Alain-Fournier

03 / 10 / 1886-22 / 09 / 1914
Portrait d'Alain-Fournier par Jacques Rivière

«C’est à un disparu, et, de plus, à un ami, à Alain Fournier, l’auteur du Grand Meaulnes, que Jacques Rivière, dans La Nouvelle Revue Française, consacre plusieurs pages de biographie.

Un mot de Benjamin Constant, dit-il, explique cette âme : « Je ne suis peut-être pas tout à fait un être réel ». La réalité, en effet, ne l’attacha jamais que bien légèrement, et, en littérature, il alla d’instinct aux œuvres qui lui faisaient sentir l’idéalité de l’univers et de la vie. Aussi, M. J. Rivière éprouve-t-il quelque appréhension à risquer une biographie de Fournier puisée ailleurs que dans ses contes et dans Le Grand Meaulnes. Ne sera-t-il pas un continuel mensonge, le récit des faits qu’il n’a pas vécus? Pourtant, il est le seul à l’avoir vraiment connu, par l’effet d’une liaison nouée au Lycée Lakanal où tous deux entrèrent, en octobre 1903, pour préparer l’École Normale Supérieure. Alain Fournier a dix-sept ans. Tout de suite son esprit d’indépendance le dresse, comme chef d’une coterie de révoltés, contre les habituelles brimades des anciens vis-à-vis des nouveaux. Mais sous ses dehors indomptés il cache une nature tendre, naïve, rêveuse. Il aime parler avec son ami de son pays natal, La Chapelle-d’Angillon, dans le Cher, à une trentaine de kilomètres au nord de Bourges, et, plus encore, d’Épineuil-le-Fleuriel, petit village situé à l’autre extrémité du département, entre Saint-Amand et Montluçon, où ses parents furent longtemps instituteurs, et où il passa toute sa première enfance. Ces paysages familiers fournissent à son imagination ses premiers aliments. Elle en trouve d’autres dans la lecture des livres de prix que reçoivent les parents de Fournier, chaque année, au début de juillet et dont, enfermé au grenier avec sa sœur, il dévore toute la provision. Ayant, vers 13 ans, décidé de se faire officier de marine, il va à Paris, au Lycée Voltaire; puis à Brest pour préparer l’examen du Borda. Mais, rebuté par les mathématiques, il rentre au bout d’un an dans son pays. C’est alors qu’il se tourne vers les lettres et vient à Lakanal, où une lecture que fait à ses élèves le professeur M. Francisque Vial, du Tel qu’en songe d’Henri de Régnier, est pour lui, ainsi que pour son ami, un révélation. C’était avant le congé de Noël. Dès la rentrée, les deux amis négligeant la préparation de l’ « École » se jettent à corps perdu dans les œuvres de Régnier, Maeterlinck et Viélé-Griffin.

Puis, tandis que J. Rivière s’attache de préférence à Maeterlinck et à Barrès, Fournier, vers 1905, place au premier rang de ses affections littéraires d’abord Jules Laforgue, ensuite Francis Jammes. Il y a entre eux et lui plus grand affinité d’esprit. Comme Laforgue, en effet, il se sent un immense besoin de la Femme, mais de la Femme pure et d’une innocence parfaite; il lui faut, comme à Laforgue, l’union des âmes avant celle des corps, et un certain absolu d’affection où se plonger. Bref, toutes les exigences de Laforgue, il les reconnaît pour siennes, et aussi ses déceptions. Car il se rendait compte de tout ce que son rêve avait d’irréalisable, et d’avance il en éprouvait cette même irritation désolée qu’il voyait, chez Laforgue, se tourner en ironie. D’ailleurs, des relations, tout à fait pures, qu’il ébauche à ce moment-là avec une petite étudiante, le mettent à même d’expérimenter que la réalité ne répond pas à son idéal. Mais, comme contrepoids à ses aspirations chanceuses, il y avait aussi en lui le goût des choses concrètes, et c’est dans Jammes qu’il trouve à le satisfaire. Il aime ses vers, à dessein faux ou mal cadencés, qui visent à traduire en langage à la fois clair et insaisissable la plus humble réalité; et c’est appuyé sur Jammes qu’il commence à se révolter contre l’intelligence, c’est-à-dire, dans sa pensée, contre la culture des idées, contre l’effort pour définir, contre le jugement qui exclut. Barrès alors l’exaspère, et il se reproche, dans une lettre du 22 janvier 1906, de ne pas chercher en lui-même « des mots brefs et légers qui disent le passé ou la vie ».

