Vie d'Alphonse Allais
pp. 183-184
Peut-être, un jour - plus tard - on la racontera.
Sa femme était jolie, séduisante et fine. Elle lui donna une petite fille qu'il adora - et je l'ai vu, pendant des heures et des heures, penché sur son berceau, la regardant dormir.
Il était, dans l'intimité, silencieux, réfléchi, parfois mélancolique et tendre avec une extrême pudeur - tout cela sans cependant jamais cesser d'être en un état constant d'humour, et n'abdiquant en aucune circonstance cette manière de s'exprimer qui n'était véritablement qu'à lui seul.
C'était l'esprit le plus indépendant qui fût. Aucune considération ne pouvait intervenir entre le monde et lui.
Il était libre, absolument.
Sa situation d'écrivain était à peu près nulle. Il n'avait pas de passé, se savait sans avenir, vivait au jour le jour - ou, plus exactement, mourait au jour le jour! - ne désirait rien et pouvait hardiment plaisanter les travers de chacun sans qu'il eût à redouter qu'on lui rendît la pareille. Je dois ajouter qu'une délicatesse infinie le préservait de tout excès dans cette voie.
Était-il donc invulnérable? Non, et ses amis auraient pu le taquiner sur la boisson - car hélas! il buvait. Mais tous ils savaient bien qu'il en mourrait un jour.
Il n'en est pas mort tout à fait involontairement, car il lui restait pour toute fortune 17 francs ce jour-là. Je le sais bien, hélas! puisqu'il m'a été donné d'entrer dans sa chambre une heure ou deux après sa mort.