L'adulte dans la philosophie d'Auguste Comte

Jean Lefebvre
Dans cette philosophie positiviste, l'homme adulte est essentiellement lié à la société devenue adulte grâce aux progrès de la science et à la disparition des préjugés et superstitions.
« Il faut changer les institutions, entend-on de toutes parts, elles sont périmées, pourries! Mais est-ce là la solution? Change-t-on un homme en lui faisant revêtir un vêtement neuf? Descartes ne dit-il pas qu'il faut trouver un abri avant de rebâtir sa demeure? Point n'est besoin de tout détruire pour opérer un renouvellement. Une autre solution visant à guérir les maux sociaux ne serait-elle pas plus avantageuse pour tous et chacun? Le XIXe siècle nous propose différentes solutions. Auguste Comte, pour sa part, affirme qu'il ne s'agit pas de changer les institutions, mais plutôt les opinions. Pourquoi cela? Parce que les institutions, quelles qu'elles soient, sont portées par l'opinion et elles n'auraient qu'une durée éphémère si l'opinion publique ne venait pas les soutenir.

Le positivisme, la philosophie nouvelle proposée par Comte, suggère donc une réorganisation sociale complète à partir du comportement social et individuel. Auguste Comte définit le positivisme à partir des cinq sens que l'on peut donner au mot positif. Le positif désigne le réel et l'utile par opposition au chimérique et à l'oiseux, il désigne aussi le contenu réel dans les sciences morales; il sert à qualifier ceux qui s'occupent de science et, enfin, le mot positif élimine l'absolu comme caractère fondamental de la philosophie pour le remplacer par le relatif.1 Avec une telle définition du positif, la réorganisation sociale se doit d'être également politique, étant donné la nécessité, à un moment ou l'autre, d'un changement dans les pouvoirs. La réorganisation proposée s'opère premièrement au niveau de l'individu, mais en même temps au niveau du milieu social. Ainsi, l'individu et l'institution dans laquelle il opère doivent se renouveler. Les grands thèmes de cette philosophie «régénératrice» sont donc l'ordre et le progrès, l'humanité positive, la séparation des offices (rôles sociaux des individus) et l'éducation.

Étant donné que notre propos porte sur la conception de l'adulte dans la philosophie positive, nous chercherons à proposer une image normative de ce qu'est l'homme adulte dans la société positiviste. Dès le départ, il faut dire que Comte ne donne pas de définition exhaustive de l'adulte. Il n'utilise pas le procédé d'Osterrieth (Faire des Adultes) qui énumère toute une série de qualités devant être possédées par l'adulte idéal. Il n'est dit nulle part, chez Comte, ceci est un adulte. La chose se comprend du fait que la cellule fondamentale de la société, dans la philosophie positive, est la famille, non l'individu2, qui n'est qu'une abstraction, et la seule étude concrète possible de l'humanité se situe au niveau familial. Pour se faire une idée de l'adulte, on doit donc prendre connaissance du développement de la société vers son stade adulte, avoir recours à la sociologie du développement humain, et aussi reconnaître les rôles sociaux dévolus à l'individu dans cette société régénérée.

Loi des trois états

Toutes les études de philosophie sociale doivent commencer par l'étude du passé. Et c'est en étudiant l'évolution des peuples que Comte découvre que leur développement s'effectue par étapes; il en découvre trois, c'est la fameuse loi des trois états. Cette loi fut, à la suite de Comte, fort utilisée par la philosophie aussi bien que par les autres sciences de l'homme.3 Cette loi de la dynamique sociale recouvre toute l'existence d'une société, de sa naissance à son point de développement maximum. Les trois états, ou stades de développement, sont les suivants: l'état théologique ou fictif, l'état métaphysique ou négatif, et l'état positif ou scientifique. Et cette loi du développement s'applique aussi bien à l'individu qu'aux sciences et à la société. De plus, Comte la perçoit comme une loi nécessaire étant donné que l'esprit humain de par sa nature même doit passer successivement par ces trois étapes théoriques.

En premier lieu, toute société naissante est au stade théologique et il en est de même pour les sciences, dont la philosophie. Les phénomènes naturels sont expliqués par des lois surnaturelles a priori. L'homme ne peut rien sur la nature, il doit donc s'en remettre aux interventions divines. C'est l'époque théologico-militaire du développement social. L'état théologique est le premier dans l'ordre des trois états, car il est le seul n'en supposant pas d'autre avant lui.

