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CHAPITRE II
JPremier entretienj
Non seulement les yeux de mon auditrice m'étaient-ils familiers, mais c'étaient identiquement ceux qui m'apparaissaient chaque fois que je contemplais mon reflet dans une glace. Je ne sais quelle force m'attirait vers elle et que je sentais réciproque. Je lui souris avec bienveillance et elle s'approcha de moi pour se joindre au groupe de discussion qui s'était formé.
La belle inconnue n'était pas la plus savante quand il s'agissait des finesses de la langue latine, mais ses questions pressantes marquaient un esprit critique qu'on ne pouvait payer de mots, un esprit positif. Elle commença par faire remarquer que, même pour un Ancien, qui rattachait l'amour à un cortège de divinités, il était permis de se demander si l'amour avec ses traverses, ses misères, ses désespoirs même, valait la peine qu'il donnait et si le mieux n'était pas de le fuir résolument au profit d'une vie chaste, orientée vers l'activité profitable ou le service de ses concitoyens.
Je lui répondis que, premièrement, sa remarque soulevait une question de hiérarchie des existences possibles et que les Anciens s'étaient fait cette interrogation. Ils distinguaient trois sortes de vie : la vie politique, la vie chrématistique, c'est-à-dire celle de l'homme d'affaires ou de l'industriel qui produit de la richesse matérielle, et la vie contemplative.
J'ajoutai que les penseurs anciens, contrairement à nous, regardaient la richesse matérielle et sa production comme peu dignes d'admiration, ou même de respect, et qu'importaient surtout pour eux les aspects spirituels de la personne et de l'activité humaine et que, par conséquent, ils plaçaient au haut de l'échelle la vie contemplative suivie de la vie politique et de la vie chrématistique.
Ainsi, l'amour envisagé comme un culte rendu aux divinités qui le régissaient participait de la vie religieuse, mettait en jeu les aspects divins de l'homme et de la nature et donc dépassait en dignité et en importance l'activité politique ou l'activité pratique.
Elle m'objecta à ce point le cas d'Hippolyte, jeune homme de vingt ans d'une beauté parfaite, refusant l'amour et se faisant un point d'honneur de consacrer son existence entière à la chaste Artémis, que les Latins appelaient Diane, la déesse pure, éternellement vierge, dont l'existence se passait à courir les forêts, aussi farouche et même sauvage qu'elle était belle et désirable.
– Si Euripide, dit-elle, a fait de cet homme hostile à Aphrodite le héros d'une de ses tragédies, ne l'approuve-t-il pas?
– L'exemple est mal choisi de tout point, lui répondis-je. Rappelons que cet Hippolyte n'échappe à l'empire d'Aphrodite que pour tomber dans celui d'Artémis. Il change donc déesse pour déesse et demeure un exemple d'une vie consacrée au culte d'une immortelle. De plus, son choix douteux et même douteux aux yeux d'Euripide, n'amène que malheur pour tout son entourage et pour lui-même. Il fait le malheur des femmes disposées à l'aimer au premier rang desquelles la déplorable Phèdre, sa belle-mère, qui meurt de ses mépris. Il fait celui de son père Thésée, qui le maudit, croyant à tort qu'il avait attenté à l'honneur de Phèdre, et il fait le sien propre puisqu'il eut le malheur de vivre à une époque où les malédictions paternelles étaient redoutablement efficaces.
La prière de son père fit jaillir du sein des flots un monstre hideux qui mit en fuite ses chevaux. Dans ses derniers moments, quand ses coursiers terrifiés le traînaient sur les rochers, sourds à sa voix, n'a-t-il pas regretté tout le mal que sa froide dévotion à la frigide déesse avait causé?
– Oui peut-être, repartit mon opiniâtre interlocutrice, mais il reste que dans la Phèdre de Racine la mémoire d'Hippolyte est réhabilitée dans la scène finale, après que son père Thésée, revenu de l'erreur où l'avait jeté la fausse accusation de Phèdre, déclare :
« Allons de mon erreur, hélas! trop éclaircis,
Mêler nos pleurs au sang de ce malheureux fils.
Allons de ce fils embrasser ce qui reste,
Expier la fureur d'un vœu que je déteste.
Rendons-lui les honneurs qu'il a trop mérités... »
– Vous avez raison, répondis-je à ma belle disputeuse, mais selon vous, vaut-il mieux réussir sa mort ou sa vie? Être heureux de son vivant ou honoré dans la douleur par ses survivants?
Sans trop attendre sa réponse, j'enchaînai en remarquant que de toute façon la discussion n'était peut-être pas bien engagée. En effet, sa question première était de savoir si une vie excluant l'amour pour se consacrer à la vie politique ou pratique n'était pas préférable, mais la question postule que celui qui la pose est libre de choisir la place plus ou moins grande qu'il ménagera à l'amour dans son existence.
Et n'oublions pas que la question a été posée du point de vue d'un Ancien : or pour un Ancien, l'amour découlait de la volonté et de l'action d'une grande déesse dont le pouvoir s'exerçait même sur les dieux supérieurs de l'Olympe : il obéissait donc à une nécessité qui ne s'embarrassait aucunement de nos raisons ou de nos préférences.
