Patrie

 Ce texte sur la patrie est tiré d'un long article de John Hare intitulé: Pays, patrie, nation

Du latin “patria”, le mot patrie signifie pays de naissance. Nicot, en 1606, et l'Académie française, en 1694, ne don rient que ce sens du mot. Le grand prédicateur Bossuet s'étend longuement sur l'amour qu'on doit à la patrie:

 (1680) ‑ Ainsi la société humaine demande qu'on aime la terre où l'on habite ensemble; on s'y attache, et cela unit. C'est ce que les latins appellent caritas patrii soli, l'amour de la patrie; et ils la regardent comme un lien entre les hommes.

BOSSUET, Politique tirée des propres paroles de l'Ecriture Sainte, livre I, art. 11, 3e prop.

Or, si la société humaine demande qu'on aime la terre où l'on est né, la notion de patrie d'adoption, d'élection, commence à se faire jour:

(1685) ‑ (Patrie) c'est le pays où l'on a pris naissance. Cette passion que les hommes ont pour le lieu de leur naissance a sa source dans la nature, & qui croit insensiblement avec nous. Chacun aime sa patrie comme l'origine de son être ( ... )

Il y a des patries d'élection aussi bien que de naissance, & l'on prend souvent plus d'affection pour le pays où l'on va s'habituer que pour celui de la naissance.

DE ROCHEFORT, Dictionnaire général et curieux.

                          La Bruyère écrit en 1688: “il n'y a point de patrie dans le despotisme”. (les Caractères, chap. X.) C'est ainsi qu'au 18e siècle, le mot patrie s'applique de plus en plus à la terre des hommes libres:

(1748) ‑ Dans le gouvernement monarchique, L’État subsiste indépendamment de l'amour pour la patrie ( ... ) L'amour de la patrie conduit à la bonté des moeurs, et la bonté des moeurs mène à l'amour de la patrie.

MONTESQUIEU, De l'esprit des lois, livre III, chap. 5.

 Il faut qu'on ait des droits dans une patrie; Voltaire et Rousseau se rencontrent sur ce point. (L'Encyclopédie, en 1765, écrit que “ceux qui vivent sous le despotisme oriental n'ont point de patrie, et n'en connaissent même pas le mot, qui est la véritable expression du bonheur”.) Or, pour Voltaire, la patrie n'est pas le pays natal, ni le lieu où l'on vit, mais plutôt celui où “on est bien”. (Dictionnaire philosophique, article “patrie”.) Rousseau, au contraire, défend le sens ancien du mot, s'élevant contre les cosmopolites qui “se vantent d'aimer tout le monde, pour avoir le droit de n'aimer personne”.(Contrat social, 1762.)

 

Pour lui, l'amour de la patrie (le pays natal) rend les hommes vertueux, heureux et libres:

 (1764) ‑ Voulons‑nous que les peuples soient vertueux? Com­mençons par leur faire aimer la patrie: mais comment l'ai­meront‑ils, si la patrie n'est rien de plus, pour eux, que pour les étrangers, et qu'elle ne leur accorde que ce qu'elle peut ne refuser à personne? Ce serait bien s'ils n'y jouissaient pas même de la sûreté civile, et que leurs biens, leur vie ou leur liberté fussent à la discrétion des hommes puissants, sans qu'il leur fût possible ou permis d'oser réclamer les lois. Alors, soumis aux devoirs de l'état civil, sans jouir, même, des droits de l'état de nature et sans pouvoir employer leurs forces pour se défendre, ils seraient par conséquent dans la pire condition où se puissent trouver des hommes libres, et le mot patrie ne pourrait avoir pour eux qu'un sens odieux ou ridicule.

ROUSSEAU, Economie politique.

 L'homme a donc le devoir de rendre la patrie libre; si les institutions entravent ce sentiment naturel, il faudra les changer. Ainsi l'idée de patrie s'associe‑t‑elle à celle de liberté, de bonheur.

 Le Chevalier de Jaucourt, dans l'Encyclopédie, s'efforce de faire une synthèse des idées de Montesquieu, de Voltaire et de Rousseau:

 (1765) ‑ (La Patrie) est une terre que tous les habitants sont intéressés à conserver parce qu'on n'abandonne pas son bonheur, et où les étrangers cherchent un asile ( ... ) L'amour qu'on lui porte ( ... ) est l'amour des lois et du bonheur de L’État ( ... ) Le dernier homme de L’État peut avoir ce sentiment comme le chef de la république.