Cet état, caractérisant la première période du développement de l'esprit humain, s'applique aussi au premier développement de l'esprit individuel. L'enfant est à l'état théologique, ou fictif, sa préparation scientifique n'étant pas encore amorcée; les seules explications qu'il est en mesure de donner des phénomènes qui l'entourent sont en relation avec des influences extérieures incalculables. Tout comme la société théologique se perçoit en sécurité sous la protection divine, l'enfant est en sécurité, percevant ses parents comme des divinités qu'il est toujours possible de se rendre favorables. On retrouve cet état théologique chez l'enfant à l'époque de l'éducation spontanée, lors de son premier contact avec la vie extérieure.

Progressivement la société passe du stade théologique au stade métaphysique. C'est un état difficilement saisissable. De fait, il est l'état intermédiaire entre les deux états de pointe: théologique et positif; il se caractérise par le passage de l'intervention polythéiste, dans les actes humains, à une conception monothéiste et par des explications métaphysiques des phénomènes naturels. L'époque métaphysique est un état en changement constant de par sa destination critique, donc négative, C'est durant cette période de la vie sociale que sont élaborés les grands systèmes abstraits et absolus des causes régissant les phénomènes humains.

Appliqué au développement de l'esprit individuel, l'état métaphysique caractérise l'époque de l'adolescence. L'adolescent perd graduellement foi en ses fictions d'enfance au sujet des forces supérieures, mais il ne connaît pas encore les lois invariables des phénomènes; il est donc obligé d'échafauder des systèmes abstraits d'explication des phénomènes pour satisfaire son besoin de savoir. Etant donné que ces explications n'ont aucune base scientifique, les systèmes élaborés à cette époque doivent nécessairement changer sans cesse. L'état métaphysique correspond aux premières années de l'éducation systématique.

L'humanité se développe finalement vers son état normal, l'état positif. Il est le mode définitif de tout esprit. «Alors les faits, nous dit Comte, sont liés d'après des idées ou des lois générales d'un ordre entièrement positif, suggérées ou confirmées par les faits eux-mêmes, et qui souvent même ne sont que de simples faits assez généraux pour devenir des principes»4. Dans l'esprit positif, la méthode d'observation remplace l'imagination propre aux autres états.

Cette société à l'état positif que Comte nous décrit est la société adulte. Elle est adulte du fait qu'elle a su se débarrasser des tabous et des abstractions chimériques qui la hantaient jusque-là. Elle a pu devenir adulte parce que les sciences, en même temps qu'elle, progressaient.

Les sciences se perfectionnent à partir de la mathématique qui est la première du fait de sa généralité et de sa simplicité. A partir de cette science première, les sciences se complexifient: de l'étude du monde inorganique où nous connaissons l'astronomie et la physique, elles passent au monde organique avec la chimie et la biologie, puis au monde humain avec la sociologie et finalement la morale. Mais ces sciences ne peuvent se développer indépendamment les unes des autres; il est nécessaire que la première science soit parvenue à un certain point de développement pour que la science suivante naisse et croisse. Le développement des sciences s'effectue selon le même modèle que le développement social. Il faut que la société passe par les états théologique et métaphysique avant d'arriver au stade positif. De même, la sociologie, par exemple, a besoin du développement des autres sciences qui la précèdent pour naître.

L'individu reprend le même mode de développement. Lorsqu'il entre dans l'état positif, il parvient à la virilité, à la maturité. En parvenant à l'état scientifique, l'individu entre dans l'âge adulte; c'est-à-dire qu'il a parcouru le chemin nécessaire qui fait de lui un membre à part entière de la société positive. Il peut remplir le rôle social qui lui est réservé.

Par ce développement, suivant la loi des trois états, nous voyons que la société adulte et l'homme adulte ont à se construire. Ce ne sont pas des données statiques: il y a une dynamique de la croissance, bien qu'elle soit régie par des lois, et l'adulte ne se fait que progressivement.

Considérer, de nos jours, cette loi des trois états comme une loi nécessaire du développement individuel et collectif ne serait certainement pas faire preuve d'esprit scientifique. Mais la loi de Comte peut être utilisée avec profit comme point de repère, comme borne, dans l'étude du développement social. Les trois états sont davantage des modèles opératoires dans la recherche que la loi nécessaire du développement. Et c'est de cette façon que Jean Piaget l'entend lorsqu'il étudie les stades de développement du jugement moral (cf. Le Jugement moral chez l'Enfant).

