Culture médicale

Jacques Dufresne

La culture médicale est la première condition de l'autonomie des personnes face à un marché de la santé où près de 500 thérapies douces se sont ajoutées à une médecine officielle offrant de son côté de plus en plus de services spécialisés. La culture médicale est aussi une condition de la survie des systèmes publics de soins de santé. L'heure est en effet venue de faire des choix difficiles entre les traitements que l'on pourra continuer d'offrir gratuitement et ceux qui seront, en totalité ou en partie, à la charge des citoyens. À défaut d'une solide culture médicale commune, jamais le consensus serein souhaitable ne sera possible. Faute d'avoir pu participer au débat, les gens ne comprendront pas que si certaines portes se ferment devant eux, c'est pour que d'autres, plus importantes, restent ouvertes. La grogne, universelle, deviendra une cause supplémentaire de maladie. L'état actuel de l'opinion publique nous oblige à penser qu'il en sera ainsi.

La culture médicale, dans un tel contexte, doit comporter des éléments correspondant au besoin d'autonomie de la personne, et d'autres correspondant au maintien, à l'usage et à l'amélioration des institutions. Il faut savoir que la plupart des grippes guérissent d'elles-mêmes. Ce sont des connaissances de ce genre qui assurent l'autonomie. Il faut aussi savoir que certains traitements coûteux n'ont qu'une efficacité limitée et qu'ils sont même parfois contre-productifs; cela suppose que l'on sache comment on peut évaluer l'efficacité des traitements. À défaut de connaissances de ce genre, les citoyens seront dans l'impossibilité de conspirer pour préserver l'essentiel de leur système de santé public.

La culture médicale est un mélange comportant des éléments de culture populaire, des maximes et des pratiques auxquelles on a plus ou moins réfléchi et des éléments de culture savante dont les origines objectives sont plus ou moins claires. Quand elle est riche et vivante, la culture médicale permet de marcher allègrement sur la corde raide de la vie quotidienne échappant aux paniques sans fondement, évitant les consultations inutiles sans tomber dans l'excès opposé, qui consiste à considérer comme négligeables des symptômes réellement inquiétants.

La partie populaire ou traditionnelle de cette culture a subi une forte érosion au cours du vingtième siècle. Chez la plupart des gens, la partie érodée n'a pas été remplacée adéquatement par la culture savante et l'on voit même des personnes très instruites ayant à l'égard de leur santé des comportements aberrants que leurs grands-parents auraient su éviter.

Tout indique qu'Internet aide efficacement les gens à compléter leur culture médicale mais il est encore trop tôt pour se prononcer sur la qualité de la culture ainsi acquise. S'il est incontestable que les gens savent de plus en plus de choses sur leur corps, leur santé et les diverses thérapies disponibles, rien ne nous autorise à penser que ces connaissances forment un ensemble cohérent et vivant pouvant accroître leur autonomie tout en leur permettant de mieux jouer leur rôle de citoyen-consommateur de services publics coûteux.

Essentiel

Les fondements de la culture médicale commune présentés à travers l'explicitation de quelques concepts fondamentaux. La santé

La santé c'est l'oubli de la santé! Cette définition qui semble être une boutade rejoint celle du professeur René Leriche pour qui la santé est «la vie dans le silence des organes.» Elle a en outre le mérite de mettre les gens en garde contre une démesure consistant à se soucier de sa santé au point d'être malade de la santé.

«En tant que peuple, écrivait Lewis Thomas à propos des Américains, nous sommes obsédés par la santé, nous avons perdu toute confiance dans le corps humain.»

La santé est ce qui permet de contempler, d'aimer et de travailler en toute liberté, sans être entravé par la nécessité de ménager sa monture, ce qui suppose qu'on puisse s'en remettre à ses instincts, de même qu'à l'environnement, culturel et physique. Une maison inspirée, un art de vivre digne de ce nom nous tiennent en forme à notre insu. En forme! Ce mot, désignant d'abord une sculpture achevée, évoque un être qui s'épanouit sous l'effet de nourritures et de rites appropriés.

La santé concerne toute la personne. Chose d'une évidence telle que l'expression santé intégrale apparaît comme tautologique. Le corps n'est pas une machine, même si plusieurs de ses organes et de ses fonctions présentent certaines analogies avec les machines. Il est un ensemble complexe dont l'âme ne peut être dissociée que dans des situations exceptionnelles. La plupart du temps, on s'illusionne donc quand on pense pouvoir traiter un organe séparément, comme s'il s'agissait d'un rouage indépendant.

