Huard à collier

Si l'aigle est le symbole de la royauté, si la chouette, qui voit la nuit, est le symbole de la pensée claire, le huard, qui descend dans les profondeurs des lacs est parfaitement digne d'être considéré comme le symbole de la pensée profonde. Si l'on peut reprocher à la pensée claire, et par suite à l'oiseau de Minerve, d'avoir désenchanté le monde, il faut rendre hommage au huard, qui le réenchante. Un lac dont l'espace est rempli par son chant semble avoir retrouvé son âme. Il arrive qu'avant le départ pour la migration, les huards se regroupent et forment une chorale: c'est l'univers entier qui se réenchante alors.

La pensée ne peut s'exercer que dans des conditions bien déterminées. La liberté ne lui suffit pas, elle a son fragile habitat, exposé aux risques de l'habitude, du manque de vigilance, aux fluctuations de la mode, de l'opinion publique. Ainsi en est-il de l'habitat du huard. Son nid est à la merci du bruit et de la vague du moindre bateau à moteur.

Voici le témoignage d'un poète qui a su observer le huard tout en se laissant enchanter par lui.

«À l'aigle souverain est réservé le privilège de rythmer le sublime dialogue de la terre et du ciel.

Le huard, lui, vole peu.

Aux envolées extrêmes, il préfère l'acte de nager, de connaître et interpréter les rives, et de concerter avec l'écho.
Il a la tête autoritaire, des yeux d'ardents rubis, un cou de velours muant du vert au bleu, un collier de nacre larmé de noir, un superbe manteau pailleté de goutte­lettes, qu'il porte avec lenteur parmi les lis, comme s'il sortait d'entre les perles de la mer ou la rosée du matin.
Les lacs les plus sauvages et reclus, les sanctuaires inviolés, les forêts attentives, tels sont les lieux qu'il choisit pour l'exercice de son art, pour le jeu de ses ébats et de ses amours.
À l'aube, dès qu'au profond jardin de l'eau, les mirages ont commencé d'éclore, il quitte ses quenouilles, et procède à maintes ablutions égayées de virevoltes et frissons de délices.
Ainsi, net et pur, il s'avance à l'inspection des rives, à l'inventaire et l'éveil de cette matière lyrique, dormante encore: vieux arbres moroses, massifs confus d'ombres et d'énigmes, buissons, taillis mystérieux d'où, laissant d'elle­même, surprise: diamants, songes et musiques obscures, la nuit vient à peine de fuir.
Il explore. Il navigue, avec grâce, sa parfaite coque de plume; et, d'une palme, de l'autre, il contourne, avec lenteur, et définit la surface à baigner de son chant.

Parfois, il s'arrête, attentif à la rumeur d'une cascade lointaine, au prélude de telle flûte d'oiseau, aux gouttelettes ou notes cristallines que laisse choir une exquise rosée.

Parfois aussi, intrigué par l'insaisissable fiction qui brille, ondule au jeu conjoint de l'aurore et de l'eau, il brise une apparence de verdure, plonge et s'enfonce comme s'il voulait atteindre jusqu'au secret de l'obscure substance.
Puis, il remonte, s'applique à tracer des cercles et des paraboles, à multiplier, autour de lui, de nouvelles épures du décor, des montagnes flottantes, des vertes et vibrantes espèces; ou il s'amuse à faire d'innombrables révérences à son double soleil, au vent qui se lève, à cette simple fleur séduite par la plus belle image d'elle-même et qui vient de choir.
Et, derechef, il se précipite à l'éveil d'autres abîmes, pour émerger, de nouveau, triomphant, vers les lis et la gloire splendide du matin.
Ainsi comblé, il commence cette grande ode instinctive qu'il n'interrompra qu'aux dernières ténèbres. Il prélude par quelques longs cris. On dirait que, voulant vérifier la présence orchestrale, il interpelle, interroge, et qu'à coups de bec exigeants et durs, l'oeil superbe et sévère, il s'adresse, autour de lui, à toute substance sonore et responsable.
Puis, joyeusement, il vocalise; et, pareille à cette onde d'images où lui-même il ondoie, sa voix ondule, variant ses rythmes, multipliant ses reprises, cherchant, entre elle et la chose, le cher poème, beau comme le jour, la jeune mélodie profonde et d'accord.


Par endroits, prolongeant ses pauses, il écoute, intrigué, semble-t-il, aux bords trop fermés d'ombres, par ce huard obscur qui chante quand il chante, s'approche, et fuit dès qu'il se tait.
C'est alors, continuel avec l'écho, un dialogue où, charmé par cette voix tour à tour semblable et non sem­blable à la sienne, tantôt il répète ses vains appels, dédiant quand même à l'inconnue la perle et bientôt tout le collier de ses plus pures notes, tantôt, le coeur déçu de l'attente, il replonge, remonte, et, ricaneur, poursuit de ses huées la trop fidèle et fuyante semblance.
Tel, dès l'aube, sur le lac de la plus haute montagne, le huard module et jusqu'au soir.
Lentement, alors, s'effacent les rives, et décroissent les musiques singulières: flûtes, hautbois, cors.
Du sein des ombres poreuses sortent des voix craintives et belles comme le divin silence.
Mais, dans la calme vasque d'or, lorsque le plus pur de toute chose y vient choir et se fondre, c'est l'heure où, central, comblé d'astres et de paix, le huard psalmodie.
Et longtemps, longtemps, au-dessus des ténèbres, dans l'immense, enviable et sereine unité, flotte et chante son coeur mélodieux. »



Félix-Antoine Savard, Le Barachois, Fides 1959, p.17 à 20.

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