Ordre et progrès

Ce développement continu vers un état social «régénéré» s'effectue selon un principe directeur: l'ordre et le progrès, le progrès étant le développement graduel de l'ordre. Suivant la loi des trois états, l'humanité progresse continuellement vers son état «final», l'ordre permanent. A partir du postulat fondamental de sa sociologie: «la nature de l'homme évolue sans se transformer»5, Auguste Comte peut apprécier les différentes modifications sociales et humaines opérées dans et par l'humanité, modifications se situant au niveau du milieu et de l'homme lui-même. Les modifications du milieu s'opèrent au plan des matériaux nécessaires à la subsistance de l'homme; celui-ci transforme la matière afin de mieux adapter celle-ci en vue d'une plus grande satisfaction de ses besoins. De plus, l'homme se modifie lui-même afin de mieux adapter sa nature à sa destination et à sa situation. Le progrès rend compte de l'évolution vers l'ordre final de l'homme. Dans son fonctionnement, le progrès s'effectue d'abord au plan matériel, ensuite physique, puis intellectuel avant de passer, en dernière phase, au niveau social, niveau qui est aussi considéré comme moral par Comte.

Le progrès dont nous parlons et l'ordre à venir sont le progrès et l'ordre dont la réalité est sociale, celle de l'humanité qui évolue fondamentalement toujours de la même façon avec plus ou moins de vitesse. Nous disons progrès social ou de l'humanité car, dans l'optique de la société positiviste, le social est l'humain. Il n'est pas question de société particulière, ou plutôt, les sociétés particulières ne sont que des parties du grand tout social qu'est l'Humanité positive, le Grand-Être (dans la terminologie comtienne). Le Grand-Être, c'est «l'ensemble continu des êtres convergents»;6 donc il se compose de l'ensemble des hommes passés, présents et futurs qui ont su vivre en dignes représentants de l'humanité ou qui sauront le faire.

Les individus voulant participer au Grand-Être doivent remplir les rôles qui leur sont assignés en vue du perfectionnement continu de cet être subjectif qu'est l'humanité. L'individu se voit dans l'obligation de subordonner son existence à l'ordre social, mais non de façon passive en subissant cet ordre. Au contraire, pour participer au Grand-Être l'homme doit avoir accompli quelque chose qui soit susceptible d'augmenter la valeur de l'humanité. Ce concours individuel se fait selon certaines normes établies et c'est le rôle de l'éducation positive de faire connaître les règles de participation.

On va chercher ces règles de participation à l'humanité dans l'humanité même.

Celle-ci, composée de plus de morts que de vivants, demande la continuité, la convergence vers un même but qui est la prépondérance de la vie publique (sociale) sur la vie privée. L'humanité est le point de départ et le point d'arrivée de toute notre activité et de l'ensemble de nos spéculations. Point de départ, car si la société n'a pas à repartir à zéro avec chaque génération nouvelle, c'est grâce au Grand-Être (Humanité) chez qui elle puise ses règles de vie, règles qu'elle peut quand même adapter aux circonstances ambiantes. Et ce Grand-Être s'accroît constamment à mesure que l'humanité s'enrichit de nouvelles existences se conformant aux règles de l'ordre social. L'humanité est aussi le point d'arrivée de l'existence humaine étant donné que les plus dignes efforts concourant à une participation au Grand-Être ne sont effectués, en dernier recours, qu'en vue de l'incorporation à l'humanité subjective dans la perspective de la société positiviste adulte.

La fonction sociale

L'adulte, dans cette société adulte, est celui qui remplit un rôle social. Et c'est fondamentalement ce rôle qui confère à l'individu le titre d'adulte. L'individu n'ayant pas de rôle social est un inconnu pour la société, car la molécule ultime de toute étude, pour Comte, n'est pas l'individu, mais la cellule sociale élémentaire, c'est-à-dire la famille, où il y a déjà des fonctions sociales. L'individu n'a de sens que comme représentant de l'humanité et il représente celle-ci par ce rôle qui lui est assigné. L'homme est un «fonctionnaire social» et c'est ce vers quoi tend toute l'éducation positive.

Le rôle social, ou la fonction sociale, est le point central dans la caractérisation de l'adulte positiviste. Chacun a son rôle et tous doivent le remplir adéquatement en vue du fonctionnement optimal de la société. Les rôles peuvent être conçus de deux façons: premièrement selon le sexe, deuxièmement selon la participation formelle à la société. Aristote, le plus grand des philosophes selon Comte, avait déjà reconnu la loi de la division des offices. La division d'après les sexes est la première spécificité sociale. La philosophie sociale reconnaît un rôle différent à chacun des deux sexes. L'homme, dans la cellule sociale fondamentale, se voit conférer le rôle actif étant donné sa plus grande force et son inclination naturelle à l'action. Tandis que la femme, moins forte et plus sentimentale, a un rôle affectif au sein de la famille; c'est à elle qu'incombe la tâche de l'éducation morale des enfants. Ces rôles doivent nécessairement être remplis si l'on veut que la société parvienne à sa destination, car c'est au sein de la famille que sont préparés les adultes.

