Conditionnement et liberté [Document associé]

Jeanne Parain-Vial: de la condition à la cause

Jacques Dufresne

Pages tirées de La raison et la vie, (Liber, 2019) livre autobiographique où je déroule le fil conducteur de l’Ecyclopédie de l’Agora.

 

Cette amie de Gabriel Marcel et de Gustave Thibon allait diriger mes travaux en vue d’une thèse de doctorat sur Simone Weil, un choix qui suite à ma rencontre avec Gustave Thibon allait presque de soi, c’est lui en effet qui avait présenté Simone Weil au monde par sa préface à la Pesanteur et la grâce. Une amitié profonde l’avait uni à elle.

J’ai toujours soupçonné Mme Parain-Vial de préférer la transmission conviviale des connaissances à l’enseignement universitaire formel, ce dont je lui serai toujours reconnaissant. Elle était rattachée à l’Université de Dijon, mais elle habitait à Saint-Étienne. Depuis Lyon où nous avions loué un appartement je la rejoignais régulièrement dans le train à destination de Dijon. Nos conversations sans objectifs précis étaient une joie dont j’attendais le retour avec impatience. Loin de nous limiter au sujet de ma thèse, Simone Weil et la tradition dualiste, nous parlions le plus spontanément du monde de tout ce qui nous intéressait l’un et l’autre, de la musique en particulier, dont elle avait une connaissance intime, sur le plan théorique comme sur le plan pratique, une connaissance comparable à celle de Gabriel Marcel.

Sur ce sujet j’avais moi-même tout à apprendre. Séduit par le mot de Leibniz « la musique est une mathématique de l’âme qui compte sans savoir qu’elle compte » et par les rapports numériques simples établis par Pythagore entre la longueur des cordes et la consonance, j’aurais facilement succombé à la tentation de réduire la qualité à la quantité comme si, disait Mme Parain-Vial, l’oreille humaine avait attendu la science de Pythagore pour gouter la musique et habiliter les luthiers à fabriquer de bons instruments. Et le lendemain je lirais ces lignes dans son livre intitulé De l’être musical : « (les calculs) purement hypothétiques ne justifient point notre plaisir, car une œuvre laide est composée d’intervalles tout aussi simples que ceux qu’on isole dans une œuvre belle »[1]. Je comprendrais plus tard que la réduction de la qualité à la quantité, transposée dans les autres domaines, est l’un des symptômes de l’effondrement d’une civilisation. Il faut éviter de confondre la cause et la condition.

Formé en France et par la France

Le dollar canadien valait cher entre 1963 et 1965. Cela nous a permis d’acheter une voiture et de la mettre au service de nos amis français qui pour la plupart n’aimaient pas conduire. C’est ainsi que j’ai servi de chauffeur à Mme Parain-Vial pendant une grève de la SNCF; c’est ainsi aussi que nous avons pu faire un voyage en Bretagne avec elle et Gabriel Marcel.

Madame Parain-Vial possédait une petite ferme à Sorbiers dans les collines de Saint Chamond. C’était sa maison de campagne dans le plein sens du terme. Elle nous y invitait régulièrement pour le repas du dimanche midi en compagnie de son mari qui était un littéraire d’une vaste culture et un fin gourmet. C’est à l’un de ces repas que nous avons connu Gilbert Romeyer Dherbey et sa femme Paule qui sont restés de bons amis. Elle recevait à l’occasion Thibon ou Gabriel Marcel et s’effaçait devant eux pour nous donner l’occasion de profiter davantage de leur présence et de leur culture.

Mais la conversation ne portait pas exclusivement sur des sujets sublimes comme l’interprétation de Platon par Simone Weil. Il y était souvent question de la qualité du vin ou de souvenirs de voyage. Gabriel Marcel avait une telle mémoire des lieux visités et aimés que nous calquions nos itinéraires de voyage en France sur ses souvenirs. J’ai eu un jour le malheur et la maladresse de déplorer qu’entre de si grands esprits la conversation porte également sur des choses superficielles. La réponse cinglante que j’ai reçue m’en a appris plus que les dialogues socratiques sur l’art de la conversation , laquelle est une mélodie jouée sur tous les claviers de l’être.