(Le Patriote) c'est celui qui, dans un gouvernement libre, chérit sa patrie et met son bonheur et sa gloire à la secourir avec zèle, suivant ses moyens et ses facultés.

 (Le Patriotisme) le plus parfait est celui qu'on possède quand on est si bien rempli des droits du genre humain qu'on les respecte vis‑à‑vis tous les peuples du monde

Encyclopédie, tome XII.

 (Notons cette définition du patriotisme qui s'inspire d'une philosophie de cosmopolitisme.) Les patriotes sont donc ceux qui veulent donner à leur pays la liberté, le bonheur et une société juste:

 (1776) ‑ Le patriotisme véritable ne peut se trouver que dans les pays où les citoyens libres, et gouvernés par des lois équitables, se trouvent heureux, sont bien unis, cherchent à mériter l'estime et l'affection de leurs concitoyens.

D'HOLBACH, Ethocratie ou le gouvernement fondé sur la morale.

 Patrie et nation deviennent donc des mots chéris en France à la fin du 18e siècle et l'association des notions de patrie et de liberté deviendra une des forces motrices de la Révolution.

 (1790) ‑ Quel mot autrefois ! et quel mot aujourd'hui! Quand on sortait du collège et de lire les belles harangues de Tite-Live, on avait, alors, sur ce mot patrie, à peu près la même idée que nous avons aujourd'hui. Mais, au bout de vingt ans qu'on s'était livré aux affaires et aux hommes qui les font, on se souvenait de la patrie comme des bottes de sept lieues de l'ogre. D'où venait cette indifférence? D'où? De ce que le mot patrie n'était alors qu'un vain son, parce qu'il n'y a point de patrie où il y a ( ... ) des bastilles, qu'il n'y a point de patrie où il y a des prêtres et des parlements, qu'il n'y a point de patrie, enfin, où il n'y a point de patrie! Mais aujourd'hui, il y aura une patrie, elle sera tout pour nous, nous serons tout pour elle.

J. F. BRISSOT, Dictionnaire national et anecdotique.

 Le patriotisme devient donc l'amour de la patrie mais pas n'importe laquelle, c'est l'amour de la Révolution, l'amour de la république. La Marseillaise ne convie‑t‑elle pas les Français à l'immolation de leur vie même à cet idéal? “Allons enfants de la patrie; le jour de gloire est arrivé.” Le nombre de mots dérivés de patrie est encore plus important que ceux qui viennent du mot nation.10 Or, il semble que les mots patrie, patriote et patriotisme s'emploient surtout par des groupes sociaux plus cultivés, plus pénétrés de la philosophie des “lumières”; il s'agit en effet d'une aire sémantique répandue parmi ce qu'on peut appeler les élites.11 Le mot nation par contre se rencontre parmi le peuple; les cahiers de doléance de 1789 en sont remplis.

Essentiel

Ne priver aucun être humain de ses metaxu, c'est-à-dire de ces biens relatifs et mélangés (foyer, patrie, traditions, culture, etc.) qui réchauffent et nourrissent l'âme et sans lesquels, en dehors de la sainteté, une vie humaine n'est pas possible.

Les vrais biens terrestres sont des metaxu. On ne peut respecter ceux d'autrui que dans la mesure où l'on regarde ceux qu'on possède seulement comme des metaxu, ce qui implique qu'on est déjà en route vers le point où l'on peut s'en passer. Pour respecter par exemple les patries étrangères, il faut faire de sa propre patrie, non pas une idole, mais un échelon vers Dieu. (Simone Weil, La pesanteur et la grâce)

P.S. Metaxu est un mot grec singnifiant intermédiaire.

Enjeux

Nous qui avons été sans patrie dès l’origine, nous n’avons pas le choix, il faut que nous soyons des conquérants et des explorateurs : peut-être laisserons-nous à nos descendants ce qui nous fait défaut à nous-mêmes, peut-être leur laisserons-nous une patrie. (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra)

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