Saint Albert le Grand

1193[?]-1280

Une notice biographique enthousiaste du célèbre religieux

« Les Parisiens qui traversaient, en l’année 1245, la place Maubert, étaient témoins d’un bien curieux spectacle. Un homme était là, petit, frèle et débile, religieux dominicain, entouré d’un cercle épais et serré de jeunes clercs studieux et avides de s’instruire, auxquels il exposait, dans un magnifique langage, les connaissances théologiques, philosophiques et scientifiques de l’époque, leur commentant les travaux d’Aristote et d’Avicenne, leur enseignant la logique, la métaphysique, la chimie, l’astronomie, leur dévoilant le mécanisme de l’homme et des animaux, leur infusant la science prodigieuse dont il était pénétré.

Dans les rangs de cette phalange qui se pressait autour du savant, on aurait pu voir de jeunes intelligences qui devaient s’illustrer à leur tour : Roger Bacon, avec sa tunique grise et ses sandales qui annonçaient un cordelier; Thomas d’Aquin, qui devait être sanctifié, l’émule de l’illustre maître, le grand scrutateur du monde intellectuel, des facultés physiologiques et de la métaphysique; Thomas de Cantipré, Albert de Saxe, Vincent de Beauvais, Jean de Sacrobosco, Arnold de Villeneuve, Michel Scott, Robert de Sorbon, Guillaume de Saint-Amour, etc.

Cet homme, ce professeur en plein vent, qui, comme Abailard (i.e. Abélard), avait été obligé d’entraîner dans la rue la foule immense d’auditeurs que les écoles, trop petites, des cloîtres et des églises, ne pouvaient contenir, se nommait Maître Albert.


Il était né, en 1205, à Lavingen, en Souabe, et descendait de la famille des Bollstadt, qui était alors puissante, célèbre et riche, ce qui permit au jeune Albert d’aller étudier tour à tour dans les plus renommées écoles de l’Allemagne, de l’Italie et de la France; pèlerinage indispensable pour celui qui voulait réunir un vaste réseau de connaissances, à une époque où les hommes profonds étaient si rares, et où chaque savant embrassait dans ses œuvres l’universalité des sciences. On pense que ce fut dans l’Université de Pavie qu’il s’occupa sérieusement de philosophie, de mathématiques et de médecine. Ce fut encore dans celle-ci qu’il se lia avec Jordan, supérieur général de l’ordre des Frères prêcheurs, qui employa tout son ascendant pour l’incorporer dans la congrégation; car, à cette époque, les Frères prêcheurs, dominicains, ou jacobins, fondés en 1216, s’ils avaient déjà parmi eux des hommes reconnus par leur savoir et leur éloquence, tels que Jordan, Mathieu Bertrand, Garrigues, Laurent, Jean de Navarre, Michel Fabre, Jean de Saint-Alban, médecin de Philippe Auguste, etc., ne se sentaient pas encore assez forts eu égard aux immenses travaux qu’ils préparaient, et cherchaient de toutes parts des hommes capables, par leur génie, leurs talents et leur dévouement, de donner un lustre extraordinaire à la communauté.

Édifié par l’exemple de son ami, subjugué par ses discours, Albert suivit donc l’entraînement de son époque pour la vie monastique, et il prit l’habit dominicain en 1222 ou 1223. Il le fit en Italie, où, après avoir demeuré un an dans un couvent, il alla étudier à Padoue et à Bologne.

Lorsqu’il eut achevé ses études, ses chefs l’envoyèrent à Cologne, à Fribourg, à Ratisbonne, à Strasbourg, pour y ouvrir des conférences qui furent pour lui une suite de triomphes.

En l’année 1240, nous le voyons fixé à Cologne, où des biographes et des peintres le représentent dans une cellule qu’éclairent à peine quelques rayons de lumière tamisés par d’étroites verrières, entouré de quelques instruments bizarres de physique et d’astronomie, de fourneaux étrangement compliqués, de manuscrits, de minéraux, travaillant au grand œuvre.

En 1245, il est à Paris, répandant, comme nous l’avons dit, des flots de science et de philosophie.

Il ne resta dans la capitale du royaume de France que trois ans, pour courir ensuite sur les bords du Rhin, où l’on ne voulait pas être plus longtemps privé de ses lumières.

En l’année 1254, Albert est fait provincial de son ordre et visite à pied, tant ses mœurs avaient de simplicité, les diverses provinces soumises à sa juridiction. Alexandre IV, dans l’espoir de le fixer dans la capitale du monde chrétien, l’appelle à Rome et lui confère la charge de maître du sacré palais.