Il y aura un jour le Festin de Babette. Mais les repas de Jeanne en étaient une préfiguration... Au terme de ce festin dominical, nous n’avions qu’un réflexe : la sieste mais notre hôtesse nous entrainait plutôt dans une de ces longues promenades qui laisseront en moi des traces ineffaçables. Kalos kai agatos ces mots de Platon auraient désormais un sens pour tous me sens. Tous les grands colloques que nous organiserions dans l’avenir seraient des fêtes tenues dans des lieux inspirants, jamais dans des locaux universitaires Dans ces fêtes, il y aurait toujours du temps et des lieux pour la marche. Gustave Thibon et Gabriel Marcel étaient aussi de grands marcheurs. La philosophie ne me paraîtra jamais aussi proche de son essence que lorsque sur un fond tacite de lucidité sans illusions, elle consistera en un banquet suivi d’une promenade. Superficielle par profondeur dira un Nietzsche qui aura toujours eu la nostalgie de la finesse française et la consolation des promenades.

C’est Jeanne Parain-Vial, directrice et amphitryon de mon doctorat, qui m’a immunisé contre le matérialisme déjà triomphant en attirant mon attention, avec insistance sur ce passage du Phédon (97 b) où Socrate distingue la cause de la condition, Les esprits réductionnistes de l’époque soutenaient devant lui, juste avant qu’il ne boive la cigüe, que ce sont les muscles et les os qui sont la cause des mouvements humains.

La cause et la condition

« Car, par le Chien, je vous promets qu’il y a beau temps que ces muscles et ces os se trouveraient du côté de Mégare ou de la Béotie, là où les aurait transportés une certaine opinion sur le meilleur, si je n’avais pas jugé plus juste et plus beau de préférer, à la fuite et à la désertion, la soumission à la Cité, quelle que soit la peine fixée par elle. Non, je vous assure, donner à de pareilles choses le nom de causes est vraiment trop absurde. »

Notre choix de la promenade, de préférence au réflexe de la sieste, participait de façon moins héroïque mais tout aussi réelle, à cette idée de l’intelligence comme cause.

C’est d’abord à elle que je dois la conception de l’homme à laquelle je reviendrai constamment. Elle est caractérisée par la division tripartite de l’âme.

La division tripartite de l’âme

L'idée d'une division tripartite existe sous plusieurs variantes dans la tradition occidentale, depuis les trois âmes d'Aristote végétative, animale, intellective jusqu'au ça, au moi et au surmoi de Freud. L'un des ouvrages marquants de la fin du second millénaire, Le dernier homme ou la fin de l'histoire, de Francis Fukuyama, est tout entier construit autour de la division tripartite de l'âme telle que décrite par Platon dans l'Antiquité et Hegel au XIXe siècle.

C'est à Platon, plus précisément à son grand ouvrage intitulé La République, que l'on remonte de préférence pour trouver le modèle de la division tripartite de l'âme. «Mais ce qui est difficile, écrit-il, c'est de décider si tous nos actes sont produits par le même principe ou s'il y a trois principes chargés chacun de leur fonction respective, c'est-à-dire si l'un de ces principes qui est en nous fait que nous apprenons (Noos), un autre que nous nous mettons en colère (Thumos), un troisième que nous recherchons le plaisir de manger, d'engendrer... (Epithumia).»1Voici donc la tête, le cœur et le ventre, la tête étant le lieu de la raison, de la pensée, le ventre celui du désir. Il ne faudrait toutefois pas limiter le cœur à la colère au sens que nous donnons à ce mot. Le Thumos est en réalité le siège du courage, du sentiment de dignité, de fierté.

