L’
anecdote est faite pour plaire à tous, et elle joint une utilité réelle, sous la condition d’être bien choisie, à un agrément plus évident et plus incontestable encore. On aime à voir le dessous des cartes et le revers des médailles, à rencontrer les grands hommes en robe de chambre, et à pénétrer dans les coulisses de l’histoire. Il y a, en chaque fils comme en chaque fille d’Ève, un fonds de curiosité, pour ne pas dire de malignité naturelle, qui trouve à se satisfaire dans ces révélations intimes, ces confidences familières, ces bons mots et ces bons contes, comme disaient nos aïeux. L’anecdote n’est pas seulement, suivant une expression devenue classique, la monnaie de l’histoire; elle en est souvent aussi la réalité vivante et courante, en contraste avec la légende banale, avec les mensonges solennels, les conventions pompeuses, les traditions consacrées par une sorte de formalisme superstitieux. Même lorsqu’elle n’est pas vraie, — ce qui est l’écueil fréquent, dont il faut se défier sans cesse, car nous ne partageons pas l’opinion de Voltaire, qui disait sans façon à l’abbé Velly : « Qu’importe qu’une anecdote soit vraie ou fausse ? Quand on écrit pour amuser le public, faut-il être si scrupuleux à n’écrire que la vérité » ? — on peut dire qu’elle a encore son avantage relatif : l’avantage de la comédie ou du drame bourgeois sur la tragédie en toge et en cothurne, du poème héroï-comique ou du roman de mœurs sur l’épopée, de la lettre et de la conversation sur le discours bâti d’après toutes les règles de la rhétorique, de la statuette en terre glaise sur la statue en bronze, et de la photographie qui saisit au vif la nature humaine en un clin-d’œil, sur le portrait à l’huile qui la fait
poser. C’est-à-dire que, à défaut de la beauté artistique, poétique et idéale, elle a la beauté pittoresque, le mouvement et la vie, et que, même historiquement fausse, elle peut revendiquer souveut cette vérité morale qui a fait écrire à Aristote que la poésie est plus vraie que l’histoire, et appliquer ce mot par M. Villemain aux romans de Walter Scott. Peut-être est-ce dans le même sens que Voltaire s’èxprimait, en donnant à sa pensée une forme incomplète et excessive, et voulait-il dire simplement : « Qu’importe qu’une anecdote n’ait pas la vérité matérielle, si elle a la vérité morale ! »
L’anecdote, d’ailleurs, est poésie aussi bien que prose : elle ne se borne pas à déchirer les voiles et à éteindre les auréoles usurpées; souvent elle scelle les réputations d’un coup de cachet rapide et brillant; elle frappe la gloire en médailles, elle donne l’élixir d’une vie et d’un caractère, elle résume et concentre dans un de ces traits qui deviennent proverbes, et qui sont si profondément vrais parfois sans être authentiques, l’âme, l’idéal, le vice, la vertu, la passion d’un homme ou d’une époque. Tantôt elle est la contre-partie de l’histoire, contre laquelle elle nous met en garde, — chose salutaire, pourvu que nous sachions aussi nous tenir en garde contre elle; tantôt elle en est la fleur et la quintessence.
Aussi l’anecdote est-elle vieille comme le monde. Je ne l’irai point rechercher jusque dans Homère et la Bible, ce qui serait à la fois bien ambitieux et bien puéril. Mais, sans réclamer pour elle des origines si lointaines ni si problématiques, qu’est-ce que Diogène de Laërte, Plutarque, Élien, Suétone et les historiens de l’
Histoire Auguste, Macrobe, Procope, — le Procope intime qui écrivait lui-même jour par jour la réfutation de ses annales officielles, — et tant d’autres moins connus : Aristodème, Lyncée de Samos, Machon, etc., etc., sinon des
anecdotiers purs et simples, quelque puisse être le titre dont ils se parent ? Athénée est rempli d’anecdotes. L’historien Théopompe, Démophile de Bithynie, Philagrius et le philosophe néo-platonicien Hiéroclès avaient composé des recueils d’anecdotes, et ce sont là des ancêtres dont s’honore l’humble compilateur du présent
Dictionnaire. Que dis-je ? Cicéron lui-même, — il nous l’apprend dans une lettre à Atticus, — et César aussi comptent parmi nos aïeux : tous les érudits, tous ceux qui ont étudié à fond l’histoire de la littérature latine le savent parfaitement. Il n’est pas jusqu’aux moines qui n’aient cultivé le genre : il suffira de rappeler les noms de Planude, auquel on doit la vie légendaire d’Ésope, et de Luther, qui écrivit les
Propos de table.
