Penser la science

PENSER LA SCIENCE

L’analyse du rôle joué par la science dans la société contemporaine

par Bernard Charbonneau

 

Extraits de :

FT : Finis Terrae, A plus d’un titre éditions, 2010, p. 173-216

NJ : Nuit et Jour. Science et Culture, Economica, 1991, p. 157-307

Précision : ces textes ont été écrits au cours des années 1980.

Extraits sélectionnés, présentés et soulignés par Sébastien Morillon

 

I. LES FONDEMENTS D’UNE CRITIQUE DE LA SCIENCE

 

Qui peut critiquer la Science?

 

« Que la science seule puisse mettre la science en cause suffit à montrer qu’elle est taboue.

La critique qui va suivre […] est en quelque sorte celle d’un ignorant, d’un homme quelconque contraint de poser sa question parce qu’il sait quel rôle la science joue et jouera dans la vie privée ou publique de n’importe qui ». (FT, p. 173)

Aujourd’hui, pourquoi mettre en cause la Science?

« Tout homme est membre d’une société. Pour la connaître, il doit d’abord se demander : "Quelle est sa vérité?". Puis, s’il l’ose "Est-elle vraie? Est-ce la mienne?" » (NJ, p. 167)

« Ce n’est pas sans crainte ni tremblement qu’un individu se voit contraint de mettre en cause la vérité et l’autorité fondatrices de sa société hors desquelles on n’est rien. Il le faut cependant si l’on veut être autre chose qu’un pantin ou un robot ». (FT, p. 174)

« Notre société se fonde sur des vérités scientifiques comme l’ancienne sur des vérités religieuses. Et l’on ne peut changer une société sans mettre tant soit peu en cause son principe; comme l’ont fait les philosophes pour abattre la Monarchie, ils se sont attaqués à la Religion ». (FT, p. 177)

« Prétendre pousser à fond la connaissance critique du monde actuel sans mettre en cause la science équivaut à vouloir édifier une maison sans commencer par les fondations ». (FT, p. 187)

« Sans une critique de la science, une problématique et un jugement de ses gains et de ses coûts, celle de la société industrielle manque de base. Et parce que la racine n’aura pas été tranchée, sans cesse l’arbre repoussera. Qu’est-ce que la science? Que vaut la vérité? Cette interrogation devrait être celle de tout homme de l’âge atomique naissant. Non seulement du savant, mais de la masse des ignorants, comme le fut autrefois l’interrogation religieuse en dépit des clercs qui prétendaient eux aussi s’en réserver le monopole. Car toute la suite découle de cette question comme nous allons le voir ». (FT, p. 177)

De quelle science s’agit-il?

« Nous disons "la Science" comme s’il s’agissait d’une divinité immatérielle planant hors de l’espace-temps, alors que la réflexion doit porter sur celle-ci, dont les produits sont non seulement déterminés par les caractères propres de la connaissance scientifique, mais aussi par les préjugés religieux, les intérêts économiques et politiques d’une société et d’une époque. La science n’est pas celle de Zeus, même pas celle d’un homme idéal, il s’agit de celle-ci qui est humaine, trop humaine; elle ne doit pas être considérée en soi, mais en fonction des possibilités intellectuelles et morales de son auteur. Comme pour la technique, ses gains se payent de coûts qui risquent d’être d’autant plus grands que la conscience ne les enregistre pas. Il ne s’agit pas d’une science idéale dont la cause ne produirait pas d’effets mais de celle qui est là devant nous, dans notre maison, notre rue et sur toute l’étendue de la planète. Bons ou mauvais, c’est d’abord à ses fruits qu’il faut juger l’Arbre du Bien et du Mal .FT, p. 189)

II. LA SCIENCE : VERITE DE NOTRE SOCIETE (L’« ULTIMA RATIO »)

Cette argumentation reprend les cinq premiers points des “Douze thèses sur Science et Conscience” parues dans NJ, p.167-173.

« Premièrement - Toute société a pour centre sa vérité ».

« La vérité communique et rassemble; d’un chaos d’individus elle fait un peuple s’exprimant dans sa langue. D’un environnement nébuleux une réalité ayant un sens pour la raison et pour l’esprit, donnant prise à la main autant qu’à l’entendement humain. […] Toute société a pour centre sa vérité. Même celle qui prétend ne pas en avoir en fait une de ces refus ». (NJ, p. 167).

« Toute existence et association humaines procèdent d’une vérité fondatrice qui substitue la lumière au chaos. Sans elle ni vrai ni faux, ni bon ni mauvais. Et c’est en elle que nous nous reconnaissons frères .FT, p. 174)

« Deuxièmement -. Jusqu’à la nôtre, la vérité fut religieuse ».

 

« Comme le font encore ses survivances idéologiques ou morales, la foi religieuse naquit de l’angoisse de la conscience devant la toute puissante absurdité d’un univers sans visage où jouent des forces implacables et aveugles. Ce néant, les religions le peuplaient d’esprits ou de dieux, d’Eternels et de raisons qui en faisaient une Eglise et un Empire. […] Enfermés dans des murs sous cette voûte peinte qui leur cachait les étoiles, les croyants pouvaient vivre et mourir en paix, ils ressusciteraient dans les paroles et les gestes de leur descendance. Le temps et la mort étaient vaincus, à tout jamais, semblait-il. Mais l’esprit qui bâtit les voûtes et les murs est fait pour les percer.

Et un beau jour Dieu, qui prît maintes faces, mourut; ou plutôt il fut tué par l’inquiétude même qui l’avait révélé. Seulement, la vérité religieuse est longue à s’effacer; elle survit sous le masque de la Morale et de la Raison, de l’Idée ou des Valeurs. De religieux, les mythes devinrent politiques, et le sang répandu sur les autels des Eglises le fut sur celui des Etats-Nations. […] L’idéologie prend le relais de la théologie ». (NJ p. 168).