Au niveau de la société proprement dite, la séparation des offices se fonde sur une base empirique: l'institution du capital. Dès que l'homme peut reconnaître que le capital peut s'accumuler en provision, il peut spécialiser son travail et échanger son produit. Et cette accumulation se base sur deux principes: d'une part, l'homme peut produire plus qu'il ne consomme; d'autre part, les matériaux produits durent plus longtemps que le temps nécessaire à l'homme pour se reproduire. Ces deux principes étant reconnus, l'homme spécialise son travail afin d'échanger sa production pour d'autres biens qui sont nécessaires à la satisfaction de ses besoins.

Mais le rôle de producteur spécialisé n'est pas le seul qu'a à remplir l'homme. Le rôle social de la personne couvre plus que cela. Les deux premières fonctions sociales, les plus générales, proviennent de la séparation des pouvoirs. Dans la société adulte idéale proposée par Comte, il y aurait séparation complète entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Le pouvoir temporel est le pouvoir du présent sans aucune racine dans le passé ni emprise sur le futur; il est organe de solidarité sociale entre les vivants. Les fonctions dévolues au pouvoir temporel sont celles de la gérance matérielle des affaires de l'Etat, c'est-à-dire: assurer l'ordre public et diriger l'économie. C'est un pouvoir spatialement et temporellement limité. Il est formé d'industriels et d'administrateurs (capitalistes).

La contre-partie du pouvoir temporel, le pouvoir spirituel, a pour sa part cinq fonctions spécifiques. Sa première fonction est spéculative; ce pouvoir «repose essentiellement sur la connaissance de l'ordre universel»7 Cette prépondérance intellectuelle fait participer le sacerdoce (représentant du pouvoir spirituel) aussi bien à la vie privée que publique et lui permet d'agir comme superviseur de l'application pratique et du respect des principes positivistes. En même temps, cet ascendant spéculatif permet au pouvoir spirituel d'exercer ses quatre autres fonctions. La seconde fonction du sacerdoce est une fonction morale: il est la mémoire du temps (représentant dé la culture de l'Humanité), c'est donc à lui que revient la fonction d'organisation du culte de l'humanité (culte manifesté par des cérémonies, culte des morts, calendrier positiviste, etc.). Le pouvoir spirituel a aussi une fonction éducative, enseigner les connaissances «systématiques» de l'humanité; une fonction de classement, c'est-à-dire que le pouvoir spirituel apprécie les individus non pas selon leur unique puissance (comme c'est le cas présentement), mais suivant une hiérarchie fondée sur la dignité. Enfin, pour faire pendant àsa fonction morale, le pouvoir spirituel a un rôle judiciaire; possédant un ascendant intellectuel et moral sur les autres membres de la société, les familles et les cités, par son rôle spéculatif et sa fonction d'éducation, le pouvoir spirituel peut juger la conduite de chacun des participants à la société et répartir l'éloge et le blâme.8

Tous ne peuvent accéder à des fonctions de représentants du pouvoir, temporel ou spirituel, il y a donc une fonction qui est le lot de la plupart des individus, celle de prolétaire. Le prolétaire est le travailleur qui se soumet «dignement» aux conditions du pouvoir, mais qui, en même temps, constitue l'opinion publique: celui qui détient véritablement le pouvoir, du moins théoriquement. Le prolétariat est donc la base sur laquelle repose tout l'édifice social.

Nous avons donc le schéma des rôles qui sont échus aux membres de la société positiviste: le sacerdoce ou pouvoir spirituel, le pouvoir temporel, le prolétaire et la femme (dispensatrice et gardienne de l'éducation morale). Ces rôles doivent être remplis par des individus, mais ce ne sont pas les individus remplissant ces fonctions qui priment dans la philosophie comtienne, ce sont les rôles eux-mêmes.

Ces rôles sont limités; chacun d'eux tient une place dans la société, mais il est borné par les autres rôles, et les personnes exerçant une fonction déterminée doivent s'y tenir. Il ne peut y avoir dispersion sous peine de mauvais fonctionnement social. Cette soumission à l'ordre social et le cadre limité de l'évolution possible semblent faire de l'individu un pion sur un échiquier; si un pion se brise, on le remplace par un autre et, après un court délai, le jeu peut se poursuivre.

