Matière et abstraction
Maintenant, que signifie à son tour «abstraire»? L'étymologie nous enseigne qu'abstraire veut dire «ôter de» et, par suite, «enlever». Qu'est-ce qu'enlève l'abstraction au cours de son processus, si ce n'est précisément la matière? La sphère mathématique, c'est la sphère sensible à qui le mathématicien ôte, par la pensée, sa matière et les irrégularités que celle-ci introduit par rapport à la définition idéale de la sphère. De même, le discours abstrait qu'est la rhétorique évacue lui aussi toute matière et raisonne ainsi idéalement; il enchaîne formellement des concepts généraux sans contenu; il est, comme l'écrit Aristote, «verbal, donc vide»; son succès lui vient du fait qu'on ne peut lui demander d'«apporter les choses mêmes dans la discussion». Le monde de l'abstrait est donc celui de l'immatériel.
C'est pourquoi notre époque, contrairement à ce que l'on entend dire souvent, n'est pas une époque matérialiste. C'est bien plutôt le contraire qui est vrai. Ce qui se produit de nos jours, c'est comme un étiolement de la matière, dont l'opacité lourde et la présence cèdent le pas devant son élucidation par le faisceau des paramètres qui, pour être numériques, n'en sont pas moins des représentations. Le tissu matériel des choses est le responsable de la richesse des expériences sensibles, car il est le support des différences qualitatives; ce sont précisément ces différences qui s'estompent dans le règne du quantitatif, où la matière est considérée uniquement comme matière première, c'est-à-dire comme ployable en tous sens et comme devant se prêter docilement - incolore et inodore - à tous les caprices de la transformation. Point de départ neutre et indifférent, elle est bien véritablement tenue pour une matière plastique. La vraie matière, dont les chatoiements nous enchantent, dont la main palpe l'épaisseur, dont le nez hume l'odeur, celle-là devient, comme l'ont montré les livres de Bachelard sur l'imagination des éléments, seulement pour nous objet de rêveries. Elle n'est plus le coeur de l'expérience; nous ignorons la magie de la corporéité telle que l'éprouvait un Grec antique, vivant au milieu d'une lumière fluide, devant la chair bleue de la mer avec, dans l'oreille, le son pâteux de l'aulos. Dans le frémissement des branches d'arbres, on sentait le passage du dieu.
Dans un premier temps, nous examinerons ce déclin du matériel devant l'abstrait à partir de son soubassement philosophique; dans un second, nous l'évoquerons au niveau d'une expérience de la vie quotidienne moderne.
Déclin du matériel devant l'abstrait
L'acte de naissance de cette abstraction de la matière chez les modernes se signe dans l'oeuvre de Descartes, très précisément à la fin de la Seconde Méditation, lorsque celui-ci s'interroge sur l'être des choses et prend pour support de son analyse un morceau de cire.
Il y aurait déjà beaucoup à dire sur le choix d'un tel exemple. Chez les Anciens, la cire symbolisait plutôt l'âme que le corps. Chez Platon, on parle de discours inscrits dans la cire molle de l'âme. La cire, par sa ductilité, est peut-être, de tous les corps, le plus incorporel. Ce n'est donc pas sans arrière-pensée, et sans préparer son terrain, que Descartes choisit, pour dévoiler l'être de la chose, la matière malléable et fragile de la cire, sans armature interne, sans structure propre, sans épine dorsale. L'analyse cartésienne se déroule en deux temps, explore deux niveaux de manifestation: la surface phénoménale, le soi de l'essence du morceau de cire.