« Troisièmement - Aujourd’hui, la vérité devient scientifique ».

« De toute évidence, la vérité n’est plus religieuse. A peine morale, puisqu’il faut qu’elle se qualifie d’éthique et ne concerne alors que l’individu. On répliquera alors que nous vivons au temps des vérités politiques. Mais elles opposent les peuples autant qu’elles les unissent : la France n’en est pas une pour un Anglais, encore moins le communisme pour un bourgeois libéral. Seule la vérité scientifique est vraie pour nous tous. Catholiques ou musulmans, riches ou prolétaires seront d’accord pour reconnaître que deux et deux font quatre : il nous reste au moins cela en commun. […] Tous nous serons d’accord pour tenir pour vrai que "E=MC²", bien qu’il n’y ait sur terre que quelques hommes capables de vérifier cette vérité. Mais elle est vraie puisqu’elle s’exprime en signes algébriques et que la bombe a explosé. La mathématique est notre langage universel comme autrefois le latin d’église ». (FT, p. 174-175)

« Quatrièmement - Religieuse ou scientifique, la vérité a pour fonction d’abolir la contradiction qui travaille l’esprit humain ».

« Par des voies différentes, religion et science ont en commun d’apporter la vérité : de répondre à la question que se pose la moindre pensée […]. Tout esprit qui s’éveille se découvre pris entre son désir et la réalité. Angoisse de vivre devant le fait de sa mort et –pire- celle de l’être aimé. Du plaisir et du bonheur confrontés à la souffrance et au malheur, le sien et celui de son semblable. De l’amour devant une existence vouée aux conflits et à la guerre. De la liberté devant la nécessité, du besoin de sécurité devant les aléas du hasard. Angoisse de la conscience et de la raison devant le silence et le vide d’un espace-temps sans limites. Hanté par l’absolu, mais incarné dans la chair, l’esprit est aux prises avec sa finitude; et entre les deux la liberté d’un homme maintient tant bien que mal son cap, combattant pied à pied jusqu’à l’inévitable défaite. Pris entre l’idéal et la réalité, nos principes et nos pratiques, la schizophrénie nous menace. Alors à tout prix il nous faut rétablir l’unité, celle de l’univers et la nôtre ». (NJ, p. 170)

« Faute de mieux, les religions fabriquèrent un ersatz de cosmos rationnel gouverné par quelque Surhumain. La contradiction du réel et du sens fut abolie par la magie du Verbe. La mort, le mal, l’absurde vaincus par une Raison dont mers et montagnes étaient le reflet. L’homme était placé au centre d’un univers significatif pour son esprit… » (NJ, p. 170)

« La négation moderne de la contradiction existentielle a pris d’abord la forme de l’idéologie : d’un scientisme déiste, puis humaniste, marxiste ou même christianiste. Pour Comte et ses disciples les lois de la matière sont les lois spirituelles dont la connaissance permettra à l’homme de résoudre ses conflits, et d’établir sur terre comme au ciel le règne de la Raison, de la Liberté et de l’Egalité. Devenu Dieu grâce à la Science, il sera parfait et immortel comme Lui ». (NJ, p. 171)

« Cinquièmement - La Science, non le scientisme, est la dernière vérité ».

« La révélation d’une matière réduite à l’énergie, d’un Espace invivable où le sens commun s’égare, la possibilité d’une autodestruction de l’espèce, la connaissance et la manipulation de la vie, désintègrent ce qui fut jusque-là le cadre de la pensée et de la société. Les banques de sperme ou les transplantations d’embryons font éclater ce qu’on appelait le Droit ou la famille. Pourquoi se référer à ces vieilles lunes : les Valeurs, le Bien, le Mal? Héritière de la Religion, la foi dans le progrès moral par celui des sciences résolvait la contradiction de l’exigence spirituelle; tandis que désormais la science n’a plus besoin d’ajouter d’isme. […] La société d’après Hiroshima n’est plus scientiste. A l’Ouest, et même à l’Est […], elle croit seulement à la connaissance qui est puissance et se préoccupe de moins en moins de la réconcilier avec Dieu, la Morale ou l’Homme ». (NJ, p. 171-172)

III. LE POUVOIR DE LA SCIENCE

La science : « allié-ennemi de la liberté humaine » (FT, p. 180)?

« [La science] est bien fille de la liberté, mais non sa mère. […] Ce n’est pas sans raison que la religion a vu en elle le fruit empoisonné de l’esprit qui nie. Plus que certitude, la science qui mérite son nom est consciente de son ignorance. […] La science n’est pas possession, mais recherche de la vérité, les savants qui y trouvent la certitude trahissent son esprit ». (FT, p. 177-178)

 

« Au fond, bien qu’humaine, la science prétend connaître la réalité de l’Univers comme le ferait Dieu. Elle est prométhéenne, profanatrice. De toute chose sacrée et taboue elle fait un objet dont elle s’empare. Au départ elle s’incline devant l’expérience de la réalité, mais aussitôt après elle fixe, détermine. Isolé du reste, dépouillé de son mana, l’objet est là, inerte devant l’observation aux fins de mesure traduites en chiffres. La science est prudente, elle ne s’avance qu’assurée de ses arrières, pas à pas, ajoutant un plus au capital de ses connaissances, sur une voie dont elle s’interdit de savoir où elle mène. Ainsi catalogué, classé quelque part dans ma banque des connaissances, en quelque sorte pétrifié, l’insaisissable devient saisissable : une chose manipulable. Si la science devait un jour tout connaître, l’homme et le savant lui-même ne serait plus qu’une pierre dans un désert de pierres. […] Elle ne connaît que des faits, dépourvus de sens. Elle tourne le dos aux fins, pour rechercher les causes, d’où sa tendance à privilégier l’élément aux dépens de l’ensemble. Et elle dégage ainsi des lois nécessaires. Dans la mesure où elle reste dans son domaine, la science est liberté parce qu’elle est conscience de la nécessité ». (FT, p. 179-180 ; souligné par nous)

