première expédition fut faite dans le pays par T, Statilius Taurus. En 26, Auguste se rendit en personne au delà des Pyrénées: mais, tombé malade à Tarragone, il abandonna la direction de la guerre à Agrippa: les Romains ne vinrent à bout des montagnards qu'après de longues expéditions, des sièges pénibles, comme ceux de Bergida et d'Aracelium. En 25, P. Carisius guerroya contre les Cantabres. Auguste essayait de commencer la pacification du pays en fondant des colonies destinées à une grande célébrité, Cæsarea Augusta (Saragosse), Augusta Emerita (Merida). Il crut pouvoir quitter alors l'Espagne (25), mais la guerre continue les années suivantes, tantôt sourdement, tantôt, comme en 22, d'une façon sanglante. En 20, tout est à recommencer: il fallut envoyer de nouveau dans le pays Agrippa, qui ne vint à bout des montagnards qu'en procédant à une extermination en règle. Il y eut encore des révoltes en l'an 16: mais dès lors toute la péninsule était romaine et la prospérité dont avait joui jusque-là la Bétique sous le domination latine gagna rapidement le Nord-0uest et la haute vallée de l'Ebre (Voyez le tableau donné par Duruy dans son Histoire romaine, III). — En Gaule, il y eut moins à faire, César n'avait de ce côté laissé place à aucune besogne pour son successeur. Çà et là, il fallut réprimer quelques révoltes, par exemple celle des Aquitains en 38, qui fut d ailleurs peu de chose et dont Agrippa eut vite raison, celle des Morini (Artois), en 29, des Trévires la même année, peut-être une autre des Aquitains en 28. Mais dans l'ensemble, la Gaule était soumise, pacifiée, gagnée mérite à la civilisation latine, et l'œuvre d'Auguste dans ce pays a été surtout une œuvre d'organisation et d'administration, — peut-être un peu étroite et tracassière. Agrippa a été son principal collaborateur dans cette œuvre, dont les deux points principaux furent la construction de grandes routes et l'établissement dans la colonie romaine de Lugdunum (Lyon) du centre politique et religieux de la Gaule. L'an 12 avant notre ère, Drusus inaugura au confluent du Rhône et de la Saône un autel consacré à Rome et à Auguste, ROMÆ ET AVGVSTO, qui devint dès lors pour ainsi dire le foyer de la Gaule, et devant lequel se réunirent désormais chaque année les délégués des soixante-quatre cités de la Gaule, sacerdotes Romæ et Augusti, pour adorer l'Empereur-Vénérable et la Déesse-Rome. L'administration municipale de la Gaule est en partie l'œuvre d'Auguste, quoique en somme il soit probable qu'il ait eu moins à changer qu'on ne croit, et qu'il ait également laissé beaucoup à faire pour cela à Tibère et à Claude. Il s'occupa surtout, semble-t-il, de la Gaule du Sud-Est, qu'on commençait à appeler, du nom de sa capitale, Gaule Narbonnaise. Aux colonies d'Arles et de Narbonne, il ajouta celles d'Air, de Fréjus, de Nimes, beaucoup d'autres encore, qui reçurent le droit latin ou la cité romaine, si bien qu'à la fin du règne d'Auguste, la Narbonnaise était aussi romaine que le Nord de l'Italie. Il envoya à Nîmes, notamment, une colonie de soldats égyptiens, qui apportèrent dans la ville leurs usages, leurs lois, et jusqu'au souvenir du crocodile et du palmier de leur pays natal.

Auguste semble avoir plus fait d'ailleurs indirectement que directement pour la Gaule, et les services qu'il rendit au pays résultent moins de son administration que de ses guerres. Le grand bienfait que la Gaule lui doit c'est la pacification de sa frontière, au Sud-Est du coté des Alpes, et au Nord-Est du côté du Rhin. — En 25, se place la soumission de la peuplade alpestre des Salasses. En 15, Drusus et Tibère, par une double vigoureuse campagne dans le Tyrol et la haute vallée du Rhin, donnent à l'empire romain un nouveau pays, dont on formera la province de Rhétie et où s'élèveront bientôt les villes de Augusta Vindelicorum (Augsbourg) et Augusta Rauricorum (Augst). En l'an 14, la conquête des Alpes maritimes acheva la pacification de la grande chalne de montagnes, et, peu après, un trophée élevé à l'extrémité méridionale des Alpes (tropœa Augusti), sur le rocher de la Turbie près de Monaco, consacra l'annexion définitive de tous les monts et de toutes les vallées, depuis le golfe de Gênes jusqu'au fond de l'Adriatique.