Nous considérons d'abord ce que le morceau de cire paraît quand il se donne à la perception sensible, quand il «vient d'être tiré de la ruche: il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son». (Seconde Méditation)
Descartes énumère, dans le passage cité, les cinq sièges sensoriels par lesquels nous appréhendons perceptivement le morceau de cire: le goût, l'odorat, la vision, le tact et l'ouïe. Les qualités sensibles ne sont donc que l'enveloppe fallacieuse des choses; leur vérité n'est pas là. Nous prendrons garde que, par cette simple affirmation, Descartes biffe d'un trait toute la physique des Grecs. Ceux-ci distinguaient en effet avec Empédocle les éléments primordiaux: l'eau, la terre, l'air et le feu, dont les qualités sensibles: humide, sec, lourd, léger, etc., révélaient la nature intrinsèque et dernière. C'est pourquoi d'ailleurs d'un seul et même mouvement, Empédocle pouvait être physicien et poète: science et poésie pouvaient se confondre. En arrachant comme un masque ses qualités sensibles à l'être des choses, comme le dira plus tard Jean-Baptiste Rousseau, «Monsieur Descartes a coupé la gorge à la poésie». Ou plutôt la Poésie ne sera plus que littérature, et plus du tout un moyen de connaissance. Cette dénonciation du caractère trompeur de la perception reprend d'ailleurs le fameux doute de la Première Méditation, qui place un point d'interrogation au-dessus de l'existence des choses réelles, dont l'apparence vacille au point de se confondre avec l'inconsistance des songes. Les commentateurs de Descartes n'ont pas assez montré que toutes les conclusions de son étude ontologique des choses étaient directement commandées par une certaine conception de la perception, dont la théorie n'est pas faite par Descartes ex professo mais, comme tout ce qui est vraiment important chez lui, énoncée assez rapidement à propos d'autre chose. Percevoir, ce n'est pas entrer dans le vif et dans la profondeur des choses, c'est simplement effleurer tangentiellement leur surface; la sensation est donc une donation superficielle de la réalité, dont elle ne saisit que l'enveloppe, l'extériorité, ce qui au mieux ne peut que faire image:
«Je me persuade qu'il n'y a rien autre chose par quoi nos sens soient touchés, que cette seule superficie qui est le terme des dimensions du corps qui est senti ou aperçu par les sens. Car c'est en la superficie seule que se fait le contact.» (Réponses aux quatrièmes objections)
Ainsi s'éclaire la conclusion de Descartes, lequel ne voit dans tout ce que les êtres sensibles ont de qualitatif que la non-réalité, l'illusion, l'imaginaire, qui ne peut ontologiquement distinguer la fantasmagorie du rêve.
Descartes ensuite va donner la preuve, à ses yeux, que «la cire n'était pas ni cette douceur du miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son». (Seconde Méditation). En effet, ces qualités sensibles peuvent lui être arrachées sans que le morceau de cire ne soit anéanti, pense Descartes. La substance réelle de celui-ci était donc ailleurs. Que l'on fasse subir au morceau de cire l'épreuve du feu; que se passe-t-il alors?
«Ce qui restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son.» (ibid.)
Notons au passage le caractère d'agression violente de cette démonstration cartésienne: le morceau de cire ne perd pas tout naturellement les qualités sensibles par lesquelles il se manifeste d'ordinaire, il en est dépouillé de force et Descartes est si conscient de ce traitement violent qu'il ajoute que lorsqu'il distingue la cire d'avec ses formes extérieures, «tout de même que si je lui avais ôté ses vêtements, je la considère toute nue» (ibid.). On sent ici à nouveau la poigne de ce «maître et possesseur de la nature», pour reprendre l'expression célèbre du Discours de la Méthode.
Les qualités sensibles ayant été ainsi arrachées, que reste-il? L'essence est en effet pour Descartes quelque chose de résiduel, ce qui résiste à toutes les secousses. Or, ce qui reste, c'est «rien autre chose qu'une certaine étendue, flexible, muable» (nihil aliud quam extensum quid, flexibile, mutabile). Le fond des choses, c'est donc l'étendue, c'est de l'espace. La réponse est déconcertante bien sûr, mais nous allons comprendre le contenu exact de cette analyse métaphysique de l'être des choses si nous la mettons en rapport avec la science de Descartes et notamment avec sa mathématique.