En France, c’est bien mieux encore, ou bien pis, suivant les opinions. On sait la place que tient dans notre littérature le conte en prose ou en vers. A partir du XVIIIe siècle surtout, les Mémoires se multiplient chez nous; et les Mémoires sont la grande et inépuisable mine des anecdotes historiques. Sous leurs diverses formes, de Souvenirs, de Confidences, de Confessions, de Correspondances, ils n’ont cessé d’alimenter la curiosité publique. Puis est venue la création des gazettes, grandes propagatrices d’anecdotes dès leur origine. Au XVIIe siècle, Tallemant des Réaux collige des myriades d’historiettes, et les -ana sont fort en faveur, — -ana généralement bien graves, voire un peu lourds, comme le Huetiana, le Naudœana, le Valesiana, le Sorberiana, etc., qui ne sont guères que des recueils de notes sans liens sur des objets très divers; mais souvent aussi mêlés de bons mots et de traits piquants, comme le Menagiana, ou même dans lesquels dominent le souvenir et le récit anecdotiques, comme dans le Bolæana,le Segraisiana, le Santoliana.
Le XVIIIe siècle est l’âge classique de l’anecdote en France. Les Mémoires secrets, les Correspondances secrètes, les Espions, les Chroniques et Gazettes scandaleuses fourmillent alors. Les historiens et les polygraphes, — Saint-Simon, Duclos, Marmontel, Diderot, Voltaire; les érudits et les compilateurs, comme de La Place, d’Artigny, l’abbé Trublet, concourent avec les Bachaumont, les Imbert et les Métra, les Pidansat de Mairobert, les Grimm, les Favart, les Rivarol, les Chamfort, les prince de Ligne, etc., etc., à créer ce vaste fonds, d’une richesse inépuisable, où tout le monde vient fouiller sans le tarir. Qu’est devenu le recueil entrepris par Piron ? Il est probable que ce recueil était fort salé, tout à fait dans le goût gaulois, et qu’il différait notablement de cette collection d’anecdotes, c’est-à-dire de curiosités d’érudition, qu’avait amassées le savant médecin Falconet sur plus de 50,000 cartes, et qu’il légua à son ami Lacurne de Sainte-Palaye.
Au XIXe siècle, les -ana renaissent, mais sous une nouvelle forme. Cousin d’Avalon, et à sa suite une foule d’autres, découpent toute l’histoire en menus morceaux. On fabrique des -ana avec la biographie de chaque homme célèbre : Voltairiana, Pironiana, Bonapartiana, Rousseana, Malherbiana. Puis on prend des époques, et on fait le Revolutioniana, ou les Aneries révolutionnaires. On prend des pays, et l’on publie le Gasconiana; ou des professions, des vices, des travers, des ridicules particuliers, et l’on donne le Comédiana, l’Asiniana, le Harpagoniana, l’Ivrogniana, — que dis-je ? — le Polissoniana. Ces fleurettes puériles s’épanouissent de toutes parts, avec une abondance qui atteste leur succès. Dans ces dernières années, la création ou le développement du courrier de Paris, l’importance prise tout à coup par le petit journal, par la presse légère, qui fait métier d’être indiscrète et satirique, de propager la nouvelle sous toutes ses formes, depuis celle de la chronique jusqu’à celle du fait-divers, viennent encore vulgariser de plus en plus parmi nous le goût de l’anecdote.