Science et Technique

« La vérité scientifique permet de manipuler la matière et d’en extraire la quintessence : l’énergie, et à partir d’elle de transformer le monde. La science est une magie, mais une magie efficace parce qu’elle est dépouillée de la part de rêve humain qui stérilisait l’ancienne. Elle réalise ainsi le projet des alchimistes. Et ses vérités opératoires le sont d’autant plus qu’elles s’appliquent dans une société qui, sous le couvert d’une liberté verbale, ne croit qu’à la matière et à la quantité, à la nécessité et à l’action qu’impose son diktat; ou à l’idée qu’elle s’en fait.

D’où la parenté profonde de la science et de la technique. Ceux qui veulent ôter à la science la responsabilité de ses produits prétendent distinguer l’une de l’autre. La science serait connaissance et théorie pures, la technique pure mise en pratique par des ingénieurs, des industriels, des militaires ou des politiciens : ce seraient eux qui auraient inventé la bombe atomique. Alors qu’aujourd’hui partout l’application technique suit la découverte scientifique comme son ombre… » (FT, p. 181)

« Ayant le même esprit, le dieu science et le diable technique ont les mêmes méthodes, et leur parenté est de plus en plus directe. Si à l’origine le progrès scientifique est dû à l’intuition d’un homme bien plus qu’à l’organisation et à l’équipement de la recherche, ceci a bien changé, aujourd’hui la science est enchaînée à ses bureaux et à ses machines. Que serait-elle sans les coûteux engins fournis par le grand Capital ou l’Etat? Les mathématiciens eux-mêmes se servent d’ordinateurs, qui d’ailleurs n’existeraient pas sans les progrès de la mathématique. Impossible de dire aujourd’hui où finit la Science et où commence la Technique ». (FT, p. 181-182)

« Plus de morale ou de raison, de vrai ou de faux, seulement le n’importe quel changement des "techniques de pointe". Si ce mieux se révèle un leurre, un seul salut : foncer encore plus vite en avant. Quant aux coûts, on verra après ». (NJ, p. 172)

Science et puissance

« La science nous donne la puissance matérielle : le moyen sans la fin. A elle seule elle fait de l’homme une sorte de monstre capable de tout faire sans savoir pourquoi : un genre de dinosaure aux membres et au corps énormes avec un cerveau minuscule. Le pouvoir sans conscience n’est au bout du compte que celui de se détruire. "Science est puissance", ce n’est pas pour rien qu’elle sert si bien la guerre, et que la guerre sert si bien ses progrès ». (FT, p. 188)

« Dieu est mort, mais pas encore son enfant qu’il laisse orphelin. Il a toujours besoin d’une autorité paternelle qui le sécurise et protège son ignorance et sa faiblesse. L’autorité étant indivisible, l’autorité du savant comme celle du prêtre ne peut se limiter à tel canton du savoir et de la vie. La connaissance a beau se spécialiser, elle donne droit à juger de tout, notamment de la politique intérieure, et surtout extérieure ». (FT, p. 176)

 

La Science, obstacle à la démocratie?

« La science n’est pas démocrate pour une raison de fond. La démocratie c’est l’égalité, le partage égal des pouvoirs. Et la première condition de tous les autres c’est la connaissance, fondatrice de l’autorité. Or la science en a aujourd’hui de plus en plus le monopole .FT, p. 199)

« Le progrès des sciences devient celui de l’ignorance. A ses débuts, au XIXe siècle, les démocrates ont cru que la généralisation de l’instruction allait faire de tous les citoyens des savants. En fait, elle allait aboutir au résultat inverse. Démystifiant les certitudes du sens commun, la science impose les révélations incontrôlables les plus stupéfiantes sur les protons ou les « trous noirs » de l’espace. Et plus ces informations s’accumulent dans tous les domaines, plus l’école doit les simplifier pour une jeunesse qui s’accoutume à voir tomber du ciel des vérités inconcevables sur l’infini courbe ou les quanta. Ensuite la Presse et la télé prennent le relais (encore heureux celui qui peut vaguement comprendre les chroniques scientifiques du Monde). […]

Tout ce que le public retient de la cataracte d’explications plus ou moins claires déversées par les médias, ce sont des mots, des images enregistrées : ainsi le fameux "trou noir" qu’il a surtout dans la tête. Au fond il ne sait qu’une chose comme pour les engins qu’il emploie, c’est que "ça marche". Il le constate en appuyant sur le bouton.

Ainsi, après le bref interlude de la raison libérale et démocratique, la science réaccoutume la masse du peuple – et les savants sortis de leur spécialité – à penser magiquement. Alors, privée de sa base : le sens commun, la démocratie politique devient de plus en plus une fiction. Elle reste pour un temps l’affaire d’une caste d’ignorants plus ou moins spécialisés dans la manipulation et l’administration des masses : les politiciens. Mais la connaissance des faits appartient aux experts, et comme le temps manque pour en débattre vraiment, le rôle du Parlement diminue au profit des commissions spécialisées, et des ministres conseillés par des experts juristes : économistes, financiers, ingénieurs, agronomes, etc. ». (FT, p. 200-202)

« Les sociétés avancées sont le bouillon de culture d’innombrables superstitions qui fournissent un semblant de réponse à l’inquiétude du grand public […]. Le paysan croyait aux sorciers, le citadin croit aux voyantes, aux astrologues, aux fantômes, aux ovnis et aux extra-terrestres. Quant au savant, sorti de son laboratoire, il va demander le secret de la Jérusalem céleste et terrestre à Marx, Lénine ou Mao ». (FT, p. 203-204)

III. LA SCIENCE CONTRE LA CONNAISSANCE

La science résume-t-elle la connaissance?