-Puisque vous citez Phèdre, rappelez-vous les paroles que le confident d'Hippolyte lui adresse:
« Vénus, par votre orgueil si longtemps méprisée,
Voudrait-elle à la fin justifier Thésée?
Et vous mettant au rang du reste des mortels,
Vous a-t-elle forcé d'encenser ses autels? »
Voyant que la défense de sa position devenait difficile, elle en changea, tout simplement.
– De toute façon, dit-elle, nous devrions partir de plus haut et une question préalable doit être posée. Tout cet appareil millénaire de la fable, de la pensée et de la poésie antique, est-il encore d'une quelconque utilité? Contient-il quelque vérité capable d'éclairer les hommes d'aujourd'hui? Et si oui, quelle part faut-il en retenir et quelle part en sacrifier comme fausse ou caduque?
À cette question ancienne, les quelques personnes qui restaient toujours comme spectateurs ou comme acteurs de la discussion que j'ai rapportée jusqu'ici en la simplifiant un peu, manifestèrent qu'ils étaient d'accord avec elle et souhaitaient que je lui fasse une réponse. Ce fut alors que je lui demandai son nom.
– Monsieur de Sincerre, je m'appelle Marie, dit-elle.
Et moi, qui me prénomme Jean, je ne pus m'empêcher de me souvenir que Marie et Jean étaient les deux personnes que le Christ en croix, au moment d'expirer, avait recommandées l'une à l'autre.
– Vous posez une question complexe, Marie.
Elle répondit :
– Il n'est pas forcé que la réponse le soit.
-En effet. Je dirai donc quelques raisons pour lesquelles l'héritage antique doit, je crois, nous intéresser. La plus évidente tient à l'une des caractéristiques essentielles de l'homme, qui est la stupidité. Les œuvres collectives de l'humanité témoignent, il est vrai, d'une prodigieuse intelligence, mais il n'y a pas la moindre trace de cette haute intelligence dans la quasi-totalité de ses représentants.
Ainsi donc, à l'époque où nous sommes, où tout ce que dit ou écrit tout un chacun est conservé et publié, on ne peut prêter l'oreille au bruit que font nos contemporains sans être aussitôt submergé par un flot d'erreurs, de sottises, de faussetés souvent délibérées qui ne sont autre chose que le déguisement, sous forme d'idées ou d'opinions, des intérêts personnels ou de classe, de tous ceux qui, pour des motifs égoïstes, souhaitent justifier la conservation ou l'amplification des avantages dont ils jouissent.
Alors que les quelques écrits de l'Antiquité qui nous sont parvenus sont le produit d'une sélection rigoureuse, puisque seules ont été copiées inlassablement et conservées pendant des millénaires les œuvres qui, au jugement de la postérité, le méritaient le plus. Il n'y a pas, ou très peu, dans cet héritage du bavardage inepte et incompétent qui forme le fond de la rumeur contemporaine.
Deuxièmement, il me semble incontestable que chaque époque de l'histoire humaine organise la vie en société selon des normes et des idéaux mouvants, arbitraires, qui se contredisent presque toujours dans le temps et n'ont aucune valeur de vérité, mais seulement une valeur d'utilité sociale en assurant la cohésion du groupe et la direction de sa marche. Ces principes, souvent de pure pacotille, sont toujours présentés par tous les organes de la société et sont imposés par la sourde pression que tout groupe organisé exerce sur ses membres, comme étant la vérité absolue au point qu'il est honteux de songer seulement à en faire la critique ou à les discuter.
Et l'une des principales raisons de cette bêtise généralisée dont je parlais vient de ce que la plupart se soumettent à cette exigence et adoptent, plus ou moins fanatiquement, cette pensée collective toujours pauvre par essence. La seule façon d'échapper à cette emprise c'est de lever la tête pour la sortir de l'eau ambiante et respirer l'air, connaître la pensée d'autres sociétés, d'autres époques et d'autres lieux. Seulement ainsi l'homme peut-il jouir de points de comparaison qui lui font voir d'autres principes organisateurs de la société, d'autres buts, d'autres formes de vie collective afin de pouvoir garder l'esprit libre et critique à l'égard de la société où il vit et de ne pas tomber dans l'erreur fréquente, mais grossière, de ne plus apercevoir ses défauts et de la juger non seulement supérieure à toutes les précédentes, mais même la seule valable qu'on ait connu jusqu'ici.
Marie m'interrompit, l'œil narquois, un charmant sourire sur ses lèvres.
– Arrêtez! Il suffit! Vous m'avez convaincue. Il ne sera pas nécessaire d'éreinter davantage cette pauvre humanité. Mais permettez que je vous lance un défi.
– Lancez, madame, lancez. Nous verrons bien.
– Hé bien! choisissez, dit-elle, une mortelle parmi toutes celles qui furent malmenées par la redoutable Vénus et composez quelques centaines de vers où la pauvre fait le récit de ses malheurs et nous ferons ensemble une conférence où, après une introduction que vous ferez, je réciterai votre poème.
– Madame, je relève ce défi.
Elle me demanda alors s'il lui était permis de savoir à quelle amoureuse délaissée j'allais songer.
– Vous le saurez madame, lui dis-je, et ce sera la princesse Io, follement aimée par le roi des dieux, puis changée en génisse par la jalousie d'Héra, l'épouse outragée.