Sage
Voici le portrait que dessine Chantal Delsol de celui qu'elle appelle tantôt le renonçant, tantôt le sage contemporain, Dans l'âge du renoncement, La nuit surveillée, Éditions du Cerf, 2011, p.40-41
«Toutes les vieilles certitudes sont reléguées au magasin des illusions - au titre même de leur statut de certitude, afin qu'il n'en naisse pas d'autres. La vérité s'identifie dès lors aux passions, aux nuées, aux farces que le sage repousse loin de lui, s'il veut grandir et comprendre. La folie de la foi, parée des couleurs de l'aventure, est poison violent. Il faut montrer du doigt ses commencements, et ses motifs, enfantins. Pourquoi l'homme a-t-il toujours envie d'être ailleurs ? se demandait Montaigne[1]. Mal à l'aise dans l'existence, il invente des ailleurs où mieux vivre. Vieille thèse marxiste et nietzschéenne de la fabrication des vérités : l'humain est celui qui dirige un magasin de farces et attrapes. « Choix de l'irréel au détriment du réel[2] », dit Clément Rosset, qui élève l'incertitude au rang de critère de la pensée juste : « Un grand penseur est toujours des plus réservés quant à la valeur des vérités qu'il suggère, alors qu'un philosophe médiocre se reconnaît, entre autres choses, à ceci qu'il demeure toujours persuadé de la vérité des inepties qu'il énonce[3]. » La quête de la vérité est faiblesse, laisser-aller dans le sens de notre penchant naturel pour la sécurité en tout. Faiblesse et puérilité aussi : grandir, c'est regarder avec lucidité la couleur de l'impossible, et les énigmes sans réponse.
La sagesse est à nouveau considérée comme la maturité de l'homme. Dans l'Antiquité, s'adonner à ses passions et à ses croyances passionnées traduisait un enfantillage chez l'adulte, une sorte de retard. À la Renaissance, un Charles de Bovelle marquait plusieurs âges de l'homme individuel à l'issue desquels le dernier, le plus avancé, s'appelait sagesse. Aujourd'hui, toute croyance avérée se voit assimilée à une passion redoutable et signe, non seulement la puérilité, mais l'arriération historique - le croyant est un sauvage, qui n'a pas encore pris la mesure de la splendide incertitude qui nous convient, à nous, postmodernes. L'immaturité confine à la servitude volontaire : car on dépend de sa vérité, et on lui obéit. « La Vérité vous rendra libre », lit-on dans le Nouveau Testament. « La vérité vous asservit », dit l'aspirant contemporain à la sagesse.
Ainsi toute tentative de comprendre l'existence dans laquelle nous sommes jetés apparaît comme une aspiration dérisoire à se nourrir d'une illusion, par ce sot « besoin théorique » dont parlait Chestov (théorique au sens étymologique de contemplation et approche de la réalité).
Nul doute que nous trouvons là une appropriation commune des philosophies du soupçon. Mais celles-ci, dont la vocation était de défaire des modes de pensées anciennes, ont accompli depuis longtemps leur travail, et apparaissent comme un moment dépassé. Nous sommes à l'âge de la reconstruction. La traque des illusions ne sonne plus comme une nouveauté provocatrice, mais comme argument dans la mise en place d'un autre schème de pensée, supposé nous permettre de vivre après le nihilisme qu'elle a provoqué.
Le sage contemporain doit être, comme tous les sages du monde, un renonçant. Renonçant aux croyances illusoires, aux passions sauvages et aux besoins superflus qui pourraient susciter passions ou croyances, il s'emploie à cultiver ses légumes et à contempler les couchers de soleil, à s'occuper de ses proches et à rendre service à ses voisins. Il ne cherche pas midi à quatorze heures : ce serait dangereux. S'il parvient à être épicurien, il exulte en accomplissant les gestes quotidiens, car tout le prix que ses ancêtres accordaient à des illusions, il l'accorde à la simple vie. Il est austère et gai. Un rien le comble. Il défend la croissance zéro, honnit les ambitions qui sauraient le porter au-delà de soi, et dévalorise ce qui lui paraît hors d'atteinte. Il vit à la campagne, car c'est seulement dans les villes que l'on nourrit des projets porteurs de troubles intérieurs et de déceptions programmées. Il rit à l'idée ancienne que ses ancêtres voulaient changer le monde, ses projets à lui ne dépassent guère le temps court, et son existence morcelée ne risque pas l'idée d'une longue trajectoire où s'engouffre le souci. Il n'attend rien de la vie que de vivre. Il a rabaissé ses prétentions à ce point qu'aucune amertume ne le guette plus. Il atteint le bonheur par coupes sombres de tout ce qui risquait de le menacer. Les adversités ne le guettent pas, car il n'attend rien. Il est zen, affirme-il. Il ne veut que ce qui se trouve à portée de sa main. Amor fati.
[1] Montaigne, Essais, liv. I, 3.
[2] Clément Rosset, Principes de sagesse et de folie, Paris, Éd. de Minuit,
2004, p. 82.