La maladie

À propos de la maladie, que l'on pourrait définir comme la vie dans le bruit des organes, il importe de rappeler que si elle peut être le dernier moment de la vie, elle est le plus souvent le premier moment d'une nouvelle vie. L'idéal de la santé parfaite, partagé par tant de nos contemporains, est dans l'histoire de l'humanité une nouveauté dont nous n'avons pas mesuré toutes les conséquences. C'est cet idéal, vécu subjectivement comme un droit, qui nous empêche de nous abandonner à la maladie avec cette confiance dans le corps qui permet la guérison. Le même idéal éloigne les gens d'une sagesse qui fait apparaître la maladie comme une purgation, physique et morale, dont on sortira régénéré. On peut rassurer un enfant souffrant de la rougeole, en lui expliquant que selon une vénérable tradition, le mal qui va de l'intérieur vers l'extérieur n'a que des effets bienfaisants. Mais quelle foi l'enfant ajoutera-t-il à vos propos s'il est déjà persuadé que la santé parfaite est un dû?

C'est ainsi que la recherche de la santé parfaite produit l'effet opposé à celui qui est visé.

«Dans les pays développés, écrit Ivan Illich, l'obsession de la santé parfaite est devenue un facteur pathogène prédominant. Le système médical, dans un monde imprégné de l'idéal instrumental de la science, crée sans cesse de nouveaux besoins de soins. Mais plus grande est l'offre de santé, plus les gens répondent qu'ils ont des problèmes, des besoins, des maladies. Chacun exige que le progrès mette fin aux souffrances du corps, maintienne le plus longtemps possible la fraîcheur de la jeunesse, et prolonge la vie à l'infini. Ni vieillesse, ni douleur, ni mort. Oubliant ainsi qu'un tel dégoût de l'art de souffrir est la négation même de la condition humaine» (http://www.monde-diplomatique.fr/1999/03/illich/11802.html).

La normalité

Le pouls moyen est de 72. Je suis donc anormal si mon cœur ne bat qu'au rythme de 40 pulsations à la minute. Sauf si je m'appelle, par exemple, Napoléon. Ce grand petit homme était parfaitement normal avec un pouls à 40. On a tort de toujours établir le degré de normalité en comparant une mesure individuelle à une moyenne. Il est souvent préférable de comparer un individu à son propre passé. Georges Canguilhem, médecin et philosophe, a résumé ainsi cette question complexe: «La frontière entre le normal et le pathologique est imprécise pour des individus multiples considérés simultanément, mais elle est parfaitement précise pour un seul et même individu considéré successivement.» C'est pourquoi le manque de continuité dans les soins dû à la fragmentation des services est une aberration.

L'autonomie

L'autonomie est l'une des caractéristiques fondamentales des êtres vivants. Le vivant se meut par lui-même, disait Aristote. Cette idée revêt une importance particulière aujourd'hui, au point d'apparaître comme un idéal, à cause de l'influence qu'exercent les institutions sur les individus. Un cosmonaute, contrôlé de l'extérieur jusque dans ses besoins les plus élémentaires, est par rapport à un coureur des bois un être privé d'autonomie. Ainsi en est-il de tous ceux d'entre nous qui vivent sous la dépendance de l'appareil médical, au point d'éprouver le besoin de faire leurs exercices physiques sous son contrôle.

L'autonomie complète chez les êtres humains dépend d'un ensemble de conditions que l'on peut ramener à cinq grandes catégories qui, elles-mêmes, correspondent à ce qu'on appelle les déterminants de la santé

Les conditions biologiques

Les perdrix ont souvent des vers intestinaux qui sont un grand danger pour elles. En automne, elles s'en débarrassent en quelques jours en absorbant une grande quantité d'aiguilles de pin. Il s'agit là d'un comportement instinctif. Les instincts des êtres humains sont loin d'être aussi sûrs. Il faut pourtant en tenir compte car, comme l'a montré Konrad Lorenz, ils survivent en nous à l'état d'ébauche. Nous ne savons pas construire une maison comme un oiseau construit un nid. Cela ne veut pas dire que nous pouvons vivre impunément dans une maison sans fenêtres. Il nous reste une ébauche d'instinct de territorialité; il nous faut éviter de trop la contrarier.

Dans la même perspective, on peut parler de la santé primale, celle dont les bases sont établies en nous au moment où, dès la première enfance, et même avant, dans le ventre de la mère, s'harmonisent notre système hormonal, notre système immunitaire et notre système nerveux. La pollution, la pollution chimique notamment, ébranle cette santé primale.

