L'anxiété: de la Bactérie à l'Homme
Pour que l’anxiété d’un moment puisse apparaître (et disparaître) avec une telle fulgurance dans notre vie, interrompant tout sur son passage, il doit s’agir d’un état d’absolue nécessité. Un moment de réflexion nous en convaincra. Tous les câbles électroniques qui nous hâlent à travers le monde informatisé, comme à travers autant de voies, se rompent dès que nous avons perdu nos cartes d’accès à ce monde. Nous nous retrouvons à la dérive sur un chip flottant. Il nous faut ces cartes pour fonctionner, à la limite pour survivre. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. L’anxiété de la vie urbaine coule dans nos veines animales, si bien camouflées soient-elles derrière nos vestons et nos robes. Il s’agit là d’un legs ancien par lequel nous sommes unis de façon étonnante à la faune bigarrée du Globe.
Depuis le début de la vie sur Terre, toutes les espèces qui ont vécu ou qui vivent maintenant — nous y compris — ont relevé le défi de survivre. Du fait que nous partageons ce défi avec des espèces qui nous ressemblent aussi peu que l’amibe ou le ver de terre, notre curiosité est piquée au vif. Buffon ne s’y était pas trompé: «C’est par la seule comparaison que nous pouvons juger des choses et des êtres, et notre savoir dépend entièrement des relations que les choses ont entre elles [...]; s’il n’y avait pas d’animaux, la nature de l’Homme nous serait encore plus incompréhensible.»
Même Darwin n’a pu s’empêcher d’observer l’impact des émotions chez toutes les espèces. Dans L’expression des émotions chez l’homme et l’animal, publié en 1872, il parle de l’anxiété comme accompagnant la dépression: «Lorsque nous nous attendons à souffrir, nous devenons anxieux. Et si la souffrance persiste, nous perdons espoir.» Il devançait ainsi toute la psychiatrie moderne en faisant ressortir le lien, abondamment décrit aujourd’hui, entre la dépression, le stress et l’anxiété. En 1935, Konrad Lorenz décrivit les mécanismes innés de défense ou de fuite en réponse au danger. Nous comprenons sans peine qu’avec l’expérience, tout animal peut apprendre à reconnaître le danger, à le vaincre ou à l’éviter. Toutefois, l’animal ne peut se permettre d’attendre que les fruits de l’expérience lui soient transmis. Il existe des dangers auxquels il doit réagir dès la première fois qu’il les affronte, et de la bonne façon, sinon, «couic!» Or, si l’on admet que la sélection naturelle ne permet pas la transmission des caractères acquis (comme le cou allongé de la girafe lamarckienne), comment la Nature s’y prend-elle alors pour transmettre des comportements innés? Quel est donc l’héritage qui permet au poussin de reconnaître un ennemi, et de le fuir, dans la silhouette d’un faucon qu’il n’a jamais vue auparavant?
Pour nous instruire et nous distraire, livrons-nous à un peu de micropsychologie. Pour qu’un état d’anxiété puisse se produire et évoluer, il faut à tout le moins que soient réunies chez un seul animal ou animalcule les capacités suivantes: interpréter son environnement, distinguer les signes de danger dans des environnements autres que le sien, et avoir un comportement qui puisse le soustraire au danger. Bien que nous ayons tout naturellement tendance à associer les mots «interpréter», «distinguer» et «se soustraire au danger» avec des comportements humains, nous devons reconnaître que même une bactérie nageant dans sa mare a un comportement semblable. Situons-nous donc deux milliards d’années avant notre ère.