L'homme est limité à son rôle social, mais cela ne veut pas dire qu'il lui est impossible de se perfectionner. Seulement le perfectionnement humain sera, du fait des rôles, toujours univoque, c'est-à-dire toujours dans le sens de la fonction sociale à remplir. Bien que Comte en ait contre la spécialisation scientifique qui, selon lui, va à l'encontre de la sociabilité nécessaire à l'individu vivant en société, il organise sa société positiviste de telle façon que l'individu ne puisse évoluer qu'en perfectionnant son champ particulier d'action, celui de son rôle social. Théoriquement une culture humaniste est possible, et c'est même la seule possibilité, mais pratiquement la limitation que subit l'homme dans son perfectionnement social (limitation au fonctionnariat social) rend cette universalité de la culture difficile à mettre en pratique.

Mais le problème se déplace si l'on considère que la philosophie positiviste donne un sens pratiquement identique aux mots social et humain dans la perspective de la société adulte. Le fonctionnaire social devient un fonctionnaire de l'humanité, et il y a toujours une possibilité de perfectionnement au sein de l'Humanité. L'Humanité, ce grand tout composé de plus de morts que de vivants, rend possible le perfectionnement individuel en ce sens que l'individu a toujours quelque chose à accomplir en vue de mériter son incorporation finale au Grand-Être.

Toutefois, l'homme n'est pas immédiatement présent, c'est la fonction sociale qui fait foi de tout. L'homme est une abstraction, comme le dit Comte, et lorsqu'il est question de l'étude de l'humanité il faut partir du concret. Le concret, c'est la famille, la classe, l'État. Ce sont bien sûr des hommes, des individus, qui fournissent la matière à l'étude sociologique, mais il est impossible de s'arrêter à leur individualité numérique. C'est pour cette raison qu'il est question des rôles plutôt que des hommes. Mais il est facile de découvrir derrière ces rôles les hommes qui font la société. Ainsi il nous est permis de dire que cette idée de fonction sociale met en cause une notion d'adulte dans la philosophie positiviste. L'adulte est celui qui a pu se détacher du tutorat inhérent au système d'éducation et qui est assez responsable pour remplir un rôle social. C'est la responsabilité dans l'accomplissement de cette tâche qui sépare l'homme adulte de l'enfant.

Le problème des rôles sociaux et de la responsabilité adulte nous amène à un autre caractère de l'âge adulte: la majorité. Durant toute la période de l'éducation, l'individu est en tutelle, d'abord à l'égard de ses parents qui entretiennent sa vie et qui lui prodiguent la première éducation, puis à l'égard du sacerdoce, éducateur systématique. Mais nous pouvons nous demander s'il y a effectivement majorité dans l'esprit de la philosophie positive, car l'individu est toujours dépendant des lois sociales et de sa fonction, Si nous donnons à la majorité le caractère de l'absence totale de contrainte extérieure, nous ne pouvons dire que le fonctionnaire social, l'adulte dont parle Comte, est majeur. Mais, d'un autre côté, nous considérerons comme majeure toute personne pouvant rendre compte de ses actes, c'est-à-dire responsable. Nous nous devons donc de considérer l'adulte positiviste comme un majeur.

L'individu tend naturellement à se développer vers l'état positif, l'état adulte, tout comme le fait la société. Mais un tel processus est lent. Pour accélérer le mouvement naturel, l'éducation est mise au service de la société. La sociabilité et les capacités nécessaires pour remplir adéquatement un rôle social sont en puissance chez l'individu; l'éducation a charge de les activer et de les développer. De même que la fin de l'évolution d'une société, la société adulte, est le plein essor industriel et social, la fin de l'évolution individuelle est la sociabilité, c'est-à-dire que l'homme adulte sera un être sachant subir «dignement» l'ordre extérieur et le modifier «sagement». Pour arriver à cette fin l'éducation est le seul moyen.

L'éducation

Même s'il n'y est pas directement fait mention de l'adulte, nous savons que la philosophie positiviste se fonde sur cette notion d'adulte dans une société adulte et que le rôle de l'éducation est de faire passer l'individu d'un stade à un autre, de l'égocentrisme enfantin à l'altruisme adulte. La définition de l'éducation pouvant être tirée de cette philosophie est la suivante: l'éducation est le processus de l'amélioration constante de l'agent, selon les lois prescrites par la statique et la dynamique sociale (lois de l'ordre et du progrès) et inscrite dans une pédagogie, en vue de la réalisation complète de l'homme, qui se manifeste par l'incorporation subjective à l'Humanité (incorporation subjective parce qu'elle ne s'effectue qu'après la mort de l'individu). Mais comment l'éducation procède-t-elle pour faire progresser l'enfant vers l'âge adulte?