Les conditions culturelles

Le corps et l'âme doivent être constamment soutenus et nourris par des rites et des symboles appropriés. D'où, par exemple, l'importance des danses traditionnelles s'inscrivant elles-mêmes dans des fêtes rituelles, et celle des promenades dans un beau paysage ou dans une ville faite pour les êtres humains. Dans ces circonstances, la volonté s'appuie sur un sentiment positif, un attrait qu'elle prolonge et oriente. La pire forme de pollution est peut-être la pollution symbolique qui aura consisté à tolérer qu'apparaissent des environnements et des modes de vie tels que la volonté y est réduite à se séparer du sentiment, comme l'âme est séparée du corps dans la conception dominante de l'homme. Dans ces conditions, le corps cesse d'être le signe de l'âme pour devenir l'outil d'une volonté extérieure à lui. Ainsi réduit à l'état de machine, le corps s'use, se brûle rapidement.

Le milieu culturel nous soutient aussi dans la mesure où il met à notre disposition, sous forme de chansons, de dictons ou de proverbes, des pensées qui nous dispensent de recourir à la réflexion pour faire les choix les plus conformes aux exigences de notre nature.

Qui veut aller loin ménage sa monture. Chi va piano va sano. Un pauvre en santé est un pauvre riche. Une heure de sommeil avant minuit en vaut deux. On creuse sa fosse avec ses dents. Le vin fait du bien à la femme lorsque l'homme le boit! L'orange est d'or le matin, d'argent le midi, de plomb le soir. An apple a day keeps the doctor away (Churchill commentait: à condition de bien viser!). Qui va à la selle peut aller en selle. Bon air, bonne eau, bonne santé. Le travail n'a jamais tué personne! Et sa contrepartie : La preuve que le travail est mauvais c'est qu'il fatigue.

Bien des connaissances, plus explicitement médicales, se situaient à mi-chemin entre ces dictons et le savoir objectif. Il y avait une telle culture médicale dans les familles nombreuses des décennies antérieures, dans les communautés villageoises. Elle était maladroite parfois, implicite, surtout empirique, mais elle était fondée sur une expérience de la vie, sur une hygiène de vie qui s'était développée au fil des siècles et avait fait ses preuves.

On savait qu'une maladie d'enfant requérait une mise en quarantaine pour éviter sa propagation. Cette réclusion s'accompagnait le plus souvent d'une diète liquide et surtout d'un repos complet au lit. Le temps, sauf complications graves et relativement rares, faisait le reste. On pourrait multiplier les exemples: les travaux durs dans les fermes se faisaient le matin, les repas étaient pris à table suivant un rythme inchangé, tôt le matin, à midi et le soir à 5 ou 6 heures. Il y avait aussi une heure pour coucher les enfants; selon les différents âges, elle s'étalait depuis 7 heures et dépassait rarement 10 heures. Les jeunes femmes, quand elles devenaient enceintes, trouvaient leur sécurité dans les conseils, commentaires, anecdotes, voire préjugés des mères, grands-mères et voisines qui, après une douzaine de maternités, en savaient aussi long que le médecin de l'époque.

Les conditions sociales

Rudolf Virchow, le fondateur de la pathologie cellulaire, était à ce point persuadé de l'importance des déterminants sociaux de la santé qu'il présentait la médecine comme une science sociale. Cette position est tout aussi défendable aujourd'hui qu'elle l'était, il y a un siècle. D'innombrables études ont montré l'importance des déterminants sociaux. «Divers auteurs ont même montré que dans toutes les maladies sans exception, certains groupes sociaux sont constamment défavorisés. Le trait le plus commun à ces groupes sociaux c'est que leurs membres sont situés aux échelons inférieurs des hiérarchies. On est même en mesure de proposer des hypothèses explicatives sérieuses quant aux mécanismes physiologiques qui correspondent aux corrélations observées. On sait que c'est l'élévation persistante du niveau de glucocorticoïdes qui est dommageable. «Les effets sont nombreux: sur la digestion, sur la libido, sur l'énergie vitale, sur la tension artérielle. D'autres sont encore peu connus: les effets sur le système immunitaire et sur la mort neuronale, qui entraînent un vieillissement prématuré et éventuellement la mort.

«Plus on est haut dans la hiérarchie, plus on arrive facilement à baisser le niveau de glucocorticoïdes après un stress aigu. La place dans la hiérarchie n'est pas le seul facteur. Encore plus importante est la société dans laquelle cette hiérarchie existe.

«Ce n'est pas tant la place précise dans une hiérarchie qui importe, semble-t-il, que le sentiment d'impuissance et de passivité auquel on est souvent réduit, même à des niveaux assez élevés des hiérarchies trop rigides. Les personnes assujetties sont plus disposées à la maladie que les autres. Ces données correspondent à la conception que l'on est amené à avoir de la santé quand on la définit par l'autonomie.