« … la vraie connaissance, qui est synthétique, et celle des vérités de l’esprit, dépasse celle, plus rigoureuse mais particulière, des sciences ». (FT, p. 173)

« Plus la science accroît la puissance de ses moyens, plus cette connaissance bornée à son objet nous rend incertains, ignorants de nous-mêmes et de la signification de notre monde. Alors que l’intuition du sens et de la beauté de l’univers peut être révélée à l’amour émerveillé d’une vieille femme illettrée, et au savant lui-même s’il accepte de se dépouiller de sa science ». (FT, p. 182)

« "Science sans conscience n’est que ruine de l’âme" (nous dirions plutôt aujourd’hui de l’homme). Sa conscience du hasard ou de la nécessité dans les choses n’est que la manifestation partielle d’une autre, bien plus vaste et profonde. La conscience de soi dans la nature et la société, la plus haute manifestation de l’esprit de liberté, ne peut être le fait d’une entité impersonnelle comme la Science mais de l’esprit d’un homme : d’un individu ou autrement dit d’une personne. Pas plus qu’une société, la science ne peut être consciente d’elle-même ». (FT, p. 183)

« La Science n’est pas la Connaissance, car l’esprit – humain ou divin – passe toute science. La science n’est pas autogène, elle n’est pas née d’elle-même, mais d’une croyance au sacré et aux dieux dont nous trouvons déjà les signes sur les parois de Lascaux ou d’Altamira. La science n’est que le fruit d’une connaissance bien plus ancienne, vaste et profonde que la sienne. Elle est fille de la religion et de la philosophie grecque des présocratiques et la science grecque serait restée stérile sans l’impulsion de la loi judéo-chrétienne. […]

Plus la science s’écarte de sa source spirituelle, plus elle dégénère en recettes et procédés techniques au service du Pouvoir économique ou politique. Et le savant qui contemplait les étoiles n’est qu’un fabricant de fusées ». (FT, p. 185)

« La Science n’est plus la Connaissance qui éclaire le sujet humain sur le monde et sur lui-même, et les savants eux-mêmes sur ce qu’ils font et sont. La recherche de l’essentiel, le jugement sur soi et sur l’ensemble restent l’affaire de la pensée, qui peut être donnée à n’importe qui ». (FT, p. 185-186)

Que savent les « spécialistes »?

« Plus la connaissance scientifique avance (et peut-être nous égare) dans l’infinie complexité du réel, plus à sa poursuite elle s’étend et se complique, plus le champ, sinon de la science du moins de chaque savant – se restreint. […] Et à mesure que progresse cette science d’un objet de plus en plus spécialisé, elle s’exprime en des termes qui le sont aussi ». (FT, p. 190-191)

« A l’origine la science, encore proche de la liberté grecque et chrétienne, mal dégagée de l’interrogation philosophique et religieuse, est personnelle et synthétique. Sa connaissance de la réalité et des raisons qui l’explique ne s’éloigne que lentement de l’idée que peut avoir un "honnête homme". Mais au XIXe-XXe siècle, en quelques décennies tout change. Le progrès des communications multiplie les informations, les revues, les articles et les congrès. Et dès Marcelin Berthelot il devient impossible non seulement à un savant de connaître la science, mais à un chimiste de connaître la chimie éclatée en plusieurs branches. […] Formé dès l’adolescence si ce n’est l’enfance, comment le spécialiste pourrait-il voir l’univers autrement que sous l’angle de sa spécialité?

Ainsi le savant devient le chercheur, sorte de tête chercheuse programmée pour atteindre tel ou tel but fixé par la Recherche. […] Sauf quelques maréchaux de l’innombrable armée scientifique dont le nombre ne cesse de se restreindre, celle-ci est composée d’une masse d’ouvriers spécialisés absorbés par leur travail parcellaire que leur fixe la direction de l’entreprise. Bien payés, considérés, ils sont en général peu tentés de s’interroger sur le sens de leur tâche ». (FT, p. 191-192)

« Ainsi, la science s’éloigne non seulement des fins qui peuvent éclairer l’univers, mais de la réalité même, qui est un tout où elle pratique ses coupes. Ce ne sont pas les ordinateurs qui aideront à dominer la crue des informations : pour bien leur poser la question il faudra un savant qui la domine. Et pour un problème qu’ils aideront mécaniquement à résoudre, ils en poseront cent ». (FT, p. 193)

« Alors pour exorciser l’angoisse, on parle de "pluridisciplinarité" entre les sciences de la nature et de l’homme, mais ce mariage n’accouche même pas d’un bâtard. On organise des colloques qui réunissent physiciens, biologistes, sociologues, écologistes, etc., l’on aboutit seulement au discours de Babel, au mieux au sentiment d’une ignorance réciproque. Il ne reste plus qu’à rappeler le spécialiste de la synthèse : le philosophe ou l’idéologue, qui peut juger des spécialités parce qu’il n’en connaît vraiment aucune.

Le total de l’existant dans la mesure où il est entrevu, ne peut être fait que par une tête ». (FT, p. 194)

Quelle est la liberté du chercheur?

 

« Source de pouvoirs matériels, la Science fournit en moyens le Pouvoir, qui le lui rend en finançant l’outillage toujours plus coûteux qui lui devient nécessaire. Mais "quiconque est payé dépend de qui paye". La science désintéressée, passion de la connaissance pour la connaissance, devient la Recherche scientifique dont le gouvernement, l’Armée et les Trusts fixent les orientations aux fins d’accroître les profits et de la puissance. Cette recherche planifiée fait plutôt penser à celle que le chasseur impose à ses chiens ». (FT, p. 194)

IV. LA SCIENCE CONTRE L’HOMME

La Science rend-elle libre?