L'éducation positiviste se divise en deux grandes périodes, séparées par la puberté. La première période éducative est celle de l'éducation spontanée, elle va de la naissance à quatorze ans et est sous l'office directeur de la mère; la seconde période, celle de l'éducation systématique, est offerte par les membres du sacerdoce et va de la puberté à la majorité.

La première éducation, l'éducation spontanée, est basée sur un postulat psychologique. Selon Comte, l'enfant est d'abord égoïste. Pour être plus juste, nous devrions dire qu'il est égocentrique, car tout ce qu'il fait est en fonction de lui-même et de lui seul. Et cet égoïsme s'avère être un penchant mauvais s'il prédomine chez l'adulte. La société positiviste adulte étant centrée sur l'altruisme, l'égoïsme de l'enfant ne peut donc persister chez l'adulte qu'au risque de compromettre toute l'entreprise sociale. C'est pourquoi l'individu doit lutter continuellement contre cet instinct personnel. Cette discipline, cette éducation du sentiment, est la première chronologiquement et la plus importante. Elle doit débuter dès la première enfance sous l'office de la mère et se continuer toute la vie, car l'instinct égoïste n'est jamais complètement maté et il ne doit pas l'être étant donné que c'est cet instinct personnel qui est le moteur premier de l'activité humaine. L'adulte, dans son activité sociale, n'est pas motivé uniquement par l'altruisme, le bien de la communauté, mais aussi par l'intérêt et l'ambition qui, au point de départ, portent l'homme à l'action.

Les sentiments sociaux s'acquièrent par l'expérience de la vie sociale. Les enfants apprennent au contact des parents le respect et la vénération, sentiments sociaux par excellence, ils apprennent la fraternité au sein du milieu familial. Mais cette éducation familiale a une portée plus grande que le cercle de la famille. Ces sentiments familiaux ont leur correspondance au niveau social. Si l'enfant sait respecter et vénérer ses parents, il saura plus tard respecter et vénérer l'Humanité, source de sa culture, être suprême de qui l'individu dépend. Si l'enfant a appris à vivre avec ses frères et soeurs dans la famille, il saura, plus tard, se comporter dignement envers ses concitoyens. Et l'éducation du sentiment ne se termine pas avec la fin de l'éducation spontanée, elle se continue durant l'éducation systématique et se poursuit tout au long de la vie. L'adulte continue de perfectionner ses sentiments sociaux; par exemple, la paternité est un état propice au développement de la bonté, sentiment aussi nécessaire à l'homme social que le respect et la vénération. Donc, du point de vue de l'éducation du coeur, l'homme part de l'égoïsme pour arriver à l'altruisme, mais le point d'arrivée n'est jamais complètement atteint, il y a toujours un perfectionnement possible du sentiment.

L'éducation du coeur n'est toutefois qu'une partie de la formation positive. Il y a bien entendu l'éducation physique, mais elle est d'une importance relative si on la compare à l'éducation morale et à l'éducation intellectuelle.

Eduquer intellectuellement une personne, c'est lui faire accomplir en un minimum de temps le développement atteint au cours des siècles par les plus grands génies réunis.9 L'instruction s'acquiert par la série des sciences positives qui sont au nombre de sept: mathématique, astronomie, physique, chimie, biologie, sociologie et morale. Dans l'acquisition de ces sciences, ce n'est pas l'érudition qui est visée; il s'agit de prendre connaissance de leur méthode, la méthode positive allant de l'observation à l'expérimentation. L'éducation du coeur étant sous l'office de la mère, cette deuxième partie de l'éducation, l'instruction proprement dite, s'effectue par des leçons publiques données par les membres du sacerdoce dont c'est l'un des rôles. Chose à remarquer ici, l'enfant est en situation de minorité à partir de la naissance jusqu'à la fin de l'éducation systématique; il est à la remorque de la génération plus âgée qui connaît le chemin à parcourir pour devenir un adulte.

L'éducation systématique, en accélérant le mouvement naturel de l'esprit, fait participer l'éduqué à la culture. Les sciences sont une partie intégrante de la société étant donné qu'elles se développent suivant le même principe que celle-ci. D'autre part, l'éducation spontanée est elle aussi un moyen de participation à la culture, la morale enseignée à l'enfant est la morale sociale, celle élaborée par les générations précédentes. Mais la participation à une culture ne veut pas dire soumission complète à un passé statique; étant donné que la société se perfectionne continuellement, il y a toujours du neuf à apprendre et du nouveau à apporter à la culture.