En 1260, une bulle du pape le nomme évêque de Ratisbonne. La cour de Rome avait pensé que sa haute vertu et son profond savoir pouvaient seuls remédier au désordre temporel et spirituel qui régnait au sein du diocèse qu’on lui confiait.

Mais au bout de trois ans, sollicité par le général des dominicains, Humbert de Romans, Albert demandait au pape et obtenait la permission d’abandonner sa prélature; il retournait dans sa chère ville de Cologne, où il avait conquis tant de gloire et goûté de si pures jouissances au milieu de ses études; et c’est avec bonheur qu’il échange un titre magnifique contre sa laborieuse mission de frère prêcheur.

Peu après le pape lui ordonne d’aller prêcher la croisade dans toute l’Allemagne et la Bohême.

En 1274, un bref de Grégoire X lui enjoint de se rendre au concile de Lyon, où sa confiance l’appelait pour y faire prévaloir, par son éloquence et son autorité, les droits de Rodolphe, roi des Romains.

Immédiatement après la session de ce concile, il revint de nouveau reprendre ses leçons publiques à Cologne, champ de gloire pour lui, mais qui fut aussi son champ funéraire, car il y mourut le 15 novembre 1289 (*).

Les funérailles du grand homme se firent avec une magnificence en rapport avec sa haute renommée. L’archevêque Sifrid et les chanoines de la cathédrale et des collégiales y assistaient, ainsi qu’une foule de gens nobles et d’hommes du peuple.

Son corps fut enterré au milieu du chœur de l’église du couvent des Jacobins, et ses entrailles furent portées à Ratisbonne, qui avait réclamé sa part des restes de son ancien évêque.

Albert le Grand, que l’on connaît encore sous les noms d’Albertus Teutonicus, Albertus de Colonia, Albertus Ratisbonensis, Albertus de Bollstadt, est parvenu à la postérité, enveloppé de je ne sais quel nuage de magie, de sorcellerie, qui est une véritable flétrissure donnée à un si grand génie. D’infimes productions, imprimées parfois en encre rouge, afin de leur donner un cachet plus cabalistique, et répandues dans les campagnes sous le nom de Secrets admirables du Grand Albert, n’ont pas peu contribué à transformer l’admirable professeur, le profond penseur du treizième siècle en un vil sorcier. Heureusement que ses œuvres sont là pour le venger de telles abominations et pour le ranger parmi les plus beaux génies qui ont illustré l’humanité. Parmi les œuvres publiées sous son nom, immense collection de vingt et un volumes in-folio, il en est, il est vrai, qui sont apocryphes; mais en défalquant ces dernières, il reste un monument qui ne jette pas moins dans une stupéfiante admiration ceux qui veulent bien les lire avec attention et sans parti pris de dénigrer. Albert le Grand est le véritable chef, au moyen âge, de l’École expérimentale. La partie philosophique et scientifique de ses ouvrages n’est au fond qu’un savant commentaire des travaux d’Aristote et d’Avicenne; mais il les a enrichis de toutes les connaissances renfermées dans les auteurs postérieurs à ces deux grands hommes, et il remplit les lacunes de ses prédécesseurs. Il fut pour l’Occident ce qu’Avicenne avait été pour l’Orient; il agrandit le champ des sciences naturelles en traçant des lois appelées à jeter sur elles le plus vif éclat.

C’est surtout dans son Traité des animaux (t. VI de l’édition de Jammy) qu’il faut juger l’évêque de Ratisbonne; c’est là, particulièrement dans les sept derniers livres qui sont du propre fonds d’Albert, que l’on peut voir un tableau exact et complet de l’état de la zoologie au treizième siècle, et découvrir le germe d’une foule de lois scientifiques que notre époque n’a fait que développer et démontrer. N’est-il pas curieux de lui voir, contrairement aux autres anatomistes, commencer l’histoire du système osseux par la description de la colonne vertébrale, base réelle de tout le premier embranchement de la série animale; de le surprendre considérant la tête comme une série de vertèbres munies de leurs appendices; essayant de déterminer les facultés de l’âme d’après les organes extérieurs du crâne, et devançant ainsi Gall et Spurzheim; descendant l’échelle zoologique depuis l’homme jusqu’à l’éponge qui en est le dernier terme; définissant très-exactement l’espèce, montrant le mécanisme au moyen duquel on fait un genre avec les espèces; posant ainsi les bases d’une véritable classification; décrivant, par ordre alphabétique, toutes les espèces animales connues; désignant nos Annélidés d’aujourd’hui sous le nom d’animalium annulosorum; décrivant dans cent soixante pages in-folio la physiologie et l’anatomie des plantes, leur sommeil, leur engourdissement nocturne, les diverses espèces connues; passant en revue les minéraux; inventant le mot affinité dans le sens que nous lui attachons aujourd’hui; déclarant positivement que les empreintes à formes organiques qu’on rencontre sur différentes pierres ne sont que des êtres pétrifiés, …