« Fruit de la liberté, la science menace aujourd’hui de l’anéantir pour plusieurs raisons.

La science est au moins en tension avec la liberté propre à la personne parce qu’elle est la vérité et l’autorité de la société actuelle, la connaissance sans laquelle il n’est pas de pouvoir. […] Et le rapport de la vérité scientifique et de l’individu quelconque est plus inégal que jamais : il était digne d’être brûlé en grande pompe comme hérétique, il n’est plus qu’un pauvre ignorant.

La science défie aussi la liberté parce qu’elle dresse le catalogue des déterminismes qui assiègent et pénètrent l’homme. Si elle pouvait le dresser jusqu’au bout elle justifierait le règne la nécessité totale. La conscience de la nécessité est liberté, mais c’est à deux conditions : que le constat de fait ne s’érige pas en jugement de valeur, et qu’il ne soit pas infligé d’en haut par une autorité impersonnelle, mais vécu par une conscience personnelle prise entre les exigences de la nature et du corps et celles de l’esprit. Sinon les lois hasardeuses de la matière, vivante ou sociale, prennent une valeur absolue. Et il ne reste plus à notre liberté qu’à capituler devant l’ordre, de droit parce que de fait, que révèle le diktat de la Science. L’existence personnelle se réduit aux exigences de l’inconscient et de la libido sexuelle, la vie sociale aux contraintes de l’économie et de la politique.

La science déréalise et désidentifie l’individu en lui révélant qu’il n’est qu’un reflet de forces impersonnelles ou collectives ». (FT, p. 194-196)

La Science a-t-elle un sens?

« Elle met tout en cause – jusqu’au Progrès. Le peuple peut s’imaginer encore que la science a pour but de vaincre la souffrance et la mort, l’élite qui saisit l’insaisissable réalité de la matière, de l’ " antimatière " et des " trous noirs" n’a que faire d’un tel anthropocentrisme. […] A son tour la vérité scientifique prétend résoudre la contradiction fondamentale qui angoisse l’esprit humain et fonder ainsi la vie des individus et leur association. Cette fois elle le fait encore plus efficacement que le monisme religieux ou idéologique, par la suppression pure et simple de toute référence spirituelle : le Sens, c’est le non-sens, ce qui est impensable. La justification de l’homme et de son univers consiste donc à ne plus penser ». (NJ, p. 172-173)

« La science menace la liberté parce qu’elle est vérité. Mais en un sens cette vérité n’est que révélation du néant, à commencer par celui de l’homme. La science est nihiliste, c’est le vice de sa vertu. Non seulement elle ignore cette part surhumaine de l’homme : les dieux, les valeurs, la beauté, mais l’univers dur et glacé qu’elle nous dévoile n’est lui-même que vide où flottent des poussières. Elle dissout en un tourbillon d’atomes la pesante matière dont le scientifique croyait l’univers constitué. Au fur et à mesure que la science avance elle dissipe ces illusions humaines : le vrai, le réel, l’espace et le temps, Dieu et finalement l’Homme.

Et comme cette révélation du rien est efficace, sa démolition spirituelle est aussi matérielle. Le progrès des sciences bouleversera la nature et les sociétés. Le culte de la nécessité qu’elles vulgarisent dans l’opinion y va de pair avec l’idée que désormais l’on peut tout faire : n’importe quoi, n’importe où, n’importe comment : demain la science trouvera bien un remède aux dégâts. Une seule chose est impossible : stopper, refuser de s’adapter au sacro-saint Changement, dont on ne sait rien sinon que demain tout sera changé. […] Et, pour une opinion dressée à ne croire qu’aux faits, le bouleversement des choses justifie celui des valeurs. D’ailleurs on n’y peut rien : le Changement c’est le nouveau Fatum, comme autrefois la Tradition sacrée. On ne va pas… contre la montée du Déluge! Une seule chose à faire : s’a-da-pter en espérant que le ciel ne vous tombera pas sur la tête ». (FT, p. 196-197)

Peut-il y avoir des sciences humaines?

« Refusant la connaissance des fins, s’interdisant la distinction du bien et du mal, du laid et du beau, récusant le sujet pour considérer l’objet, la science est condamnée à ignorer ce qui fut et reste spécifique de l’homme : angoisse spirituelle, le désir d’éternité, d’un autre univers où règnerait la vérité, la liberté et la justice. Et j’en passe, car il faudrait rappeler toutes les formes de pensée et de vie spirituelle sans lesquelles – entre autres – il n’y aurait jamais eu de connaissance scientifique. Sa rigueur réductrice se doit d’ignorer ce qui fait l’originalité de l’espèce humaine; c’est pourquoi la mise en science des faits humains est condamnée à l’échec. Soit, fidèles à leur objet, les sciences de l’homme s’identifieront à lui, participant à ses mythes et à ses mœurs, et pour s’être voulues humaines ne seront pas scientifiques. Soit se voulant scientifiques elles se réclameront d’une objectivité qui leur permettrait de s’abstraire de leur société particulière. Elles considèreront les faits humains de l’extérieur, refusant tout ce qui échappe à la méthode et au calcul des sciences, et elles ne seront plus humaines. […]

C’est ainsi que l’ethnologie, l’anthropologie et la sociologie hésitent sans arrêt entre une connaissance objective illusoire dictée par les valeurs de leur société occidentale et la prise de parti, la participation à la subjectivité collective et à la défense des sociétés qu’elles prétendent étudier ». (FT, p. 184)

Progrès de la Science, essor des intégrismes religieux?