Les bactéries mobiles comme les bactéries coliformes possèdent de cinq à huit flagelles qui leur permettent des trajectoires des plus variées. À la surface de la membrane cellulaire se trouvent quelque trente récepteurs qui détectent différentes molécules dans l’eau ambiante. Ces récepteurs sont biochimiquement reliés par des enzymes aux bactéries qui contrôlent leurs mouvements. Certains de ces enzymes font en sorte que le mouvement des flagelles se coordonne et pousse la bactérie vers l’avant. D’autres au contraire suscitent des mouvements discordants qui font que la bactérie tourne sur elle-même, comme un tonneau. Il fut démontré par Koshland — qui fut jusqu’à récemment rédacteur en chef de la revue Science — qu’au sein d’une même culture, certaines bactéries font montre en ce sens de comportements fort individuels, qui persistent pendant leur vie entière.
Ainsi, une bactérie exposée à une solution composée de nutriments et de toxines se déplace selon une fonction algébrique des deux influences. Elle peut s’approcher d’une faible source de nutriments et fuir une forte concentration de toxines. Pourrait-on dire alors qu’une bactérie faisant des tonneaux sur elle-même, indécise quant à la direction à prendre, est anxieuse? Certes non. Mais l’on ne peut pas s’empêcher de s’interroger sur le fait que, même chez un animalcule comme la bactérie, existent des mécanismes étrangement semblables à ceux de nos neurones, et qui produisent des comportements ressemblant diantrement aux cents pas du cousin Gilles attendant que soient annoncés les numéros gagnants de la loterie!
Du cousin, passons aux rats. Chez eux, l’on observe des comportements tout à fait propres aux mammifères, comme le jeu, l’attention parentale, et les cris de séparation des petits. Bien qu’il semble que ces cris surviennent en réponse à l’exposition des petits au froid, spéculons plus avant, question, toujours, de s’amuser. L’apparition chez les mammifères de rapports sociaux basés sur un puissant attachement parental à leurs petits permet l’apparition de comportements pouvant susciter des états d’anxiété. Les cris de séparation des ratons communiquent à la mère un état de détresse qui, parce qu’il protège la portée, possède une valeur adaptative certaine. Il s’agit peut-être d’un des premiers états d’anxiété innés chez l’animal. Ces cris des ratons sont en quelque sorte une adaptation à un danger incertain. L’incertitude du danger quant à sa source ajoute des dimensions nouvelles à l’«anxiété» que nous décrivions chez les microbes. L’immaturité prolongée des nourrissons et l’attention parentale qu’ils requièrent trament une forme d’anxiété nouvelle chez les mammifères, qui ressemble à l’anxiété que nous constatons chez nos enfants lorsqu’ils sont séparés de leurs parents. La filiation des états d’anxiété — ou de ce qui leur ressemble — doit tenir à l’héritage évolutif de notre cerveau. Même chez la bactérie, l’assemblage qui existe entre les récepteurs sur sa membrane et les flagelles rappelle l’assemblage d’enzymes et de récepteurs propre à nos neurones. Lorsque des chercheurs curieux tâchent de découvrir le berceau de nos anxiétés, ils le trouvent dans notre cerveau le plus ancien, le plus reptilien, le plus paléolithique. L’évolution elle-même nous démontre que, pour vivre, il nous faut être aux aguets.
Notre propre expérience nous enseigne toutefois que l’état d’anxiété varie considérablement d’un individu à l’autre. Je décrivais plus haut la bactérie se livrant à des tonneaux comme sous l’effet de l’anxiété. Or il se trouve qu’elle se comporte de la même façon lorsqu’elle tombe sur une concentration optimale de nutriments. Contente, elle digère. Qu’on le note bien, même en ce qui concerne la bactérie, notre description de l’anxiété doit tenir compte du contexte.
Chez nous, les Humains, l’amplification de la masse nerveuse a déployé une palette émotive que peut scruter notre propre regard. Nous parlons entre nous de nos états d’âme, et par le fait même nous créons des situations qui allègent ou accroissent nos angoisses; qui créent ou suppriment la menace. L’anxiété devient alors pour nous un sentiment de perte de contrôle, d’incertitude, d’ambiguïté, une impression d’être à bout. Notre fond animal est devenu indiciblement humain.