«Personne n'a pu encore expliquer de façon satisfaisante pourquoi les Japonais ont la meilleure espérance de vie au monde, même s'ils ont très peu de médecins et s'ils dépensent deux fois moins que les Américains pour leur santé. Les sociologues Marc Renaud et Louise Bouchard se sont demandé si l'explication la plus vraisemblable ne réside pas dans l'organisation du travail qui a fait le succès des entreprises japonaises. On sait que cette organisation du travail est caractérisée par le fait que chaque travailleur est traité comme une personne autonome qui ne donnera sa pleine mesure que si on la met en état d'échapper au sentiment d'impuissance et d'exclusion auquel elle était réduite dans les chaînes de montage traditionnelles» (Extrait de L'Agora, Vol 1, No 7).

Les conditions rationnelles

J'éprouve un malaise inquiétant et persistant. Je ne peux pas m'en libérer avec les seules ressources de mon organisme et du milieu ambiant. Une démarche rationnelle s'impose. Il me faut lire des ouvrages sur la santé, consulter des thérapeutes, peut-être aller à l'hôpital, etc. Cette démarche rationnelle est de la plus grande importance là où les conditions biologiques, culturelles ou sociales ont tendance à se dégrader. Les personnes les moins douées sur ce plan sont aussi hélas! celles qui sont appelées à souffrir le plus de la détérioration des autres conditions.

Dans l'état actuel de la culture médicale commune, nous le savons tous, dix maladies mortelles que des mesures préventives peu coûteuses empêchent d'apparaître pèsent moins lourd dans la balance de l'opinion qu'une seule maladie à moitié guérie par des traitements coûteux. C'est le malaise dans la rationalité et dans l'abstraction qui est en cause ici. Les statistiques sur les effets de la prévention sont abstraites par rapport aux reportages des médias électroniques sur les guérisons miraculeuses de la médecine. Aucun système de santé public reposant sur un consensus démocratique ne peut survivre là où l'on n'a pas réussi à remédier au malaise dans la rationalité et l'abstraction.

Les conditions spirituelles

Mon attitude face à la souffrance et à la mort sera déterminante sur tous les plans qui viennent d'être évoqués. Si je veux éviter d'être obsédé par ma santé, je devrai m'abstenir d'attiser mes inquiétudes en consultant inutilement des thérapeutes; ce qui suppose l'acceptation du risque inhérent à la vie et, à la limite, le consentement à la mort. Pour les êtres complexes que nous sommes, même l'autonomie biologique devient difficile à défaut d'une spiritualité qui permette de supporter les grands risques.

 

 

Enjeux

L'information est l'enjeu principal: soigner c'est informer. Le verbe informer a d'abord signifié: «introduire une forme dans une matière». En ce sens, on peut dire que le sculpteur informe le marbre ou la glaise ou que le paysagiste informe un territoire. De la même manière, on peut dire que la médecine introduit ou réintroduit de la forme dans ce fragment de la Nature qui s'appelle l'être humain. Les thérapeutes ont pour mission d'aider l'être humain à se remettre en forme. Cet usage ancien du verbe informer a l'avantage de coïncider avec la définition de la maladie qui nous est inspirée par la génétique. Vue à travers la génétique, la maladie est une perte d'information ou une erreur dans la transmission de l'information. Un gène défectueux est littéralement un gène mal informé, un gène qui ne contient pas tous les codes nécessaires à l'apparition de la protéine qui doit remplir telle fonction dans l'organisme. Mais le mot forme dans l'usage ancien est aussi synonyme d'âme. «L'âme, écrit Aristote, est la forme d'un corps naturel ayant la vie en puissance.» Dire: soigner c'est informer, c'est aussi dire: soigner c'est donner ou redonner une âme, son âme à un malade. Comment? Par la communication, en aidant le malade au moyen de mots, de gestes et de rites, soit à recouvrer la santé en se réintégrant à la Nature, au Cosmos ou à la société, soit à s'accomplir en donnant un sens à sa souffrance et à sa mort.

Le verbe informer signifie surtout évidemment: transmettre des connaissances. L'expression soigner c'est informer demeure vraie dans ce sens plus familier du verbe informer. Soigner, c'est mobiliser des connaissances pour guérir un mal et transmettre d'autres connaissances pour aider le malade à se guérir lui-même ou à prévenir la maladie. «Ne buvez pas cette eau!»: c'est ainsi qu'on a combattu le choléra. L'hygiène publique à laquelle nous devons tant est essentiellement une entreprise d'information. Mais s'il y a les connaissances que le médecin transmet à son patient; il y a aussi celles qu'il en reçoit. Un climat permettant au malade de transmettre le maximum d'informations à son thérapeute est essentiel à la bonne médecine.

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