« Le plus grand nombre n’arrive pas à vivre dans l’air raréfié de la vraie science, il lui faut des vérités religieuses ou morales, plus ou moins rationnelles qui lui donnent l’illusion de pouvoir gérer sa propre vie; sans se l’avouer, l’Occidental moyen pressent que ce progrès scientifique dont il subit l’avalanche et qui valorise sa pensée et sa personne, ne le concerne plus. Et la science n’a pas encore mis au point les techniques qui pourraient le persuader du contraire. Alors sous le couvert du culte officiel du progrès se développe dans les masses, notamment celles du Tiers Monde encore plus étrangères à la science occidentale, un refus profond de la science dont la méfiance du nucléaire n’est qu’un aspect. Dans les pays musulmans cette méfiance combinée avec l’impérialisme religieux ou national pousse à ne retenir de la science que la puissance de ses techniques, indispensables à la victoire. Le refus de la science par l’intégrisme religieux, inspiré par la peur et la haine de la liberté, muni de bombes atomiques, ne mène lui aussi qu’à l’autodestruction. Seul un surplus de liberté pourra maîtriser ce qui fut le fruit de la liberté ». (FT, p. 204)

V. LIMITER L’IMPERIALISME DE LA SCIENCE

« Certains réclameront peut-être qu’on leur fournisse une solution "positive", c’est-à-dire un plan de réforme ou de révolutions politiques résolvant définitivement la question. Ceux-là ne prennent le départ que s’ils sont arrivés. Rappelons-leur que la première révolution est à faire dans leur cœur et dans leur tête, et qu’elle est à refaire chaque jour ». (NJ, p. 299)

Science ou Anti-science?

 

« La maîtrise de la science n’a rien à voir avec l’anti-scientisme; bien au contraire, elle participe de ce même regard impavide jeté sur l’opacité et le vide du réel. Seulement cette fois sans oublier qu’il est d’abord le fait de quelqu’un qui regarde. […] Il faut rendre à l’esprit ce qui est de l’esprit, d’ordre spirituel et moral ». (FT, p.212-213)

 

« En fait et en droit impossible de revenir sur la mutation spirituelle et matérielle qui bouleverse actuellement la terre, ce n’est pas en deçà mais au-delà de la Science et du christianisme qui est à son origine qu’il faut chercher la réponse. Impossible de refuser la Science, non pas à cause de la fatalité du déluge scientifique, mais de la part de nécessité et de légitimité d’une connaissance donnant à l’homme pouvoir sur terre. Il n’y échappera pas pour vivre. Comme la vie sa connaissance n’est pas un jeu à une seule carte. Elle prend trois formes : sensuelle et subjective, scientifique et sociale, spirituelle et personnelle, cette dernière englobant les deux autres. […]

Pas question d’un choix absurde entre la négation et la divinisation de la Science.

Il ne s’agit pas de la nier mais de la remettre à sa place. […]

Le vrai problème est de définir le domaine légitime de la Science, et au lieu d’y voir la source de toute vérité, de reconnaître la validité des autres connaissances et la primauté de la recherche spirituelle. Par conséquent accepter qu’il y ait des domaines où la Recherche scientifique n’ait pas le droit de s’exercer ». (NJ, p. 302)

Rétablir des barrières sacrées?

« Si la Connaissance scientifique tend à devenir la Connaissance, c’est parce qu’elle se développe dans un vide où toute autre a disparu. Donc le seul moyen de la contenir en son domaine légitime est de rendre toute leur vigueur aux diverses formes de connaissance spirituelle : religieuse, philosophique, morale – peu importe lesquelles. Contre l’envahisseur commun tous les esprits devraient s’allier. Les bornes à la science ne peuvent être plantées que par ce qu’il faut appeler faute de mieux des valeurs, non pas survivantes et honteuses d’elles-mêmes comme aujourd’hui la liberté et la démocratie, mais assumées de leur autorité parce qu’inscrites au plus vif du cœur et de la vie de chaque homme; sans lesquelles il n’en est plus un. Seule une force spirituelle ressurgie des profondeurs de l’espèce humaine pourra rétablir les barrières sacrées – osons dire les tabous – qui stopperont, entre autres, l’invasion de la génétique aux portes du saint des saints de la vie et de la mort.

Si la liberté et la démocratie supposent un minimum de sécurité assurée par une organisation scientifique, elles ont aussi besoin de blancs sur la carte, ignorés de la science et de la loi. Pour ce qui est de la nature et surtout de l’homme, il est urgent de préserver de l’ingérence de la Recherche le domaine de la spontanéité, du mystère et du sens, qui est celui de l’intuition populaire et de la conscience personnelle. L’impérialisme de la technique et du pouvoir économique ou politique sera ainsi tranché à la racine. Il ne faut plus que sous prétexte de guérir les maladies de l’esprit, la psychiatrie et la psychanalyse s’avisent de guérir la santé ». (FT, p. 213-214)

Rechercher un sens en acceptant la contradiction fondamentale?

« Il faut revenir, désormais en toute liberté, à la quête de la vérité spirituelle. […] A la source : cet esprit constamment éveillé et dupé par les justifications religieuses. La force qui suscite un tel éveil, à la différence de celle de la puissance, naît de l’interrogation (mais le mot trahit un tel cri) de la faiblesse humaine égarée dans un universel champ de forces qui n’a pas de sens pour elle, où elle cherche en vain le signe d’une éternité de paix, de justice et d’amour, qui sauverait son être du néant ». (NJ, p. 179)

