Portraits et commentaires
Portraits par Raymond Aron et George Bataille. Commentaires de Ciora, Camus, François Mauriac, Lévinas,
Portraits par:
Raymond Aron
Suzanne (sa femmme) était aussi très liée à Simone Weil, dans la même classe qu'elle pendant les trois dernières années du lycée. J'hésite à rien écrire sur Simone Weil, tant cette femme d'exception est devenue un objet de culte; toute remarque que n'inspire pas l'admiration qu'elle mérite à coup sûr, risque de passer pour indécente, iconoclaste. Je rencontrai Simone pour la première fois rue d'Ulm, vers 1928, alors que je passais l'agrégation et qu'elle-même passait le concours d'entrée à L'École. Nous eûmes tout au plus des conversations d'étudiants. Je ne me souviens pas de relations personnelles avec elle au cours de années suivantes, jusqu'au moment où Suzanne lui annonça notre mariage. Elle ne reçut pas cette nouvelle avec plaisir; sans me connaître, elle m'avait placé dans une catégorie qu'elle rejetait, premier d'agrégation bien entendu, enclin à la pensée mondaine ou facile. Elle avait plaqué sur moi une image qu'elle avait forgée à partir d'impressions. Elle promit à Suzanne de se déprendre de ses préjugés puisque son amie m'avait choisi.
Elle accueillit avec joie la naissance de notre fille Dominique, comme si elle avait été sienne. Nous nous revîmes plusieurs fois, Simone et Suzanne restèrent fidèles à leur amitié de jeunesse. J'ai beaucoup admiré, à l'époque, le grand article qu'elle publia sur la condition ouvrière; et aussi celui sur l'impérialisme romain, même si ce dernier prête à la critique des historiens. Malgré tout, le commerce intellectuel avec Simone me parut presque impossible. Elle ignorait apparemment le doute et, si ses opinions pouvaient changer, elles étaient toujours aussi catégoriques. Elle approuva l'accord de Munich, non en fonction du rapport des forces, mais parce que la résistance à l'hégémonie allemande en Europe ne lui paraissait pas valoir le sacrifice d'une génération. Après l'entrée des troupes allemandes à Prague, elle prit une autre position, aussi ferme: puisque les nazis ne se contentaient pas d'une hégémonie en Europe de type traditionnel, puisqu'ils tendaient une colonisation comparable à celle que les Européens pratiquaient en Afrique, la résistance s'imposait, quel qu'en fût le prix. Elle avait peut-être raison et en 1938 et en 1939, mais il y avait matière à discuter. Tels que les hitlériens lui apparurent en 1939, n'était-il pas possible de les prévoir dès 1938?
Elle gardait secrète à l'époque sa vie religieuse, sa foi. Personnellement, je pressentis sa vocation un jour, au jardin du Luxembourg. Nous nous promenions, ou nous promenions Dominique, sous un soleil glorieux. Le jardin était si beau que l'on respirait pour ainsi dire le bonheur. Simone vint vers nous, le visage bouleversé, proche des larmes. A notre question, elle répondit: «Il y a une grève à Shanghai et la troupe a tiré sur des ouvriers.» Je dis à Suzanne que Simone devait aspirer à la sainteté; prendre sur soi toutes les souffrances du monde n'a de sens que pour un croyant ou même, plus précisément, pour un chrétien.
Je la revis à Londres, en 1943, à son arrivée. Pour la première fois, notre conversation. vraie, se prolongea deux heures. Elle me parut semblable à elle-même; il fut question de la guerre, de l'Occupation, de Londres, de la condition privilégiée des Français du dehors. Certaines des idées de L'Enracinement affleuraient dans ses propos.
