Penseur quadriplégique
par Jacques Dufresne
Je l’ai connu ien 1988. Il m’a tout de suite envoyé un recueil de pensées avec l’espoir que j’en assure la publication. Il m’inspirait déjà trop de respect pour que je lui cache le fond de ma pensée. Je lui ai proposé Sénèque et Marc-Aurèle comme modèles, en lui disant qu’il avait encore bien des efforts à faire pour se rapprocher d’eux. Depuis ce temps, il m’envoie régulièrement ses textes. Le dernier est une autobiographie écrite sans complaisance. C’est le genre littéraire qui lui convenait; le sens de la formule qu’il a développé par ses écrits antérieurs y trouve sa juste place. Je lui ai envoyé un commentaire élogieux. Voici sa réponse: «Quel bonheur vous me faites! Après ces presque cinq années de travail continu et acharné, votre réaction me conforte dans l'idée que j'avais raison de me livrer à un pareil travail, qui a rempli ma vie.»
L’écriture est son salut; il précise qu’il ne s’agit pas pour lui d’un moyen de libération des tensions psychologiques mais de la pierre philosophale qui lui a permis de transformer la laideur en beauté. Laurent Grenier vit maintenant à Ottawa de façon autonome. Ses recueils de pensée et de poésie sont disponibles en anglais sur Internet.
Laurent était à 17 ans un magnifique athlète de 120 kilos qui transportait d’une main des sacs de 50 kilos et qui gagnait des concours de bras de fer contre des adeptes du body building. Il ne vivait que pour les exploits sportifs (motocyclisme) et pour les belles filles. On trouve dans son autobiographie une description très réaliste de toutes les étapes qu’il a franchies depuis le moment fatidique où en l’espace d’un éclair, il s’est fracturé la 5e vertèbre lors d’un plongeon dans la piscine d’un ami. Il s’est vu instantanément dans l’impossibilité de mouvoir ses bras et ses jambes pour remonter à la surface. C’est son ami qui l’a tiré de la piscine où il se serait noyé.
Laurent nous fait suivre tout le parcours des réactions psychologiques devant cette fracture de la vie: depuis les illusions tenaces, les dénégations («fort comme je l’étais, il est impossible que je ne puisse pas recouvrer ma forme antérieure»), jusqu’au désespoir lorsque, petit à petit, au fil des traitements de physiothérapie et d’ergothérapie, il réalise que les progrès qu’il fait sont quasi imperceptibles et s’étalent sur de nombreux mois. Le désir de mourir l’habite, l’avenir pour lui est muré. Le livre est écrit en anglais (bien que parfaitement bilingue et issu de parents francophones, Laurent Grenier a vécu dans un milieu anglophone). «J’ai regardé devant moi et je n’ai rien vu: qu’un futur sans avenir, une répétition sans fin de mon sombre présent.» (I looked ahead and saw nothing, a future with no future, but an endless repetition of my dark present.) Sans doute se serait-il suicidé si sa famille et très particulièrement sa mère ne l’avait pas entouré de cette sollicitude intelligente qui est le signe du véritable amour. En lui redonnant le goût de la bonne nourriture, entre autres, elle le rattachera à la vie. «De toute la force de son amour maternel, ma mère me retirait des profondeurs du désespoir au moyen d’un hameçon bien appâté: les plaisirs du goût.» (With the force of her maternal love, my mother was pulling me up from the depths of despair, using a strong hook: gustatory pleasure…)
Mais je ne peux pas entrer dans tous les détails de sa lente résurrection. Je m’arrêterai à celui-ci qui m’a frappé: souffrant de façon aiguë de troubles de la vessie, il pourrait prendre des calmants. Il les refuse: «J’avais le choix entre endurer ma douleur et la traiter avec des narcotiques qui me transformeraient en zombie. Les remèdes à ma souffrance étaient des poisons pour mon cerveau. J’ai renoncé à ce type de mort. Mon corps était déjà suffisamment mort.» (I had the alternative of enduring the pain or treating it with narcotics that would transform me into a zombie. Pain killers were brain killers. I chose to abstain to this death. My body was dead enough already.)