« La vérité vivante ne se réduit pas à des formules, insuffisantes bien que nécessaires. Elle est un sens; qui renonce à la poursuivre parce qu’il la possède, la perd aussi sûrement que s’il en perdait le chemin. […] L’antagonisme de la vérité et de la réalité, du sens et du non-sens : de la raison et de l’absurdité, de l’infini et de la finitude, du bonheur et du malheur, etc. qui s’affrontent dans une conscience est aussi intolérable que la mort pour le vivant. Un seul moyen d’y échapper : la non pensée c’est-à-dire le divertissement ou la justification verbale qui chloroforment l’angoisse. […] La fuite de la contradiction par les voies de la religion comme de la science ramène la liberté au chaos originel. Au contraire, de même que la mort est la terrible rançon de la vie, la reconnaissance sans complaisance du non-sens, du malheur et du mal, est la condition nécessaire de tout ce qui peut être pensé et fait, par un homme, de vrai, de bon, de beau et de réjouissant sur terre comme dans le ciel ». (NJ, p. 180)

 

« Ce n’est pas en interrogeant les choses mais nous-mêmes (notre esprit et ce qu’il doit à la tradition dont il a hérité) que nous trouverons la clef de la connaissance. Si de prime abord l’univers n’a aucun sens, c’est parce que c’est à notre liberté de lui en donner un : d’introduire la création et l’ordre dans le chaos, l’amour et la paix dans la guerre, ce qui ne va pas sans combats contre la pesanteur universelle qui tend à ramener toute chose au néant ». (NJ, p. 182)

Cultiver les sens (goût, ouïe, vue…) contre le non-sens de la Science?

« ...tout homme, diplômé ou non, doit pouvoir se référer sans complexe d’infériorité non seulement au témoignage de son intelligence mais de ses sens. Cette connaissance aujourd’hui dévaluée par la Science et transmise à ses appareils de mesure est autrement vive et riche que son savoir abstrait.

Ainsi ne méprisons pas l’enseignement de notre bouche. Sapere = savoir, c’est d’abord goûter. Avoir du goût; d’abord pour la vie, sans lequel toute nourriture, même spirituelle, devient insipide et parfois nocive. Aussi n’hésitons pas à cracher ce qui nous semble mauvais. Les bêtes pratiquent ce genre de connaissance en distinguant d’instinct ce qui les nourrit de ce qui les empoisonne, tandis que la chimie n’y arrive qu’après de longs détours. Attention au jour où elle aura réussi à analyser et à recomposer le bouquet d’un vieux vin, l’homme ersatz ne sera pas loin! Les sens d’un homme participent à la connaissance du Sens; qu’un seul de ceux-là disparaisse, pour une part celui-ci se perd. Là où le goût est perverti, l’esprit l’est aussi. Le vrai penseur est un dégustateur qui pense et savoure sa nourriture. Un amateur, sachant distinguer le bon du mauvais par lui-même. Capable après avoir levé son verre au soleil pour apprécier l’or d’un Sauternes, de suspendre le temps en laissant son été s’épanouir en bouche. Ainsi, prenant ses distances vis-à-vis du plaisir et de la souffrance, la Science ramène à l’ignorance. Sapere = déguster, exalter par l’esprit le constat des sens. Non seulement savourer mais le savoir, faisant ainsi d’un éclair de volupté sa conscience. Un trésor pour la mémoire. Tout ceci, et bien d’autres choses nous le découvrons en revenant au terme linguistique et spirituel originel. Il suffit de prendre le temps, de déguster les mots au lieu de parler pour ne rien dire. […]

Donc à chacun à table, devant l’étal de l’épicier, de dire bien haut son opinion, d’accomplir son devoir civique en infligeant la vérité au peuple intoxiqué par la pub des médias. […] Pour ce qui est de la vue et de l’ouïe, la pratique s’en perd pour la raison inverse du goût, assommée de sons et d’images par la télé la masse perd l’habitude d’écouter et de voir, à plus forte raison de créer sa musique et sa peinture. Affiner ses sens, exercer son corps, est élargir le domaine de son expérience ». (NJ, p. 301)

Réhabiliter le langage commun?

« Comme Bébé ce peuple n’a plus droit qu’aux jolies images qu’on lui montre. C’est donc, avec la raison, la langue de tous qu’il faut réhabiliter ». (FT, p. 213)

Limiter le financement de la Science?

« …si la recherche scientifique est libre comme les autres, il n’en est pas de même du financement qui la lie aux pouvoirs. L’augmenter, c’est accélérer le changement aveugle qui bouleverse la vie des individus et des sociétés, donc une affaire sociale et politique qui ne concerne pas seulement les scientifiques ». (FT, p. 215)

« Dans l’intérêt même de la Science il faudrait interdire un financement qui la lie aux intérêts des trusts, du gouvernement et de l’Armée. Une Science plus pauvre, moins dépendante de son outillage n’en serait sans doute, parce que plus soucieuse de ses fins, que plus imaginative ». (NJ, p. 304)

Comment maîtriser le temps de la recherche?

« Ne mettons plus la charrue avant les bœufs : les moyens avant la fin. Toute recherche scientifique devrait être précédée d’un temps de réflexion privé et public, d’un examen méthodique – entre autres scientifique – de ses effets possibles. La décision ne viendrait qu’après : il est absurde de faire pour la seule raison qu’on sait le faire. Et si les experts et contre experts ont leur mot à dire au public, qu’ils prennent le temps et les moyens de le lui dire dans son langage. Sinon, ils ne sont plus des experts, mais des magiciens ». (FT, p. 215)

« Le moratoire nécessaire à l’examen des conséquences éventuelles de la Recherche, ne peut être que le fondement d’une politique de maîtrise du Développement, visant la restitution à tous les hommes de l’usage de leurs moyens ». (NJ, p. 303)