Avec une rigueur étonnante, Platon démontre que les divers actes que nous posons ne peuvent s'expliquer que si nous postulons l'existence de ces trois principes. Il fait correspondre ensuite chacune des trois parties de l'âme aux trois classes de sa cité idéale: la tête est associée aux gouvernants, le cœur aux guerriers, le ventre au peuple. C'est l'âme individuelle qui doit retenir notre attention. La formation consistera à faire régner l'harmonie entre les trois parties. Cette harmonie est aussi appelée justice. L'âme juste est celle où chacune des trois parties occupe sa vraie place dans un ensemble harmonieux: «L'homme juste ne permet pas que les trois principes de son âme empiètent sur leurs fonctions respectives; il établit au contraire un ordre véritable dans son intérieur, il se commande lui-même, il harmonise les trois parties de son âme absolument comme les trois termes de l'échelle musicale, le plus élevé, le plus bas, le moyen, et tous les tons intermédiaires qui peuvent exister; il lie ensemble tous ces éléments et devient un, de multiple qu'il était; il est tempérant et plein d'harmonie, et dès lors, dans tout ce qu'il entreprend, soit qu'il travaille à s'enrichir, soit qu'il soigne son corps, soit qu'il s'occupe de politique, soit qu'il travaille avec des particuliers, il juge toujours et nomme juste et belle l'action qui maintient et contribue à réaliser cet état d'âme, et il tient pour sagesse la science qui inspire cette action; au contraire, il appelle injuste l'action qui détruit cet état, et ignorance l'opinion qui inspire cette action.»[2] Il faut veiller à ce que dans l’homme comme dans l’univers l’intelligence règne par la persuasion plutôt que par la force.

Conditionnement et liberté

Quelques années plus tard Mme Parain Vial publiera dans Critère un article, intitulé « Conditionnement et liberté», qui contribuera au rayonnement international de cette revue.  Elle travaillait alors à un livre sur la notion de fait dans les sciences humaines. Voici un extrait de l’article :

 « Les résultats des sciences, et surtout ceux des sciences humaines, ont souvent servi de prétexte pour mettre en doute l'existence de la liberté et refuser la responsabilité. Et cela d'autant plus qu'en biologie, en psychologie, en psychologie sociale, en sociologie, en économie politique, en géographie même, on trouve certains spécialistes pour tenter d'expliquer les conduites humaines par les lois qu'ils ont découvertes. Or, les prétentions totalitaires de chacun d'eux se heurtent à celles des autres, et ils ne se rendent pas compte que, s'ils avaient raison, les actes des hommes seraient non seulement déterminés, mais surdéterminés. Une telle contradiction doit nous inciter à nous interroger sur ce que les sciences humaines sont capables de nous apprendre, ce qui revient à poser deux questions: qu'est-ce que les sciences nous révèlent en fait de conduites humaines? c'est-à-dire, quels aspects peuvent-elles en atteindre et en expliquer par leurs méthodes propres? et qu'est-ce qui reste inaccessible à leurs méthodes? C'est dire qu'il faut nous interroger non seulement sur les limites de fait des connaissances scientifiques (celles qui portent sur le contenu et que le progrès peut sans cesse reculer), mais aussi sur leurs limites de droit, c'est-à-dire sur celles qui résultent des modalités mêmes du connaître, des méthodes utilisées, et qui, par conséquent, ne seront jamais repoussées quels que soient les progrès futurs. »[3]

 

 

 


[1] Jeanne Vial, De l’être musical. Édition de la Baconnière, Neuchatel, 1952, p.43

[2] Platon, la République, traduction Émile Chambry, Société d'édition des Belles Lettres, Paris 1961, 443 d.

[3] http://agora.qc.ca/documents/liberte--conditionnement_et_liberte_par_jeanne_parrain_vial

Extrait

« Car, par le Chien, je vous promets qu’il y a beau temps que ces muscles et ces os se trouveraient du côté de Mégare ou de la Béotie, là où les aurait transportés une certaine opinion sur le meilleur, si je n’avais pas jugé plus juste et plus beau de préférer, à la fuite et à la désertion, la soumission à la Cité, quelle que soit la peine fixée par elle. Non, je vous assure, donner à de pareilles choses le nom de causes est vraiment trop absurde. »




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