Les guerres furent plus longues et plus périlleuses contre les Germains sur les bords du Rhin: le mérite principal des conquêtes et des victoires est dû à Drusus, frère cadet de Tibère. En l'an 42, il refoula définitivement les Germains au delà du fleuve, les suivit et procéda à la conquête régulière de la rive droite. Les Bataves et les Frisons furent soumis, un canal fut creusé à travers leur pays, du Rhin au Zuiderzee (canal de Drusus). Drusus voulut créer une province de Germanie en plein pays barbare, entre le Rhin et l'Elbe: en l'an 11, il pénètre jusqu'au Teutoburgerwald, jusqu'au Weser. En l'an 10, il refait la même campagne; en l'an 9, il atteint l'Elbe et la Saale, et peut-être allait pousser plus loin encore lorsqu'il mourut. La continuation de son œuvre fut confiée à son frère Tibère qui, en l'an 8 et en l'an 7, parcourait la Germanie en tous sens, sans rencontrer de résistance. Il sembla qu'une nouvelle province venait d'être définitivement enlevée par l'empire sur la barbarie: des camps s'élevèrent, des flottes sillonnèrent l'Elbe, le Weser et la mer du Nord, et Auguste put écrire que Rome avait pénétré sous son règne aux confins du monde: qua neque terra neque mari quisquam Romanus ante id tempus adit. — Pendant une douzaine d'années, on fut tranquille de ce côté: Auguste en profita pour achever la conquête des vallées de la Drave et de la Save, et pour atteindre le moyen Danube. On y arriva l'an 5 après notre ère à Caruuntum. Cette année, l'empire romain voyait donc ses limites prodigieusement reculées, jusqu'à l'Elbe, jusqu'au Danube, à cent lieues de la Gaule et de l'Italie: ce fut l'apogée de la gloire militaire et de l'extension romaine sous Auguste. Mais les revers arrivèrent vite, plus rapides, plus terribles qu'on ne pouvait le croire. — Deux royaumes se formaient dans l'ombre, au-delà du Danube et du Weser. L'an 6 de notre ère, Maroboduus (Marbod), roi des Marcomans (dans le quadrilatère de Bohème), après avoir soumis les nations voisines, après avoir réuni 70,000 fantassins et 4,000 cavaliers, se trouvait être le plus puissant adversaire des Romains, menaçant à la fois, de son carré de montagnes, la vallée de l'Elbe et la vallée du Danube. Les Romains voulurent en avoir raison: deux armées, l'une venant par le Main, l'autre par le Danube, fortes ensemble de douze légions, allaient se réunir pour marcher contre Marbod. A ce moment, derrière les légions romaines perdues en pays barbare, toutes les provinces frontières du centre de l'empire se soulevèrent. Il fallut traiter avec Marbod, à conditions égales, et recommencer à nouveau la conquête. 200,000 hommes étaient révoltés. L'effroi fut grand, à Rome même, mais Tibère sauva la situation. «Il se chargea de cette nouvelle guerre», dit Suétone, «qui, depuis la guerre punique, fut la plus terrible de toutes les guerres antérieures. Il la fit pendant trois ans (6-9), avec quinze légions et un pareil nombre de troupes alliées, au milieu de difficultés de toute espèce, et malgré la disette absolue de grains.» Après trois années de campagnes pénibles, incessantes, compliquées (dont le meilleur récit se trouve chez l'historien Velleius Paterculus, qui servit sous Tibère), tout le pays entre l'Adriatique et le Danube, dévasté, dépeuplé, désolé, fut soumis de nouveau et définitivement à la loi romaine: mais il fallut renoncer à franchir le Danube et à aller attaquer Marbod. — Au Nord-Est, on se trouva en face d'autres désastres, tout autrement irréparables. La province de Germanie transrhénane était commandée par P. Quintilius Varus, qui s'appliquait à la romaniser avec la dernière âpreté (libido ac superbia, dit Florus). Il est probable, cependant, qu'Auguste et les historiens romains ont à dessein terni la mémoire de Varus comme pour se justifier du désastre. Varus ne fit pas autre chose que ce qui était légal et ordinaire lors de l'organisation d'une province. «Il osa», dit Flores,«réunir des cours de justice; il rendait la justice dans son camp, comme s'il pouvait, par la voix du héraut et les verges du licteur, réprimer la violence naturelle aux barbares»: mais aucun gouverneur ne procédait autrement; Varus a dû payer aux yeux de la postérité son malheur et peut-être les ordres imprudents d'Auguste. Une conjuration de princes et de peuples allemands se formait sous la direction de Hermann (Gaius Julius Arminius, cf. Hübner, Hermas, X, p. 393), prince des Chérusques. Dans une marche pénible et aventureuse vers l'Est, Varus fut brusquement enveloppé par Arminius et ses hommes, eut ses trois légions massacrées (XVII, XVIII, XIX), et se donna la mort (dans le Teutoburgerwald, dans les marais de Venue, d'après Mommsen, Ac. de Berlin, 1885). 20,000 hommes périrent (septembre an 9). «Cette défaite», dit Suétone, «faillit être funeste à l'État. Il fallut disposer des sentinelles dans Rome pour prévenir tout désordre, et confiner dans leur poste les commandants des provinces, afin que leurs lumières et leur expériencere tinssent les alliés dans le devoir. Auguste consacra de grands jeux à Jupiter pour le rétablissement des affaires de la République. On dit même qu'il fut tellement consterné de ce désastre, qu'il laissa croître sa barbe et ses cheveux plusieurs mois de suite, et qu'il se frappait de temps en temps la tête contre la porte, en s'écriant «Quintilius Varus, rends-moi mes légions.» L'anniversaire de cette défaite fut pour lui un jour de tristesse et de deuil». Là encore, Tibère sauva la situation. Dès la fin de l'an 9, il est en Germanie, guerroyant sans relâche, mais se maintenant toujours sur la défensive. «On combattait plutôt pour effacer la honte du désastre de Varus que pour l'agrandissement de l'empire ou les fruits de la victoire», dit Tacite. On ne s'éloigne guère désormais du Rhin, jusqu'à la mort d'Auguste, et, comme le fait remarquer justement Florus, cette défaite arrêta l'empire romain sur les rivages du Rhin. Il fallait renoncer à une province de Germanie transrhénane.

