Fénelon François de Salignac de La Mothe-

1651-1715
Émile Faguet: Fénelon, un des plus grands esprits français
«La période de 1690 à 1715 ne fut pas aussi brillante que la précédente, mais fut une des plus vivantes, des plus agitées, des plus variées de toute la littérature française. Tout s'y renouvelle, et ceci sans doute est de tous les temps; mais tout s'y renouvelle avec une certaine précipitation, quelque inquiétude même, et c'est le temps ou jamais où l'on aurait pu s'attendre à de l'imprévu.

Pour commencer par la littérature religieuse, celle-ci sans doute «évoluait» moins rapidement que le reste, mais elle-même montrait déjà des changements dans son état; et, sans aller plus loin, que Télémaque soit écrit par un évêque, cela n'aurait pas étonné Camus au commencement du XVIIe siècle, niais cela étonnait à bon droit Bossuet à la fin du XVIIe siècle.

Fénelon, qui du reste est un des plus grands esprits qu'ait produits la France, avait commencé par des missions en Saintonge pour la conversion des protestants et par une Réfutation du système de Malebranche sur la nature de la grâce. Chargé de l'éducation du duc de Bourgogne, il fit pour lui les Fables en prose, très spirituelles et très aimables et beaucoup plus accommodées à l'enfance que celles de La Fontaine, qui n'a guère songé, quoiqu'il en dise, à écrire pour les enfants ; les Dialogues des Morts, petites leçons d'histoire sous forme dramatique dont quelques-unes sont très élevées et où il faut aller chercher les premières indications de la politique de Fénelon; enfin le Télémaque, roman mythologique quant au fond et roman pédagogique quant aux intentions, très gracieux, plein d'une imagination riante et des plus aimables souvenirs de l'antiquité, que nous n'aimons plus, je ne sais pourquoi, mais qui a été le livre le plus lu et goûté peut-être en France pendant un siècle et demi.

Enfin Fénelon se jeta un peu inconsidérément dans l'affaire du Quiétisme, soutint contre Bossuet la théorie de « l'amour pur » de Dieu, avec raison, selon nous, et en tous cas avec le plus admirable talent et la plus brillante éloquence, fut condamné par le souverain pontife et se soumit. Il reste de cette querelle d'assez mauvais procédés de part et d'autre, qu'on veut oublier, et des monuments de polémique et de dialectique religieuse qu'on prend grand plaisir à lire encore.

Souvenons-nous enfin que cet esprit infiniment actif, qualifié trop sévèrement de chimérique par Louis XIV, a été un politique très avisé, qui dès 1700 aurait voulu, par le rétablissement des États généraux et des États provinciaux, obvier d'une part aux défauts d'une centralisation excessive, d'autre part mettre un frein à l'absolutisme royal. N'oublions pas que, comme critique, dans sa Lettre à l'Académie française, à travers des opinions hasardées, il maintenait, avec plus de largeur et d'intelligence compréhensive que Boileau les principes et les lois du bon goût. C'est un des hommes qui ont le plus pensé, et en ce temps presque tout entier artistique, c'est encore une haute originalité.

Il a peu prêché; cependant quelques sermons de lui, comme le sermon pour la fête de l'Épiphanie, sont d'une forte et brillante imagination; mais surtout ses Lettres spirituelles ou Lettres de direction sont des chefs-d'oeuvre de fine psychologie et de tendre et attentive charité.

C'était, nous dit Saint-Simon, un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l'esprit sortaient comme un torrent. Sa physionomie rassemblait tous les contraires et les contraires ne s'y combattaient point. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaîté; elle sentait également le docteur, l'évêque et le grand seigneur, et ce qui y surnageait, comme dans toute sa personne, c'était la finesse, la décence, et surtout la noblesse. Il fallait faire effort pour cesser de le regarder. » — Son style qui a plus de grâce que de force et que Voltaire a caractérisé méchamment en disant
    J'estime fort votre style flatteur
    Et votre prose encor qu'un peu traînante,

a, dit Sainte-Beuve, des grâces naturellement coquettes, qui sans aller jusqu'à la manière sentent déjà quelque amollissement du geste. Il n'est pas impossible que Chateaubriand ait songé à lui dans les Natchez en disant : "Ce qu'il faisait éprouver n'était pas des transports, mais une succession de sentiments paisibles et ineffables. Il y avait dans ses discours je ne sais quelle tranquille harmonie, je ne sais quelle douce lenteur, je ne sais quelle langueur de grâces qu’aucune expression ne peut rendre."

N’exagérons point pourtant, n’insistons pas trop sur cette langueur et cet amollissement, et tout en reconnaissant que le caractère ordinaire du style de Fénelon est la grâce tendre, sachons bien qu'il n'est pas incapable de force, que le grand mot souvent attribué à Bossuet et digne de lui : "L'homme s'agite et Dieu le mène" est de Fénelon, et de Fénelon aussi cette vigoureuse peinture : "Les hommes, gâtés jusque dans la moelle des os par l'ébranlement et les enchantements des plaisirs violents et raffinés, ne trouvent plus qu'une douceur fade dans les consolations d'une vie innocente; ils tombent dans les langueurs mortelles de l'ennui, dès qu'ils ne sont plus animés par la fureur de quelque passion... "

Fénelon reste un des penseurs les plus ingénieux, une des plus aimables et brillantes imaginations, un des meilleurs écrivains dont nous puissions être fiers.»

EMILE FAGUET, Histoire de la littérature française, Paris, Plon-Nourrit, 1901, tome 2

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