Raymond Aron, Mémoires
cinquante ans de réflexion politique
Julliard, 1983, pp. 78-7
George Bataille
J'ajouterai ici que j'ai rencontré autrefois Simone Weil : bien peu d’êtres humains m'ont intéressé au même point. Son incontestable laideur effrayait, mais personnellement je prétendais qu'elle avait aussi, en un sens, une véritable beauté. (Je crois encore que j’avais raison.) Elle séduisait par une autorité très douce et très simple; c'était certainement un être admirable, asexué, avec quelque chose de néfaste. Toujours noire, les vêtements noirs, les cheveux en aile de corbeau, le teint bistre. Elle était sans doute très bonne, mais à coup sûr un don Quichotte qui plaisait par sa lucidité, son pessimisme hardi, et par un courage extrême que l'impossible attirait. Elle avait bien peu d’humour, pourtant je suis sûr qu’intérieurement elle était plus fêlée, plus vivante, qu’elle ne croyait elle-même. […]Simone Pétrement avait communié avec elle dans l'admiration d’Alain - qui fut leur commun professeur - et de sa doctrine. Mais moralement et intellectuellement, j'imagine qu'elle admira davantage Simone Weil - et sans doute avec raison. De son amie, elle n'a pas vu le côté “néfaste” ni l'extraordinaire inanité. Je le dis sans vouloir la diminuer, il y avait en elle une merveilleuse volonté d'inanité: c’est peut-être le ressort d'une âpreté géniale, qui rend ses livres si prenants (...].
Georges Bataille, “La Victoire militaire et la banqueroute de la morale qui maudit” Critique,
No 40, septembre 1949; repris dans Articles 1, 1944-1949, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1988.
Commentaires
ALBERT CAMUS
Elle n'était prévenue contre rien sinon contre la cruauté ou la bassesse, ce qui revient au même. Elle ne méprisait rien sinon le mépris lui-même. Et à la lire, on se dit que la seule chose dont fut incapable sa surprenante intelligence était la frivolité. On lui demande en 1943 un rapport sur la situation morale de la France et elle écrit le livre publié aujourd'hui sous le titre L'Enracinernent, véritable traité de civilisation. Tel est le personnage qui allait toujours, et comme naturellement, à l'essentiel.
L'Enracinement contient plusieurs des clefs qui permettent de comprendre Simone Weil. Mais ce livre, un des plus importants, à mon sens, qui ait paru depuis la guerre, jette aussi une lumière puissante sur l'abandon où se débat l'Europe. Et il fallait peut-être la défaite, l'hébétude qui l'a suivie et la méditation taciturne que tout un peuple a poursuivie dans les années obscures, pour que des idées aussi inopportunes, des jugements qui renversent tant d'idées reçues, qui ignorent tant de préjugés, puissent trouver enfin chez nous leur exact retentissement.
«L’histoire officielle, dit Simone Weil, consiste à croire les meurtriers sur parole et plus loin : «Qui peut admirer Alexandre de toute son âme, s'il n'a l’âme basse?» Dans le temps de la puissance et au siècle de l'efficacité, ces vérités sont provocantes. Mais il s'agit d'une provocation tranquille: ce sont les certitudes de l'amour. Imaginons seulement la solitude d'un pareil esprit dans la France d'entre les deux guerres. Qui s'étonnerait que Simone Weil se soit réfugiée dans les usines, ait voulu partager le sort des plus humbles? Quand une société court irrésistiblement vers le mensonge, la seule consolation d'un coeur fier est d'en refuser les privilèges. On verra dans L'Enracinement quelle profondeur avait atteint ce refus chez Simone Weil. Mais elle portait fièrement son goût, ou plutôt sa folie, de vérité. Car si c'est là un privilège, il est de ceux qu'on paie à longueur de vie, sans jamais trouver de repos. Et cette folie a permis à Simone Weil, au-delà des préjugés les plus naturels, de comprendre la maladie de son époque et d'en discerner les remèdes.