Au Nord du monde grec, comme au Nord de l'Italie, la domination romaine avait également atteint, sous le règne d'Auguste, les bords du Danube. En 29 av. M. Licinius Crassus soumit la vallée du Ciabrus (Cibritza), battit les Bastarnes en 28, et acheva la soumission de toute la vallée rive droite du fleuve jusqu'à l'embouchure. Il fallut défendre maintes fois la nouvelle conquête (province de Mésie) contre les incursions des Daces: mais enfin il n'y eut, de ce côté de l'empire, ni grandes victoires, ni dangereuses révoltes. — Tandis qu'au centre du monde méditerranéen la marche progressive des armes romaines continuait, en Orient la politique d'Auguste se maintint toujours strictement sur la défensive. Il est vrai qu'il y avait de ce côté le souvenir du désastre d'Antoine. Auguste se comporta envers les Parthes comme il donna l'ordre à Tibère de se comporter envers les Germains après le désastre de Varus.

Même de l'an 30 à l'an 20, pendant les troubles intérieurs qui désolaient le royaume des Parthes et qui en faisaient une proie facile, Auguste ne voulut pas intervenir militairement. Il ne s'engagea que l'an 20, et seulement en Arménie, en faveur de son protégé Tigrane, contre le vassal des Parthes Artaxias. Là encore il avait recouru à Tibère. Mais Tibère n'eut pas une longue campagne à faire même avant l'arrivée des Romains, les Arméniens se soulevèrent, tuèrent Artaxias et acceptèrent le roi Tigrane. Le roi des Parthes, Phraates, d'ailleurs assez mal établi sur le trône et peu populaire, profita de l'occasion pour traiter avec les Romains, et leur rendre les étendards enlevés à Crassus et à Antoine. On fit plus de bruit à Rome de ce retour des étendards que d'une grande victoire. Les poètes le chantèrent, on en inscrivit la mention sur les médailles, on y vit la réparation des deux grands désastres, et le Sénat éleva un autel «à la Fortune revenue», reduci fortunæ. Toutes ces démonstrations officielles n'étaient provoquées que pour cacher un arrêt de la conquête romaine en Orient, que pour déguiser le désir profond d'Auguste de ne point pousser en avant de ce côté. Il était certain que, dans toute l'histoire extérieure de Rome, jamais une partie plus belle ne fut faite aux armées de l'empire, si elles avaient voulu pénétrer dans l'extrême Orient. La Parthe et l'Assyrie eussent été au moins aussi faciles à conquérir que la Germanie transrhénane, et étaient des conquêtes tout autrement utiles et glorieuses. Mais Auguste ne le voulut pas, non par faiblesse ou crainte, mais par politique: «Je pouvais», dit-il, «faire de l'Arménie une province: j'ai préféré la donner à un ami du peuple romain» (Mon. d'Ancyre, V, 24). — Et ce renoncement aux affaires de l'Orient alla si loin que, lorsque, après le départ de Tibère et la mort de Tigrane, l'Arménie fut reprise par l'influence des Parthes, Auguste ne bougea pas: ce ne fut que l'an 4 av. J -C.. qu'il envoya dans le pays son fils adoptif, Caius César, pour l'exercer au commandement et pour sauver, au moins en apparence, le prestige de la majesté romaine. Il y eut quelques faits d'armes sans importance, à la suite desquels l'Arménie fut donnée à Ariobarzane, fils du roi des Mèdes, et la paix fut de nouveau conclue avec les Parthes. — Mais les Romains ne pouvaient être les maîtres qu'avec une armée, et Auguste ne voulait la guerre à aucun prix. Les Parthes revinrent en Arménie, reprirent l'autorité: Auguste dut y envoyer un autre prétendant, Tigrane: l'anarchie fut seule maîtresse en Orient; Auguste se vante, dans son Index, que les Parthes acceptèrent peu après pour roi le candidat qu'il désigna, Vononès: cela prouve qu'il eût pu faire mieux et plus pour la gloire du peuple romain et la vengeance de Crassus et d'Antoine. Mais il est probable que le sort des deux triumvirs resta toujours devant ses yeux