Philia

Le mot grec philia, signifiant amitié, désigne aussi un groupe de réflexion fondé il y a cinq ans par des amis de Colombie-britannique et du Québec. C’est à ce groupe, dont plusieurs membres de l’équipe de L’Agora font partie, que le présent dossier est consacré. Amitié (en général) est le premier sens du mot philia, mais Aristote donne parfois à ce mot le sens d’amitié civique, ce sentiment d’attachement, différent de l’amitié entre deux personnes, qui lient entre eux les membres d’une cité. C’est ce sens particulier du mot philia que les fondateurs du groupe de réflexion avaient à l’esprit quand ils l’ont choisi pour désigner leur projet. «La philia, quel que soit l'équivalent français adopté, c'est la réserve de chaleur humaine, d'affectivité, d'élan et de générosité (au-delà de la froide impartialité et de la stricte justice ou de l'équité) qui nourrit et stimule le compagnonnage humain au sein de la Cité: et cela à travers les fêtes, les plaisirs et les jeux comme à travers les épreuves. La philia, c'est aussi le sentiment désintéressé qui rend possible de concilier, comme le veut Aristote, la propriété privée des biens et l'usage en commun de ses fruits, conformément au proverbe -repris par l'auteur de la Politique à l'appui de sa thèse opposée à celle de Platon- qu'entre amis "tout est commun"». (Jean-Jacques Chevalier, Histoire de la pensée politique, tome 1, Payot, Paris 1979.)

Rappelons que, pour Aristote, l’homme est un être naturellement sociable,un zoon politikon, et que, par conséquent, dans des conditions normales , il devrait suffire pour le civiliser de ne pas nuire à l’expression de sa sociabilité naturelle. Par cet appel à Aristote, les fondateurs de Philia prenaient leurs distances par rapport à la thèse selon laquelle« l’homme est un loup pour l’homme.» Cette thèse, formulée pour la première fois par le poète latin Plaute, a ses racines modernes chez Hobbes. Elle nous invite à la méfiance à l'égard de l'autre, à des pratiques et des institutions de même inspiration.

Il y a cinq ans, je recevais la visite d’une personne de Vancouver, Al Etmanski, dont on m’avait dit le plus grand bien, en précisant qu’il était l’un des principaux artisans du succès de la désinstitutionalisation en Colombie britannique. Évoquant tantôt le souvenir d’Ivan Illich, tantôt celui de John McKnight, deux personnes que je connaissais bien, avec lesquelles j’avais des rapports amicaux, il me fit part de ses réalisations, de ses idées et de ses rêves. «Il faut cesser de réduire les personnes handicapées à leurs droits, il faut prendre acte du fait qu’elles ont aussi, comme tous les autres citoyens, des obligations et des dons qui leur sont propres. Quant aux communautés, elles se privent de richesses essentielles en ne profitant pas des dons des personnes handicapées et de leur contribution à la vie commune.» Quelque temps auparavant, j’avais rencontré Ivan Illich à l’Université de Pennsylvanie. Il était accompagné d’une amie allemande souffrant d’une maladie mentale légère mais suffisamment marquée pour que chacun voit qu’elle n’était pas normale. La présence de cette femme, nous l’appellerons Gretchen, à une rencontre d’intellectuels, avait quelque chose d’insolite, mais comme ces intellectuels étaient d’abord des amis, ils se réjouirent de ce que leur cercle soit ainsi élargi. Elle se rendit utile de mille façons, en s’occupant du système de son par exemple et participa à nos conversations par un sourire bienveillant qui leur donnait un sens non prévu à l’agenda. Lors de cette rencontre, John Mcknight avait de son côté raconté l’histoire d’une personne handicapée, appelons-là George, engagée dans un hôpital de Chicago avec mission d’assurer la distribution du courrier interne. Il pouvait arriver que cette personne dépose au quatrième étage une enveloppe destinée au cinquième, mais en raison du sourire de George, l’hôpital gagnait beaucoup plus en humanité qu’il ne perdait au plan de l’effacité immédiate. Une erreur commise par George. sympathique à tous, était souvent pour deux ennemis à l’intérieur de l’institution une occasion de se réconcilier.

Ce souvenir, s’ajoutant à tous ceux du village où j’ai grandi, m’aidait à comprendre les propos d’Al Etmanski : George comme Gretchen remplissaient leurs obligations, apportaient leur contribution à une collectivité et l’enrichissait de leurs dons. Mais dans le cas d’une personne très gravement handicapée, alitée et à jamais réduite au silence, quel peut être le sens de mots comme obligation, contribution, dons? Al Etmanski m’a invité à réfléchir avec lui à ces questions et c’est ainsi que notre groupe a pris forme. Avec Vickie Cammack, il dirigeait déjà un organisme, Plan (pour planned life advocacy network) qui, sur le terrain, apportaient des éléments de réponse à ma question. Il s’agit d’une association fondée en Colombie britannique par des parents de personnes handicapées dans le but d’assurer l’avenir de ces personnes dans la cité, hors des institutions, par un appel discret aux ressources de la communauté. Cet appel consiste parfois à demander à quelques personnes de la communauté si elles accepteraient de faire partie d’un groupe d’amis de telle ou telle personne handicapée qui ne trouve plus dans sa famille le soutien dont elle a besoin.

Jusqu’à ce jour, en Colombie britannique comme partout ailleurs au Canada, on avait mis l’accent sur les droits des personnes handicapées et les obligations de la société, de l’État à leur endroit. À PLAN, on a abordé la question dans une perspective opposée, on a invité les communautés à s’interroger sur la façon dont elles pourraient s’enrichir en accordant une meilleure vie aux personnes handicapées. Conséquemment, on a mis en relief, dans l’ordre de l’être, comme dans l’ordre du faire, les qualités dont les personnes handicapées peuvent faire profiter leur communauté. Qui pourrait nier l’importance et la signification du sourire d’une personne handicapée dans un contexte où les jeunes les plus normaux sont tentés par le désespoir? Au cours des dernières années, PLAN a essaimé dans plusieurs régions du Canada et plusieurs pays étrangers.

Les fondateurs de PLAN, Al Etmanski et Vickie Cammack, ont vite compris que leur action ne serait durable et féconde que dans la mesure où elle serait associée à une philosophie sociale élargie s’inspirant des mêmes principes. Ce sont là d’autres raisons qui les ont incité à s’associer avec des personnes du Québec, puis de l’Ontario pour fonder le groupe Philia. (J.D.)

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