II me paraît impossible en tout cas d'imaginer pour l'Europe une renaissance qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a définies dans L’Enracinement. C'est toute l’importance de ce livre. En vérité, cette oeuvre tout entière consacrée à la justice, une justice l'attend qui la portera peu à peu à ce premier rang que son auteur refusa obstinément durant sa vie. «La conquête, disait-elle, est l'ersatz de la grandeur. » Et elle n a rien cherché à conquérir. Mais dès l'instant de ce renoncement, la voilà qui persuade. C'est ainsi, je suppose, que la vraie grandeur, sur laquelle Simone Weil a dit tant de choses profondes, s'obtient. Grande par un pouvoir honnête, grande sans désespoir, telle est la vertu de cet écrivain. C'est ainsi qu'elle est encore solitaire. Mais il s'agit cette fois de la solitude des précurseurs, chargée d'espoir.
Albert Camus, “Simone Weil ”, Bulletin de la NRF, juin 1949.
CIORAN
Il y a chez Simone Weil un côté Antigone, qui l'a préservée du scepticisme et l'a rapprochée de la sainteté. Simone Weil - cette femme extraordinaire, d'un orgueil sans précédent, et qui se croyait sincèrement modeste. Une telle méconnaissance de soi chez un être aussi exceptionnel est confondant. En fait de volonté, d'ambition, et d'illusion (je dis bien, illusion) elle aurait pu rivaliser avec n'importe quel grand délirant de l'histoire contemporaine.
De la génération Sartre-Bataille, il n'est guère que Simone Weil qui m'intéresse.
Elle est juste l'observation de Simone Weil, selon laquelle le christianisme était au judaïsme ce que le catharisme devait être à l'égard du christianisme...
Je lis, entre l'admiration et l'exaspération, une vie de Simone Weil. Son immense orgueil me frappe encore plus que son intelligence.
Je viens de lire l'étude de Simone Weil sur l’Iliade. Vision fausse. Comment peut-elle dire que le monde grec commence par l'épopée et finit par l'Évangile? Qu'y a-t-il de commun entre Achille et le reste, et les pêcheurs de Judée?
Mon intérêt profond pour les Juifs et pour tout ce qui est juif. Des cas, tous. Simone Weil, Kafka. Des figures d'un autre monde. Eux seuls ont du mystère. Les non-Juifs sont trop évidents.
Longue discussion, hier soir, avec un poète hongrois (Pildusky) sur Simone Weil, qu'il considère comme une sainte. Je lui dis que je l'admire également mais qu'elle n'était pas une sainte, qu'elle avait en elle trop de cette passion et intolérance qu'elle détestait dans l'Ancien Testament dont elle est sortie et auquel elle ressemble malgré le mépris où elle le tenait. C'est un Ézéchiel ou un Isaïe féminin. Sans la foi, et les réserves que celle-ci implique et impose, elle aurait été d’une ambition effrénée. Ce qui ressort chez elle, c'est la volonté de faire accepter à tout prix son point de vue, en brusquant, en violentant même l'interlocuteur. J'ai dit encore au poète magyar qu'elle avait en elle autant d'énergie, de volonté et d'acharnement qu'un Hitler...
Là-dessus, mon poète ouvrit de grands yeux et me regarda intensément comme s'il venait d'avoir une illumination. À mon étonnement il me dit: “Vous avez raison... ”
Ces deux Juives extraordinaires: Édith Stein et Simone Weil. J'aime leur soif et leur dureté envers elles-mêmes.
Ce qui manque à Simone Weil, c'est l'humour. Mais si elle en eût été pourvue, elle n'aurait pas fait de tels progrès dans la vie spirituelle. Car l'humour fait manquer l'expérience de l'absolu. Mystique et humour ne vont pas ensemble.
Cioran, Cahiers (1957-1972), Gallimard pp. 226, 372, 375, 376, 474, 620, 657, 816,
EMMANUEL LÉVINAS
L'intelligence de Simone Weil dont ne témoignent pas seulement ses écrits, tous posthumes, n'avait d'égale que sa grandeur d’âme. Elle a vécu comme une sainte et de toutes les souffrances du monde. Elle est morte. Devant les trois abîmes qui nous séparent d'elle - et dont un seul est franchissable - comment parler d'elle, et surtout, comment parler contre elle?