comme un conseil de s'abstenir. — D'autres campagnes, aussi peu importantes, mais plus intéressantes, furent entreprises par Auguste dans le reste des provinces orientales. En l'an 25-24, Caius Ilius Gallus, préfet d'Egypte (?) réunit dans l'isthme de Suez 40,000 hommes, s'embarqua à Arsinoé, pénétra dans le pays, des Arabes (Arabia Eudœmon), et n'eut pas de peine à s'emparer de quelques villes: l'expédition n'eut d'ailleurs pas de suite si ce n'est d'éveiller la curiosité desgéographes et de délivrer la mer Rouge des pirates. L'expédition atteignit la ville de Mariba (Marib en Arabie) (cf. Krüger, Der Feldzug des ælius Gallus). Parallèle à cette expédition, fut celle de Caius Petronius, également (?) préfet d'Egypte, contre les Éthiopiens qui, vers l'an 25, sous la conduite de leur reine Candace, avaient pénétré dans la Thébaïde. Petronius pénétra jusqu'à Napata, près de Méroë. — Voilà tout ce qui se passa d'important en Orient sous le règne d'Auguste. Les autres événements consistent uniquement en déplacements de vassaux de Rome, et modifications de territoires: en 25, à la mort du roi Amyntas, la Galatie fut faite province romaine; la même année, la Pamphylie fut réunie à l'empire. Les petits États, comme la Camagène, la Judée, la Cilicie, la Cappadoce, furent laissés à des princes dépendant de l'empire, et leur organisation réglée par Agrippa qui, durant dix années (23-13), représenta Auguste en Orient. — Enfin, en l'an 25, Auguste réunit la Numidie à l'Afrique, laissant la Maurétanie au roi Juba. — Vers l'an 6, la Judée fut réunie à la Syrie et recensée par le gouverneur de Syrie, Quirinus, c'est lors de ce recensement que naquit le Christ.

En somme, malgré le recul des armées romaines de l'Elbe au Rhin, malgré l'abandon complet en Orient des traditions romaines de conquête et de marche en avant, on peut regarder la politique extérieure d'Auguste comme son principal titre de gloire, comme son plus sérieux droit à la reconnaissance des Romains. Il a donné à l'empire la rive droite du Danube, c.-à-d. qu'il a constitué au beau milieu du monde romain, et comme à son centre d'équilibre, une province latine, riche, puissante, fortement romaine, une sorte de colonie gigantesque. Par cette création, l'empire cesse d'être, comme il était demeuré jusque-là, une sorte de composé hybride de deux moitiés disparates, l'Occident et l'Orient, une partie latine, une partie grecque, tendant chacune à vivre de sa vie isolée, dualisme qui avait failli déjà, au temps de la bataille d'Actium, conduire à la dissolution de l'empire romain. Par la conquête de la Rétie, du Norique, de la Pannonie, de la Mésie, Auguste souda ensemble ces deux moitiés de l'empire. Désormais, le monde romain formait un tout, sinon homogène, du moins harmonieux: l'isthme du centre avait disparu. Il ressemblait à une masse compacte, solide: il avait son centre, de l'ampleur, de la solidité. Il était, en un mot, équilibré: il pouvait vivre. Toute conquête ultérieure ne pouvait que détruire cette harmonie et cet équilibre. C'est pour cela, j'imagine, qu'Auguste, après le désastre de Varus, n'a point voulu reconquérir à nouveau la Germanie transrhénane; c'est pour cela, sans doute, qu'il n'a pas voulu qu'on franchit l'Euphrate, et qu'on prolongeât ainsi indéfiniment l'extrémité de l'empire. C'est pour cela, enfin, qu'il laissa comme conseil suprême à son héritier, celui de ne pas déplacer les frontières romaines. Auguste estimait donc que, sous son règne, l'empire avait atteint son plein et entier développement, et les proportions nécessaires à son existence normale. — C'est là, en effet, le mérite et la gloire de son règne: aucun empereur ne comprit mieux qu'Auguste quelle devait être la loi et la structure extérieure de l'organisme romain.

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