Un autre point faisant partie de l'éducation positive est l'apprentissage professionnel. Comte nous dit que cet apprentissage est nécessaire; il permet à l'individu de connaître son rôle social pour mieux le remplir. il nous dit aussi que la spécialisation est un mal, car elle développe les sentiments égoïstes de façon excessive. Mais cet apprentissage peut s'interpréter comme une spécialisation. Le rôle social est déjà une spécialisation de l'activité humaine, l'apprentissage de cette fonction ne peut être considéré autrement. Il est une spécialisation, mais qui devient salutaire à la société, car c'est pour mieux la servir que l'individu fait cet apprentissage.

Mais une seule remarque suffit à remettre en question tout le système d'éducation. Comte nous dit que la loi des trois états est aussi bien la loi du développement de l'esprit individuel que de l'esprit humain considéré comme un tout. «D'après la loi des trois états, toutes nos conceptions, dans les différents ordres de connaissances, commencent par être théologiques, passent par la transition métaphysique, et finissent par être positives».10 La discipline de l'éducation peut donc être évitée si, par nature, l'esprit tend vers l'état positif. Il n'y a qu'à suivre le penchant naturel de l'esprit et nous arriverons au même résultat avec beaucoup moins d'efforts. Non, l'éducation est quand même nécessaire selon Comte; elle vient accélérer le mouvement naturel, étant destinée à faire parvenir, en peu de temps, l'esprit à un stade de développement qui a pris des siècles à se composer par le concours des plus grands esprits.

L'éducation s'avère nécessaire tant au point de vue intellectuel que moral. L'individu se développe suivant la même loi que la société, c'est-à-dire la loi des trois états. L'éducation accélère ce processus normal d'évolution de l'intelligence en ménageant à l'individu des expériences qui autrement lui seraient inaccessibles. Elle est conçue comme nécessaire aussi au plan de l'évolution du sentiment, mais ce n'est plus sous la même forme que l'éducation intellectuelle. L'éducation morale est faite d'expériences répétées visant à promouvoir la sociabilité et c'est par l'exemple que l'enfant peut être éduqué. Ainsi, par l'éducation positiviste, l'enfant se prépare à changer d'époque, de l'époque de la minorité absolue, de la soumission complète à ses éducateurs (parents ou membres du sacerdoce), à l'époque de la majorité, de l'âge adulte.

L'adulte

En résumé, nous pouvons dire que la philosophie positiviste tient compte d'un stade adulte; ses caractères généraux sont l'accès à la pensée positive (avec la responsabilité qui l'accompagne) et l'accomplissement d'un rôle social. L'adulte est celui qui peut prendre des décisions l'engageant personnellement et qui sait la portée sociale de ses actions. Le stade adulte est aussi un stade nécessaire; l'hypothèse de la loi des trois états nous montre que l'homme, de même que la société, passent successivement par trois stades dans leur développement intellectuel et moral: l'état théologique ou l'enfance, l'état métaphysique ou l'adolescence et l'état scientifique ou le stade adulte. Mais les états successifs ne se détruisent pas l'un l'autre, ils se complètent. Il y a une progression continue de l'enfance à l'âge adulte. C'est le cas surtout dans l'éducation du sentiment. Les sentiments sociaux n'arrivent pas avec l'âge adulte; ils sont cultivés à partir de l'enfance et continuellement perfectionnés durant l'adolescence et l'âge de la maturité. Ce perfectionnement, de plus, ne s'arrête pas lorsque l'homme est devenu un adulte, il se perpétue jusqu'à la mort. L'exemple le plus patent est celui de l'égoïsme, sentiment premier chez l'enfant. Comte nous dit que cet instinct doit continuellement être présent chez l'homme étant donné que c'est le moteur de toute action individuelle; la différence entre l'enfant et l'adulte à l'égard de ce sentiment est que chez l'enfant ce sentiment prédomine sur les sentiments sociaux tandis que chez l'adulte il est à leur service. Donc il n'y a pas de rupture brutale entre l'enfance et l'âge adulte, mais plutôt continuité orientée vers le service de l'humanité. Il n'y a rien à détruire de l'enfance afin de parvenir à l'âge adulte, il n'y a que des sentiments à développer et à orienter et des connaissances à acquérir. L'adulte se construit à partir de ce qu'est l'enfant et non contre lui.