« L’orientation et le contrôle de la Science concernant l’avenir de l’ensemble de la population, relève d’un Parlement ou d’une Cour suprême désignée par toutes les catégories sociales : individus, familles, professions, pays, etc. Que faire pour qu’une telle institution réunisse représentativité et compétence? […] De même comment faire pour éviter que la démocratie étendue à la Science ne retombe aux mains de manipulateurs spécialisés de l’opinion? […] Jusqu’ici le problème d’une participation du citoyen quelconque à la direction de sa société n’a pas encore été résolu en dépit du suffrage universel. Pourquoi pas, comme autrefois à Athènes, combiner le tirage au sort et l’élection? De même que le travailleur de base peut espérer devenir millionnaire au loto, il pourrait espérer exercer sous certaines conditions une Présidence honoraire. Les décisions les plus graves (aujourd’hui cela concernerait le nucléaire, l’informatique et la génétique) relèveraient d’un référendum préparé par une campagne d’information, qui supposerait un tout autre usage des moyens de communication. Après tout, demander au peuple son opinion en pareil domaine est aussi normal qu’en matière de constitution ou de diplomatie. Réintégrer la technique et la Science dans la politique serait lui rendre un contenu : la gestion de la réalité quotidienne au lieu d’en distraire ». (NJ, p. 303-304)

 

Enjeux

Former des scientifiques humanistes?


« On s’efforcerait de dé-spécialiser les futurs savants en associant étroitement l’instruction scientifique à une culture générale humaniste. Ce qui fut le cas, et n’a pas donné de si mauvais résultats, même du point de vue du progrès des sciences. On donnerait une place importante à leur histoire et à celle de leurs répercussions sur la société, habituant ainsi les futurs chercheurs à réfléchir sur les répercussions de leur activité, à jeter un coup d’œil hors de leurs laboratoires et à prendre conscience de leurs responsabilités. A l’enseignement privé, qui ne serait pas seulement catholique, de relier fortement l’instruction scientifique à l’éducation spirituelle ». (NJ, p. 304)

« Pourquoi pas des périodes de retraite destinées à sortir [le savant] de son milieu professionnel? S’il jouit d’une année sabbatique, au lieu de la consacrer à ses travaux comme c’est habituellement le cas, il aurait l’obligation de les suspendre. Celui qui en ferait une dépression nerveuse serait interdit pour un temps de Recherche. Tout devrait être fait pour aider le savant à se considérer comme un homme quelconque ». (NJ, p. 305)

« …pas de démocratie et d’égalité sans une information sur l’évolution des sciences et ses conséquences, information qui devrait être un des devoirs des chercheurs. A la limite celui qui serait incapable ou peu désireux de ces efforts serait écarté de la Recherche : le petit monstre dans sa spécialité, réduit à l’avorton partout ailleurs est le contraire d’un idéal humaniste ». (NJ, p. 306)

« Pourquoi, comme il y a un Ordre (plus ou moins désordonné) des Médecins, n’y aurait-il pas un Ordre des scientifiques? Celui-ci formerait une société de pensée, chargée de gérer les lieux de retraite où ses membres pourraient se désintoxiquer de leur spécialité, se ressourcer en revenant aux principes qui donnent un sens à leur activité, méditer, se rencontrer et discuter entre eux et avec d’autres hommes. Cette institution aurait aussi pour fonction de définir une déontologie. Un tel tribunal professionnel jugerait ceux qui ne la respectent pas… » (NJ, p. 306)

« On peut imaginer bien d’autres réformes inspirées du même esprit. Par contre, toutes supposent un changement radical de la société en la personne de ses membres. Un autre ordre, dont le principe ne serait plus l’exploitation de la terre et des hommes aux fins de pouvoir économique et politique. Où le plaisir et le bonheur de vivre sur terre aurait le pas sur la puissance, le devoir de vérité et de liberté sur le plaisir et le malheur. Sans doute une société moins efficace et moins riche, du moins en certains domaines pour l’instant. Mais parce que son changement plus lent maintiendrait l’équilibre, l’homo sapiens retrouverait, avec son identité, la joie d’exercer son corps et son esprit sur une terre qui ne serait plus à la fois bétonnée et bouleversée. Perdant sur le plan du pouvoir et du confort il gagnerait sur celui des joies sensuelles, de la nature, de sa raison d’être et de sa liberté ». (NJ, p. 307)

Pourra-t-on éviter le gel du « Système »? Et le « Chaos » brûlant?


« Il se pourrait que l’intuition spirituelle qui, sous maintes formes : religieuses, morales, éthiques ou esthétiques, travaille depuis toujours l’homme – et le travaille d’autant plus que la société lui interdit de s’exprimer - ne soit que le pressentiment d’une science autrement vaste. Cette connaissance peut être imparfaite, diverse, divisée contre elle-même et peu efficace, il n’en est pas d’autre qui puisse un jour donner un sens à l’univers et le changer. Elle le fait déjà çà et là lorsqu’un homme lui obéit.
Mais il se peut que le germe caché sous le voile des mythes et des traditions religieuses ait été semé en un terrain stérile; et que l’homo qualifié prématurément de sapiens soit incapable tel qu’il est de concevoir, à plus forte raison de mettre en pratique, le destin pour lequel il fut créé. Dans ce cas c’est la science, cette connaissance imparfaite des conditions et des moyens et non des fins, qui accomplira son autodestruction. Soit que les pouvoirs aveugles qu’elle lui accorde aboutissent à une catastrophe. Soit que coupée de sa source spirituelle, rendue stérile, elle se fige et le fige en une organisation qui le sauve du chaos. Alors il ne restera plus à l’univers, à la Nature ou à Dieu qu’à recommencer ». (FT, p. 186)

« Mais qu’on ne s’y trompe pas : en portant la main sur le tabou scientifique on opère un renversement bien plus copernicien que celui de Copernic. On rompt avec le conformisme religieux millénaire qui fait soit identifier le mouvement des astres à l’ordre divin soit l’ordre divin aux mouvements des astres. Mais n’est-ce pas trop que de demander à des hommes de prendre vis-à-vis de l’Autorité encore plus de liberté que Galilée? » (FT, p. 216)

Extraits sélectionnés, présentés et soulignés par Sébastien Morillon

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