Au reste, si Albert le Grand a eu ses détracteurs, qui semblent ne l’avoir pas même lu, ou qui n’ont pas fait la part ni du temps où il écrivait, ni des nombreuses et indigestes productions qu’on a publiées sous son nom; d’autres écrivains, après l’avoir médité, après avoir fait un triage nécessaire dans cette immense encyclopédie de vingt et un volumes in-folio, ont rendu justice à l’admirable religieux dominicain, en le considérant comme le plus grand génie qui soit sorti des flancs de l’humanité. Paul Jove, Trithème, Blount, Quenstedt, Bayle, Tiedmann, Jourdain, de Gérando, Cuvier, de Blainville, Meyer, Choulant, Dafin, d’Orbigny, Villemain, Haureau, etc., et surtout, dans ces derniers temps, M. F. A. Pouchet (Histoire des sciences naturelles au moyen âge, ou Albert le Grand et son époque, Paris, 1853, in-8), montrent Albert de Bollstadt tel qu’il a été : l’Aristote chrétien.

On trouvera le catalogue complet des œuvres d’Albert le Grand dans les Scriptores ordinis praedicat des PP. Quetif et Echard, p. 171; il n’y comprend pas moins de douze pages in-folio. Fabricius (Bibl. lat. med. et inf. aetatis) a aussi fait l’analyse des vingt et un volumes des œuvres complètes du célèbre religieux. Les amateurs de livres rares tâcheront de se procurer les éditions suivantes :

I. Opus de Animalibus (sive de rerum proprietatibus), Romae, 1478, in-folio. Édition regardée comme la première de cet ouvrage. – II. De Secretis mulierum opus, 1478, in-4 gothique, très-souvent réimprimé dans le quinzième siècle. On y a fréquemment ajouté, particulièrement dans les éditions de 1643, 1655, 1662 et 1699, le Secreta virorum, qui n’est pas d’Albert le Grand. – III. Liber secretorum de virtutibus herbarum, lapidum et animalium. 1478, in-4, première édition de ce livre très-souvent réimprimé. – IV. Albertus Magnus, Ratisbonensis episcopus, ordin. Praedicator. Opera omnia, edita studio et labore P. Petri Jammy. Lugduni, 1651, 21 vol. in-fol. Collection très-recherchée et qui atteint dans les ventes le prix de 300 francs. »

A. Chéreau, article «Albert le Grand», dans Jacques Raige-Delorme et Amédée Dechambre (dir.), Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales. [Première série]. Tome deuxième, Adh-Alg. Paris, P. Asselin, V. Masson et fils, 1865, p. 394-397

(*) Il s'agit sans doute d'une coquille. L'année admise de son décès est 1280.

* * *



Albert le Grand et l'alchimie

« Encyclopédie vivante du moyen âge, Albert, né en 1193, à Lavingen, sur le Danube, enseigna successivement la philosophie à Ratisbonne, à Cologne, à Strasbourg, à Hildesheim, enfin à Paris où le nom de la place Maubert (dérivé de Ma, abréviation de magister, et d’Albert) en rappelle encore le souvenir. Provincial de l’ordre des Dominicains, il fut nommé évêque de Ratisbonne. Mais préférant, exemple rare, l’étude des sciences aux dignités de l’Église, il se démit de ses fonctions épiscopales, et mourut, en 1280, à l’âge de quatre-vingt-sept ans, dans un couvent, près de Cologne.

Les ouvrages imprimés d’Albert le Grand forment 21 volumes in-fol. (Lyon, 1651, édit. de P. Jammi). Ce vaste recueil contient plusieurs traités qui intéressent l’histoire de la chimie.

