Nouvelle

Humanities ou philosophie au cégep : un choix déterminant

Nicolas Bourdon

Le gouvernement de la CAQ avec son projet de loi 96 va enfin freiner, bien que timidement, l’exode des étudiants vers les cégeps anglais. Pour la vitalité du français, le projet est un pas dans la bonne direction, mais il a un autre mérite peu ou pas du tout analysé : il fera passer des centaines d’étudiants des humanities à la philosophie.

Les étudiants des cégeps anglais doivent en effet réussir trois cours de humanities pour obtenir leur DEC. Ces cours se caractérisent par leur grand éclectisme : impossible d’y déceler l’ombre de la transmissiond’un fonds culturel commun, fonds culturel qu’on retrouve pourtant dans les trois cours de philosophie des cégeps français. Les étudiants ont le loisir de choisir parmi une longue liste de cours qui vont de À table : knowing what to eat  à Self knowledge through yoga  en passant par Philosophy of sex. Ces cours peuvent bien entendu être intéressants, mais ils sont si pointus, si spécialisés, qu’ils font penser davantage à des séminaires de maîtrise et de doctorat qu’à des cours propres à enrichir la culture générale d’un jeune de dix-sept ans. Osons aussi dire que ces cours témoignent davantage des goûts personnels des professeurs que du désir de transmettre des connaissances fondamentales à des jeunes en quête de repères.

La philosophie a bien failli ne pas faire partie du cursus des cégépiens, c’est ce que rappelle le philosophe Jacques Dufresne dans sa passionnante autobiographie La raison et la vie parue en 2019 chez Liber. Au moment de créer les cégeps, les cours de la formation générale ont fait l’objet d’âpres débats. Jean-Paul Desbiens, le célèbre auteur des Insolences du frère Untel, était à l’époque directeur des programmes de l’enseignement collégial.       

« Je savais qu’il avait pesé de tout son poids en faveur de l’enseignement de la philosophie, contre le puissant lobby des sciences humaines qui proposait le modèle américain et anglo-canadien des humanities : sciences sociales, psychologie, etc. », rappelle Jacques Dufresne dans son ouvrage. En grande partie grâce au frère Untel, la formation générale fera la part belle à la philosophie : quatre cours lui seront consacrés. La formation obligatoire sera complétée par quatre cours de français et quatre cours d’éducation physique.   

On tentera toutefois rapidement d’éteindre les lumières de la philosophie. Dès 1972, le gouvernement de Robert Bourassa voulut réduire l’enseignement de la philosophie à deux cours. Les professeurs de philosophie et les syndicats ont alors fait front commun et le gouvernement n’a pas pu aller de l’avant avec son projet. En 1993, la réforme Robillard réduisit le nombre de cours à trois et imposa l’approche par compétences. Jacques Dufresne, estime avec raison que cette approche favorise l’enseignement de techniques au détriment des connaissances. En effet, ces compétences peuvent être acquises sans que l’élève n’ait lu aucun auteur classique durant son parcours scolaire.

Et pourtant, même depuis l’imposition de l’approche par compétences, rares sont les étudiants québécois qui n’ont pas entendu parler de Platon et de Descartes en classe :  la grand majorité des professeurs de philosophie tiennent à ce que certains auteurs classiques soient enseignés.   

La dernière menace en date provient de la volonté du gouvernement et de la Fédération des cégeps de « moderniser » la formation générale en offrant aux étudiants un vaste choix cours : en un mot, il n’y aurait plus de cours obligatoires ; les cégeps français importeraient ainsi le modèle des humanities qui prévaut dans les cégeps anglais. Cette vision a failli prévaloir en 2014 alors qu’Yves Bolduc était ministre de l’éducation et elle a refait surface en 2019 lorsque Jean-François Roberge s’est dit ouvert « à ce qu’on revoie la formation générale » pour la rendre plus attrayante. Cette ouverture s’est concrétisée lorsque le ministre a approuvé, dans le cadre d’un DEC bilingue, le remplacement de la philosophie par les humanities.  

Or, rendre optionnels certains cours est un bon moyen de dévaluer la matière enseignée : si on donne un cours à certains étudiants, mais qu’on ne le dispense pas à d’autres, c’est qu’on juge qu’il n’est pas essentiel à leur formation. Ces cours optionnels ne sont d’ailleurs pas le fait de toutes les disciplines. Un étudiant en sciences pures n’a pas le choix entre dix cours de mathématiques différents : il doit apprendre les notions fondamentales inhérentes à sa formation. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour les cours de philosophie et de littérature : certains auteurs, certaines œuvres doivent être incontournables.    

Comme l’a écrit le professeur de philosophie Olivier Reboul qui s’élevait contre le fait qu’on veuille réserver l’accès à la culture classique à certains étudiants : « Pourquoi, ou pour quoi éduquons-nous les jeunes ? Pour les endoctriner selon les vœux d'une église, d'une nation, d'un parti ? Pour les dresser en esclaves utiles et dociles de la production capitaliste ? Devant un tel défi, je pense que la réponse de Socrate n'a pas vieilli : non pour faire des techniciens, mais pour former des hommes, maîtres de leurs puissances propres, de leur expression, de leur jugement, de leur goût. »

Les lumières de la philosophie sont libératrices : aucun étudiant ne devrait en être privé.   

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