Notes de lecture sur des inédits de Gustave Thibon
Gustave Thibon, Propos d'avant-hier pour après-demain. Inédits. Textes établis et présentés par Françoise Chauvin, Paris, Mame, 2023.
"Je ne juge pas, je témoigne", confesse le philosophe. Et témoigner selon lui implique la reconnaissance d'une dimension spirituelle sans laquelle "le devenir n'est qu'un glissement vers le néant", "une histoire racontée par un idiot et qui ne signifie rien" (Shakespeare). Mais voilà, s'écrie Thibon en citant Victor Hugo, "n'avez-vous rien au coeur qui vous déchire?" Et qui vous éveille à la vraie condition de l'homme, à son état de déréliction, à ce manque d'être constitutif d'un monde d'autant plus énigmatique que se multiplient les moyens qui prétendent le comprendre et l'expliquer? Mais ce faisant, la science a perdu sa majuscule et les idéologies se sont avérées "les fruits les plus vénéneux du péché originel", ce "péché" que Bossuet définissait déjà par une formule remarquable: "L'homme est tombé de Dieu sur lui-même". Depuis lors, notre époque n'a pas encore compris que "l'arbre de science" n'est pas "l'arbre de vie"... et que le crépuscule des illusions dont parle notre auteur annonce un pessimisme acide qui donne raison aux plus forts tout en démentant les beaux espoirs de la philanthropie, de l'égalité et de la démocratie universelle. A ce chapitre, l'histoire est éloquente. "On ne peut changer la mort qu'en la déguisant", note Thibon, qu'en ayant recours à de belles paroles et à de bons sentiments. La leçon de l'Ecclésiale est claire: "c'est là ta part sous le soleil". Profitons donc du temps qui passe, répètent les enragés de notre temps, et abandonnons-nous "aux jouissances étroites de l'homo animalis", là où les nouveaux "gérants de l'égalité, observe Thibon, créent la pire inégalité, celle de l'argent, de la police, du parasitisme". Et c'est le cercle vicieux, l'enfer d'un monde qui ne débouche sur rien d'autre que lui-même, un monde qui s'imagine autonome alors qu'il ne réussit qu'à être son propre boulet.
Pour notre auteur, "nous sommes au carrefour du nihilisme et du fanatisme - deux poisons - et un seul contrepoison: l'ouverture au mystère" ( p. 129). Précisons que le philosophe-paysan est catholique, non-conformiste, solitaire, allergique aux "consolations de la religion" comme aux "stupéfiants de la science". Son aventure implique un risque, "le risque des risques", selon le cardinal Robert Sarah, puisqu'il s'agit de parier sur une réalité invisible, insaisissable, qui échappe à l'ordre des catégories de la pensée et de l'action. Entendons le début du prologue de saint Jean: "toutes choses ont été faites par elle et rien de ce qui existe n'a existé sans elle" ( Jn I, 3). Elle est ce qui donne le Sens du monde, un sens qui se révèle comme une Présence, une Parole, que le philosophe Thibon essaie de déchiffrer à la suite du témoignage des génies et des mystiques de tous les temps et de tous les lieux. Dans ses Propos d'avant-hier pour après-demain (qui vont des années 35 à 80), il déclare:
Ce monde invisible, par définition, n'est pas l'objet d'une expérience sensible, encore moins scientifique. Et c'est pourtant une expérience, l'expérience d'un appel contredit par les apparences et qu'on sent pourtant plus vrai qu'elles - c'est notre faim qui appelle le pain et qui le prouve par cet appel, c'est la plus irrécusable et la plus incommunicable des expériences. "Comme s'ils voyaient l'invisible", dit saint Paul. Ce "comme" signifie qu'on ne voit pas mais que ce qu'on ne voit pas nous est plus présent que ce qu'on voit. Celui qui a éprouvé cela, ne fût-ce qu'une heure dans sa vie, doutera encore, mais il ne succombera pas au doute ( p. 115).