Le petit traité de Alchimia donne des renseignements précieux sur l’état de la science au treizième siècle. L’auteur commence par déclarer qu’il est impossible de tirer quelques lumières des écrits alchimiques. « Ils sont, dit-il, vides de sens et ne renferment rien de bons… J’ai connu des abbés, des chanoines, des directeurs, des physiciens, des illettrés, qui avaient perdu leur temps et leur argent à s’occuper d’alchimie.» – Il conseille surtout aux adeptes de fuir tout rapport avec les princes et les grands : « Car si tu as, ajoute-t-il, le malheur de t’introduire auprès d’eux, ils ne cesseront pas de te demander : Eh bien, maître, comment va l’œuvre? Quand verrons-nous enfin quelque chose de bon? Et, dans leur impatience, ils finiront par te traiter de filou, de vaurien, etc., et te causeront mille ennuis. Et si tu n’obtiens aucun résultat, ils te feront sentir tout l’effet de leur colère. Si, au contraire, tu réussis, ils te garderont dans une captivité perpétuelle, afin de te faire travailler à leur profit. » Cet avertissement nous dépeint les relations des alchimistes avec les seigneurs d’alors.

Malgré quelques doutes, Albert croyait à la possibilité de la transmutation des métaux. Voici les arguments qu’il invoque à l’appui de sa croyance : « Les métaux sont tous identiques dans leur origine; ils ne diffèrent les uns des autres que par leur forme. Or la forme dépend des causes accidentelles que l’artiste doit chercher à découvrir et à éloigner; car ce sont ces causes qui entravent la combinaison régulière du soufre et du mercure, éléments de tout métal. Une matrice malada donne naissance à un enfant infirme et lépreux, bien que la semence ait été bonne; il en est de même des métaux engendrés au sein de la terre, qui leur sert de matrice : une cause accidentelle ou une maladie locale peut produire un métal imparfait. Lorsque le soufre pur rencontre du mercure pur, il se produit de l’or au bout d’un temps plus ou moins long, par l’action permanente de la nature. Les espèces sont immuables et ne peuvent, à aucune condition, être transformées les unes en les autres. Mais le plomb, le cuivre, le fer, l’argent, etc., ne sont pas des espèces, c’est une même essence, dont les formes diverses vous semblent des espèces. »

Ces arguments furent souvent reproduits par les alchimistes. Ils étaient acceptés comme des lois au beau temps des nominalistes et des réalistes.

Albert le Grand a l’un des premiers employé le mot affinité dans le sens qu’y attachent aujourd’hui les chimistes. « Le soufre, dit-il, noircit l’argent et brûle en général les métaux, à cause de l’affinité naturelle qu’il a pour eux (propter affinitatem naturae metalla adurit) » (1). – Il paraît avoir aussi appliqué pour la première fois le mot vitreolum à l’atrament vert, qui était le sulfate de fer.

Que faut-il entendre par esprit métallique et par élixir? Voici la réponse d’Albert : « Il y a quatre esprits métalliques : le mercure, le soufre, l’orpiment et le sel ammoniac, qui tous peuvent servir à teindre les métaux en rouge (or) ou en blanc (argent). C’est avec ces quatre esprits que se prépare la teinture, appelée en arabe élixir, et en latin fermentum, destinée à opérer la transsubstantiation des métaux vils en argent ou en or. » – Mais l’auteur a soin de nous avertir que l’or des alchimistes n’était pas de l’or véritable. Ce n’était probablement que du chrysocale. Il connaissait aussi le cuivre blanc (alliage de cuivre et d’arsenic), qu’il se gardait bien de prendre pour de l’argent.

Albert le Grand démontra le premier, par la synthèse, que le cinabre ou pierre rouge (lapis rubens), qui se rencontre dans les mines d’où l’on retire le vif argent, est un composé de soufre et de mercure. « On produit, dit-il, du cinabre sous forme d’une poudre rouge brillante en sublimant du mercure avec du soufre. »

Il a décrit très-exactement la préparation de l’acide nitrique, qu’il nomme eau prime, ou eau philosophique au premier degré de perfection. Il en indique en même temps les principales propriétés, surtout celles d’oxyder les métaux et de séparer l’argent de l’or. Ce qu’il appelle eau seconde était une espèce d’eau régale obtenue en mêlant quatre parties d’eau prime avec une partie de sel ammoniac. Pour avoir l’eau tierce, on devait traiter, à une chaleur modérée, le mercure blanc par l’eau seconde. Enfin l’eau quarte était le produit de distillation de l’eau tierce qui, avant d’être distillée, devait rester, pendant quatre jours, enfouie dans du fumier de cheval. Les alchimistes faisaient le plus grand cas de cette eau quarte, connue sous les noms de vinaigre des philosophes, d’eau minérale, de rosée céleste, etc. »

(1) De Rebus metallicis, Rouen, 1476.

Ferdinand Hoefer, Histoire de la physique et de la chimie : depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, Paris, Hachette, 1872, p. 365-367

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