L'un des plus grands titres de gloire de Descartes en mathématiques, c'est certainement l'invention de la géométrie analytique. Par l'usage de ces coordonnées dites cartésiennes, chaque point de l'espace est immédiatement traduisible en une relation algébrique du type y = f (x). Ainsi, chaque droite, chaque courbe, chaque figure, qui se donnent par un tracé visuel, c'est-à-dire par la perception sensible, tout cela est immédiatement traductible en expressions numériques non représentées intuitivement, et simplement conçues par l'esprit.
Réduire les choses à de l'espace, lequel constitue leur essence, c'est donc permettre la traduction intégrale de ces choses dans le langage mathématique, qui dès lors sera le seul langage apte à dire leur vérité. Ce que fonde l'analyse du morceau de cire, c'est l'instauration d'une physique mathématique, c'est-à-dire uniquement quantitative, rejetant au rang de l'illusion poétique la physique de la qualité sensible. Dire que la chose n'est qu'une étendue «flexible, muable», c'est énoncer les deux seules propriétés fondamentales reçues par l'explication mécaniste: la figure et le mouvement.
Descartes ne voit pas, dans la géométrie analytique, une simple technique de calcul, rendant possible un repérage commode des phénomènes, un simple langage n'engageant pas l'expression de l'essence profonde des choses. Au contraire, l'usage qu'il fait de la géométrie analytique est un usage qui a une dimension métaphysique, qui postule la structure mathématique de l'univers entier.
Les conséquences de cette mathématisation des choses sont infinies. Et d'abord, elle tire la philosophie du côté de l'idéalisme. La matière n'est plus cette opacité résistante et rebelle à une totale élucidation qui préservait, aux yeux de l'aristotélisme par exemple, une zone de mystère dans toute chose, une frange irréductible au concept dans toute réalité. Dans toute chose concrète, il y avait donc toujours plus que ce que nous en pouvions concevoir, de quoi différencier un monde de représentations purement conceptuelles et le monde réel. Dans un concept, il n'y a jamais rien de plus que ce qu'on y met; dans une chose matérielle, une potentialité infinie se trouve enveloppée.
Si, comme le veut Descartes, la chose est espace et si l'espace est nombre, c'est-à-dire concept abstrait, l'être de la chose est, par le jeu des substitutions, concept abstrait. La chose se trouve réduite à être la connaissance que je puis avoir d'elle, et cette connaissance est une «inspection de l'esprit», d'un esprit «pur et abstrait». Cette réduction de l'être à l'intelligible a pour but non d'opérer un compagnonnage avec les choses, mais d'assurer la possibilité de la domination de l'homme sur les phénomènes.
La vie quotidienne abstraite
La réduction cartésienne des choses à l'étendue mathématisée, qui tisse sur elles un pur réseau de relations, n'a affecté pendant des siècles que la seule physique, laissant intact le monde de la vie quotidienne. Or, notre temps semble enregistrer la totale promotion du décret cartésien, dans la mesure où même la vie de tous les jours voit l'effacement des choses derrière les nombres qui les signifient. Le champ de cette dissolution des choses en un code quantitatif est bien sûr celui de la vie économique.