Car l'essentiel est sauf, malgré l'existence d'un "peut-être" lancinant, dira Joseph Ratzinger. "Mon hosannah passe par le grand creuset du doute", écrit Dostoïevski. Pour s'en rendre compte, il suffit de lire les grands spirituels qui ne cessent jamais de poser des questions, de chercher, d'éprouver une soif insatiable: "Je meurs de soif auprès de la fontaine", disait le poète François Villon. Comme le rappelle de nos jours Jean-Philippe Trottier, un essayiste québécois dont la lucidité ne trompe pas, "le chemin est long, jamais achevé ici-bas". D'où les tensions de l'errance des uns et des autres, "notre désir étant sans remède", affirme Thérèse d'Avila. N'est-ce pas la religion biblique elle-même qui souligne avec insistance l'image de l'errance pour mettre en évidence ce que l'existence humaine est de fait? Ici, écrit Thibon, "c'est l'histoire de la Genèse qui va plus loin que la paléontologie". Aussi préfère-t-il que son âme soit "à vif" plutôt que de suivre ceux dont l'âme est comme morte, centrée sur la platitude, capable d'endormir toute inquiétude ( Gogol ).
Connaissant bien les moeurs d'hier et d'aujourd'hui, c'est-à-dire "les metaxu, ces biens relatifs et mélangés" que représentent la patrie, le foyer, les traditions, la culture et les autres régions du bien et du mal, Gustave Thibon relève qu'il "n'est ici-bas de paradis reconnus que les paradis perdus". Bien sûr, l'égocentrisme en vigueur chez les modernes joue sa dernière carte: celle de l'amour fraternel, de l'altruisme, de la solidarité humaine comme si, à partir de là, il pouvait se réclamer du Nouveau Testament. Mais avouons "que de vouloir déduire tout amour de l'amour de soi" est une aberration, une perversion de la hiérarchie des valeurs, une confusion des niveaux de l'être qui engendre inévitablement l'autosuffisance, là où l'homme devient sa propre idole. Et c'est "l'Âge de Narcisse", écrit Armel Guerne, "la concentration sur soi sans issue hors de soi", commente Paul Florensky. Dans un tel contexte, Germain Nouveau demande: "Si vous ne vous aimez en Dieu, vous aimez-vous?" Car si l'amour fait passer le temps, répond Thibon, disons que le temps fait passer l'amour dont "on n'a conservé que le mouvement, le phénomène émotionnel: la communion à une réalité autre que soi ayant disparu". De fait, le monde n'est-il pas devenu le lieu des crises? Crises politiques, crises économiques, crises des valeurs, crises des civilisations. De sorte que la vie donne de plus en plus l'impression de décevoir, de préparer la dépression, la volonté d'en finir, le néant plutôt que d'actualiser des valeurs éternelles, "les invariants" dont parle Platon: le vrai, le beau et le bien.
Manifestement, constate Thibon, nous assistons à un "phénomène de dévitalisation extrêmement grave", qui coïncide avec un "phénomène antireligieux par excellence". On a oublié que l'homme ne vivait pas seulement de pain. Et que l'homo economicus n'est pas le tout de l'homme. C'est pourquoi le philosophe réplique que "rien n'est plus constitutif de l'Histoire vraie que la résistance des traditions et des moeurs aux accidents de l'Histoire", aux déviations, aux erreurs de visée. Il y a là un "réalisme du mystère" ( Jankélévitch) qui renouvelle une parole sur notre vie, mais aussi et surtout sur celle de nos pères que l'écrivain Louis Hémon considérait comme "des signes de noblesse". A la limite, ce sont les témoins de la "voix du transcendant" qui nous permettent d'éviter le dessèchement redoutable par la ratiocination ainsi que par toute rêverie émotionnelle, vaine et chimérique. Pour l'auteur de Notre regard qui manque à la lumière, il ne s'agit pas d'amener le lecteur à penser dans le même sens que lui, mais à découvrir des "lieux communs" jusqu'à "la porte infranchissable", car "l'évidence la plus commune, si elle pénètre le fond de l'âme, se transforme en révélation inépuisable". D'où la conclusion de son dernier chapitre consacré aux hommes de l'éternel, aux moines de tous les temps qui demeure encore et toujours d'actualité "puisqu'ils nous apportent ce qui nous manque le plus : ils sont à l'heure de Dieu, et il n'y a pas de saison pour l'éternité".