«Des hommes... peuvent se croire et se dire athés bien que l'amour surnaturel habite dans leurs âmes. Ceux-là sont certainement sauvés. » Cette affirmation est nôtre. Elle est certainement dans la Bible. Mais Simone Weil hait la Bible. Nous appelons Bible ce que les chrétiens désignent par Ancien Testament. La passion antiblique de Simone Weil a pu blesser et troubler des israélites. À eux, il faut parler.
On est certes infiniment plus ridicule à porter secours à la Bible qu'à discuter avec une morte fût-elle sainte et géniale. Mais le contact du judaïsme occidental avec les Écritures est devenu depuis un siècle si incertain - je veux dire si étranger à l'esprit talmudique - qu'il se défait sans résistance sous les coups d'une argumentation pour peu qu'elle soit nourrie à d'autres sources qu'aux « cours d’instruction religieuse».
On a reproché à Simone Weil d'avoir ignoré le judaïsme. Et, ma foi, elle l'a ignoré royalement. Mais on se trompe beaucoup en pensant que la culture courante dans ce domaine l'aurait instruite. Elle avait l'exigence d'une pensée et on lui aurait offert ces méditations privées et familiales dont, d'une manière incompréhensible , nous nous contentons pour notre vie religieuse, alors que pour notre vie intellectuelle, il nous faut un Kant ou un Newton. Rencontrer un vrai maître du judaïsme est devenu question de chance . Chance qui dépend beaucoup de celui qui la cherche. Elle est faite de discernement. La plupart du temps, on la laisse passer. C'est une différence de potentiel intellectuel entre Simone Weil et une science du judaïsme devenu «oubli de science», tout entière transformée en homilétique ou en philologie, qui constitue la tragédie de ceux que Simone Weil troubla.
Si l'on veut sans présomption ouvrir un débat il faut donc renoncer à une bataille de théologie et de textes. Il faut se placer sur le terrain de la logique que nous avons en partage avec nos contemporains non juifs, partir des études que nous avons faites comme eux.
Il y a dans la doctrine de Simone Weil deux thèses troublantes. Elle impose une lecture de la Bible telle que le Bien y soit toujours d'origine étrangère au judaïsme et le Mal spécifiquement juif. Et elle se fait du Bien une idée absolument pure, excluant tout mélange, toute violence. Parce que la deuxième thèse apparaît comme évidente à l'intuition - sinon à la pensée - de l'Européen de nos jours, la première thèse peut désemparer. Antijudaïsme du type gnostique, concernant davantage les Hébreux que le judaïsme post-exilique, lequel heureusement aurait subi les influences bienfaisantes des Chaldéens, des Égyptiens, des druides peut-être, et de tous ces païens si authentiquement monothéistes. Rien de commun avec Hitler. Quel réconfort!
Qu'il y ait dans cette cécité foncière du judaïsme biblique à l'égard de la Révélation, un privilège surnaturel et une élection à rebours, aggravée d'une vocation de plagiaire et de faussaire, cela rendrait tout de même bien compromettante la position de la Bonté divine, pensée comme idée simple. Simone Weil s'explique ainsi que la Passion se soit déroulée en Palestine: c'est là qu'on en avait le plus grand besoin. On connaît la suite.
Emmanuel LÉVINAS, “Simone Weil contre la Bible”, Évidences, n° 2d, 1952, repris dans Difficile Liberté. Essais sur le judaïsme, Albin Michel, 1983.
FRANÇOIS MAURIAC
Ces deux filles de l'Ancien Testament [Édith Stein et Simone Weil] , ces deux cariatides qui se dressent dans la fumée des crématoires, au seuil de l'ère atomique, le Christ les a choisies parmi l'élite pensante d'une France et d'une Allemagne en proie à tous les démons et il en fit dès le départ des possédées, mais du Dieu vivant. Il ne s'agissait pas pour elles d'une attente, mais d'une présence. Simone non baptisée, fut une contemplative autant qu'Édith, la carmélite. «Il faut être tout à fait immobile... », ce mot de Simone, Édith l'a vécu au point d'étonner les autres soeurs.
FrançoisMauriac, in Le Figaro littéraire, 23 mars 1963.