Humanitarisme

Cet amour des hommes en général est un sentiment moderne qui s'oppose à l'amour chrétien du prochain et au patriotisme. Le Trésor de la langue française met l'accent sur le sens péjoratif de ce mot; La seule définition qu'il en donne est la suivante: «doctrine humanitaire jugée utopique, vaine ou même dangeureuse.» Elle est suivie de cette citation de Julien Benda, tirée de la Trahison des Clercs: «Dénoncer l'humanitarisme comme une déchéance morale; bien mieux comme une déchéance intellectuelle.»

En France, au XIXe siècle comme au XXe, c'est toujours l'utopie humanitariste, ou l'une de ses variantes, qui a été invoquée par le pacifistes au moment où l'ennemi était aux portes. Dans Les employés, paru en 1837, Balzac prête à l'un de ses personnages des sentiments humanitaires qu'il s'empresse de ridiculiser. «Aussi rêvait-il la Jeune Allemagne et la Jeune Italie. Son coeur s'enflait de ce stupide amour collectif qu'il faut nommer l'humanitarisme, fils aîné de défunte Philanthropie, et qui est à la divine Charité catholique ce que le Système est à l'Art, le Raisonnement substitué à l'Oeuvre. Ce consciencieux puritain de la liberté, cet apôtre d'une impossible égalité, regrettait d'être forcé par la misère de servir le gouvernement, et faisait des démarches pour entrer dans quelque administration de Messageries. Long, sec, filandreux et grave comme un homme qui se croyait appelé à donner un jour sa tête pour le grand oeuvre, il vivait d'une page de Volney, étudiait Saint-Just et s'occupait d'une réhabilitation de Robespierre, considéré comme le continuateur de Jésus-Christ. »

Dans son numéro de septembre-octobre 1900, la Revue des Deux Mondespubliait un article de Georges Goyau intitulé "Humanitarisme et patriotisme". En voici l'esprit:
«Voir évoluer, entre ces deux points extrêmes de l'horizon des idées, dont l'un s'appelle patriotisme et l'autre humanitarisme, la génération qui commençait de régir la France; saisir les alternatives de conduite qui la ballottaient entre l'un et l'autre de ces pôles; débrouiller le chaos d'idées contradictoires, ­ aspirations patriotiques, doctrines anti militaristes, ­ où se débattirent les protagonistes de la Défense nationale et de la Commune; épier les survivances des thèses humanitaires dans le cerveau de ces hommes nouveaux, et parfois en constater l'évanouissement; ressaisir en revanche, parmi les fidèles de la maçonnerie, l'ambitieux appareil de ces doctrines, et les retrouver en 1871 non moins solennelles, non moins inaccessibles aux leçons des événement, non moins périlleuses pour l'intégrité de l’idée de patrie, qu'elles ne l'étaient en 1869 : tel est I'objet de cette étude.»

Essentiel

«Et, de même qu'on limite l'amour par le haut, en isolant le «genre humain » des énergies et des valeurs supérieures, de même, le limite-t-on par le bas, en opposant l'homme à tous les autres êtres vivants, et au reste de l'univers. Retranché du Royaume des Cieux, l'homme ne l'est pas moins des formes et des forces du reste de la nature.» (Max Scheler, op. cit., p. 111)

Enjeux

Quelles que soient les réserves que l'on puisse avoir sur l'humanitarisme, on ne saurait nier qu'aujourd'hui cette doctrine, complémentaire par rapport aux droits de l'homme, apparaît comme la seule bannière sous laquelle on puisse espérer rallier toutes les bonnes volontés du monde. On peut voir les limites de l'aide humanitaire, lui préférer l'aide de personne à personne, mais on ne saurait éviter, dans le partage entre humains, un anonymat qui ramène l'amour à l'humanitarisme.

Il demeure cependant possible d'éviter des pièges comme celui du néo-colonialisme, dont on pourrait donner tant d'exemples à notre époque. Si l'on en croit les psychologues qui se sont penchés sur cette question, il importe surtout de ne pas sacrifier l'amour concret du voisin à l'amour abstrait du lointain.

Voici l'opinion de Gustave Le Bon dans Psychologie de l'éducation:

«Pacifisme, humanitarisme, solidarisme sont devenus les mots d’ordredes partis avancés, mais on sait combien profondes sont les haines se dissimulant derrière ces termes et de quelles menaces la société actuelle est l’objet. [...]

Et quelle est la cause profonde de ces accès d’humanitarisme apparent ? Simplement cette soif intense d’inégalité qui fait le fond secret des principes d’égalité que nous proclamons bien haut. Sortis le plus souvent des couches les plus obscures de la démocratie, nos professeurs ne veulent souffrir aucun contact avec les membres de la classe où ils sont nés.»

Dans L'homme du ressentiment, Max Scheler fait ainsi écho à Gustave Le Bon:

«L'humanitarisme remplace, le « prochain» et « l'individu», qui seuls expriment vraiment la personnalité profonde de l'homme, par « l'humanité » comme collectivité : si bien que l'amour qui s'attache à une partie de cette collectivité (peuple, famille ou individu) en vient à être considéré comme un détournement de ce qui est dû à la totalité comme telle. Il est assez significatif que la langue chrétienne ignore l' « amour de l'humanité »! Sa notion fondamentale est «l'amour du prochain ». L'humanitarisme moderne ne vise directement ni la personne ni certains actes spirituels déterminés (l'homme en tant que personne, et l'acte comme réalisant en l'homme la loi du Royaume des Cieux), ni même cet être visible qu'est le « prochain » ; il ne vise que la somme des individus humains, comme telle.»
Max Scheler, L'homme du ressentiment, Paris, Gallimard, 1958, p. 112.


Articles


La fiction humanitariste

Christopher Lasch

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