L'âge adulte est considéré comme le sommet du développement de l'individu. Il y a bien la participation subjective au Grand-Être après le sacrement positiviste de l'Incorporation, mais cette incorporation ne s'effectue qu'après la mort. Pour le vivant, le stade adulte est le stade optimal. Ceci ne veut quand même pas dire que l'adulte est un point mort, un état stagnant dans lequel l'individu n'a plus de perfectionnement possible. Au contraire, l'individu est continuellement sujet à se perfectionner; mais au lieu d'être soumis à un tutorat, comme durant la période de l'éducation positiviste proprement dite, l'adulte s'auto-éduque. Il perfectionne, de par son activité sociale, ses sentiments et l'accomplissement de son rôle social.

À nos yeux, cet encadrement dans un rôle social est la pierre d'achoppement de la notion positiviste de l'adulte. C'est, dirons-nous, limiter l'homme que de l'obliger à jouer un rôle; c'est l'empêcher d'évoluer avec autonomie. Mais dans la philosophie comtienne l'individu n'est qu'une abstraction, c'est la société qui est l'ensemble organique à étudier. Vouloir que l'individu se développe à l'extérieur de son rôle social serait la même chose que demander au prolétaire de la société communiste préconisée par Marx de devenir capitaliste. L'adulte positiviste est préparé par l'éducation à remplir un rôle social, et se développer àl'extérieur de ce rôle serait tout simplement changer de rôle. Nous dirons donc que l'individu est motivé par la société, il est préparé pour entrer dans une fonction, ce n'est pas la fonction qui est faite à la mesure de l'individu. Mais, bien sûr, l'individu est conditionné. L'homme ne pousse pas comme la fougère dans la forêt. Il s'agit de savoir par qui il est conditionné. L'adulte positiviste n'est pas conditionné par sa société particulière, il l'est par l'Humanité, c'est-à-dire tout ce qui a existé avant lui, en somme, la culture. Si nous voulons changer l'adulte, il s'agit de changer la culture humaine. Et ce changement ne peut s'opérer par une révolution au niveau des institutions. C'est à l'opinion qu'il faut s'attaquer et celle-ci ne se renverse pas par une révolte, elle ne peut évoluer que lentement par une éducation progressive vers de nouvelles normes. Mais lorsque nous parlons de normes dans une société, nous sommes bien près de parler de fonctions, de rôles.

Cet adulte positiviste que nous décrit Comte en termes de rôles et de fonctions, n'est-ce pas celui que nous connaissons? L'adulte de la société contemporaine, ou celui considéré comme tel, est celui qui occupe une fonction sociale; et plus la fonction est d'importance, plus celui qui la remplit est considéré comme mûr. La considération que l'on a pour une personne va, généralement, à l'importance de son rôle social. Mais ne devrait-elle pas plutôt aller à la façon avec laquelle elle satisfait aux exigences de sa fonction? L'adulte est celui qui remplit consciencieusement sa fonction quelle qu'elle soit, c'est-à-dire en homme responsable. Et sur ce point Auguste Comte nous apporte quelque chose lorsqu'il préconise de juger les gens aussi bien selon la dignité (responsabilité) que selon la réussite. Il juxtapose à la hiérarchie politique, celle de la réussite, «une hiérarchie fondée sur un ordre distinct de l'ordre de puissance, et qui apprécie la valeur des hommes en écartant tous les avantages fortuits, ceux de la naissance, de l'instruction, de la chance».11 Ce classement des humains permet de les apprécier selon leur valeur humaine authentique, sans l'artifice du pouvoir ou de la gloire, mais dans ce que chacun a d'original et d'adulte en lui-même. »

Notes

1. Cf. A. Comte, Discours sur l'esprit positif, par. 31-33 et «Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société».
2. A.Comte. Système de politique positive, tome II, 3e édition, P. 181.
3. Jacques Lazure, sociologue, suivant la loi des trois états de Comte, intitule un article de Prospective, «La jeunesse québécoise encore à l'âge métaphysique».
4.A. Comte, Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, Aubier, Paris, 1970, p. 95,
5. L. Lévy-Bruhl, La Philosophie d'Auguste Comte, F. Alcan, 1921, p. 284.
6. Cf.- A. Comte, Système de politique positive, tome IV, p. 30.
7. A. Comte, Système de politique positive, tome II, p. 312.
8. Pour ce qui a trait à la séparation des pouvoirs dans la philosophie de Comte, voir: 0. Reboul, «La Pensée politique de Comte et de Hegel», dans Dialogue, septembre 1970, p. 181-202.
9. Définition de l'éducation systématique dans le Cours de philosophie positive, éd. Bachelier, Paris, 1830, tome 1, p. 64.
10. L. Lévy-Bruhl, La Philosophie d'Auguste Comte, p. 55.
11. O. Reboul, art. cit., p. 200.

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