La rationalisation de la production, la fabrication en série va transformer l'oeuvre en produit: «Nous avions autrefois des oeuvres, nous n'avons plus que des produits», dit Balzac dans Béatrix. Le passage de l'oeuvre au produit est corrélatif du passage de la chose à l'objet: l'objet, c'est l'allégement de la chose, qui est réduite à l'un de ses aspects, et à un aspect qui lui est partiellement extérieur. Nous pouvons voir un exemple de ceci dans la réduction de toute chose à son prix, c'est-à-dire à du numérique (et même du numéraire) et du quantitatif. Marx, lorsqu'il fait l'analyse de la différence entre valeur d'échange et valeur d'usage, note que la valeur d'usage prédomine chez les anciens, tandis que la valeur d'échange domine dans l'économie moderne. La valeur d'usage de la chaussure, c'est de s'en servir pour marcher; sa valeur d'échange, ce qui est symbolisé par son prix, c'est-à-dire le rapport qu'elle entretient avec tous les autres produits sur le marché. Si l'on pose en principe que tout peut se réduire à une quantité et que cette quantité est le prix, la conséquence est que tout a un prix, rien n'est «sans prix», que tout s'achète et tout se vend et que rien n'échappe à cette mensuration universelle: j'achète dix jours de vacances tout comme une machine à laver; j'achète dix jours de neige ou de soleil; j'achète même du bonheur comme me le suggèrent les agences de voyage.
La nature nouvelle prise par l'argent accroît le caractère abstrait d'une telle opération. Chez les anciens, la richesse était une chose: les pièces étaient lourdes et pleines, d'or ou d'argent, la richesse se tenait dans la main, luisait sous les yeux; c'était une matière et cette matière était précieuse. L'une des inventions décisives dans l'histoire de l'économie fut celle de la comptabilité en partie double, par Fra Luca Pacioli. Les échanges ne se font plus par le truchement de la monnaie, mais sont inscrits sur deux colonnes: doit et avoir. C'est par un jeu d'écriture et un jeu de chiffres que se produit l'échange: l'abstraction comptable expulse le symbole matériel de la monnaie.
Nous signalerons en terminant un dernier trait qui consacre le recul de la matière devant l'abstraction: dans le produit, la réduction d'une chose à sa fonction. Dès lors, les différents exemplaires d'un produit sont interchangeables et la matière, dont le produit est fait, devient indifférente; dès que l'objet cesse de remplir sa fonction, il est jeté et constitue un déchet. La civilisation de la consommation devient donc en même temps civilisation du déchet et du détritus. Si les outils d'autrefois, par exemple, se retrouvent maintenant chez les antiquaires, c'est parce que, outre leur utilité, ils valaient par leur matière, par la splendeur de leur matière. Par un choc en retour, l'objet fait pour être jeté va se trouver fabriqué par le producteur dans la matière la moins noble, la plus banale: c'est, comme le dit Léo Ferré, «le temps du plastique». Nous assistons dès lors à la généralisation de la pacotille, et nous diagnostiquons chez nos contemporains la nostalgie des vraies choses, celles que l'on garde et qui sont faites pour durer, celles dont la lourdeur de matière forme l'authenticité et qui malheureusement est devenue à présent le luxe.
Il nous faut redécouvrir l'expérience sensible que l'on sent bien de tous côtés qu'il faut réhabiliter. La matière n'est pas un concept scientifique, c'est un concept philosophique qui se réfère à l'expérience sensible comme à son sol; se détourner du sensible ne nous conduit pas à l'intelligible mais à l'abstrait; agenouiller le sensible devant l'abstrait ne conduit pas au réel, mais introduit l'homme dans le règne glacé des entités, qui pour être sans vie ne sont curieusement pas sans force. Schelling pressentait quelque diablerie dans la condamnation passée sur le sensible et le matériel; Satan n'est-il pas un ange, c'est-à-dire un être désincarné, comme il apparaît dans ce texte étonnant du tome VII des Oeuvres Complètes (p. 468, dans la traduction de J.-F. Marquet):
«Celui qui est un peu familier avec les mystères du mal (qu'on doit ignorer par le coeur, mais non par la tête), celui-là sait que la plus haute corruption est en même temps la plus spirituelle, qu'en elle à la fin disparaît tout ce qui est naturel, la sensualité, la volupté même, et que celle-ci se change en cruauté, et que le mal démoniaque, diabolique est beaucoup plus éloigné de la jouissance que le bien.