À dire vrai, il y a déjà quelque temps qu’il a commencé à les chercher. Peu après sa découverte du Symbolisme, il s’est mis à écrire des vers, et ces premiers essais sont curieux en ce sens qu’ils nous révèlent, non pas le poète qu’on y cherche tout naturellement, mais un conteur. Et J. Rivière, s’appuyant sur une assez longue pièce, intitulée À travers les étés, et dédiée « À une jeune fille », montre qu’elle est exercice de conteur et non de poète. Le vers libre y est adopté sous l’influence des Symbolistes sans doute, mais surtout comme un moyen de suivre exactement les phases d’un récit; - les impressions s’analysent et prennent la forme d’une énumération; - des événements percent sans cesse au travers des spectacles; - l’action éclate sous l’enveloppe des sentiments; - des moments sont distingués : le présent et le futur viennent tout naturellement remplacer le passé; - enfin le thème même du morceau est une aventure où nous reconnaissons la rencontre de Meaulnes et d’Yvonne de Galais.

D’ailleurs, plusieurs détails du roman figurent déjà dans le poème. La seule différence importante est que le lieu de la scène est précis : ce n’est pas un vague « domaine mystérieux », mais Paris; la campagne n’apparaît que par instants et sous l’effort de l’imagination. Constatation intéressante, dit J. Rivière, parce qu’elle conduit à l’origine de l’aventure qui forme la trame du poème et fournira ensuite la matière du Grand Meaulnes. Fournier crut un jour avoir trouvé la femme de son rêve, à Paris, au Cours-la-Reine. Il la suit, obtient par ruse son nom et son adresse, la retrouve et, malgré son air extrêmement réservé, l’aborde et en reçoit quelques mots de réponse qui lui inspirent un légitime espoir. L’impression de cette rencontre va s’approfondissant en Fournier avec les années; mais la jeune fille a quitté Paris, et, quand il la retrouve longtemps après, elle est mariée. Ses autres amours s’effacèrent; jamais celui-là. Il fut l’aventure capitale de sa vie qu’elle alimenta jusqu’au bout de ferveur, de tristesse et d’extase.

En 1905, après des vacances passées en Angleterre, Fournier rentre à Lakanal pour une troisième année de « cagne ». La correspondance qu’il échange alors avec Jacques Rivière, boursier de licence en province, permet à celui-ci d’affirmer que cette époque marque parmi celles où sa pensée fut le plus active, où son talent se nourrit et se forma. Il s’assimile Claudel, Gide, Rimbaud, Ibsen, et achève de digérer Laforgue et Jammes. La peinture l’intéresse : en Angleterre, il s’est épris des Préraphaélites. Mais c’est toujours lui qu’il cherche au travers de ce qui l’enthousiasme. Et riches et nombreuses sont les découvertes qu’il fit sur lui-même à cette occasion, ou, plutôt, sur son talent et les conditions de sa création.

En premier lieu, il comprend qu’il trouvera ses sources d’inspiration dans le milieu populaire et paysan dont il sort. De là son hostilité pour tout ce qui pourrait le séparer de sa terre et, plus généralement, du monde vivant, des êtres particuliers. De là sa résistance à tout effort critique, à toute tentative pour emprisonner le réel dans des formules. Pour lui, toute opération de discernement ou d’abstraction brise un contact; or, c’est de contact avec les choses et avec les gens qu’il a d’abord besoin. S’il se dérobe ainsi à toute perception et à toute énonciation du général, c’est que, en déduit Jacques Rivière, Fournier est entraîné déjà par sa vocation de romancier à s’établir sur le plan même de la vie et dans une sorte de commun niveau avec les êtres particuliers.

En second lieu, il se rend compte que naît en lui le don prodigieux de rendre à chaque objet sa dose latente de merveilleux, et il devine tout le parti qu’il en pourra tirer. Il s’écarte, autant que de l’abstraction, de la reconstruction littérale et intégrale de ses modèles : le naturalisme n’est pas son fait. Au contraire, il ne prendra des objets et des âmes que la plus mince pellicule, et leur fournira aussitôt une autre chair, comme immatérielle. Autrement dit, il s’appliquera à unir, par un phénomène de perception simultanée, le particulier et l’idéal, et aboutira à transposer comme automatiquement dans un monde quasi-surnaturel tout le spectacle abordé par son esprit. À l’appui, Jacques Rivière cite ces mots, pris dans une lettre que lui adressait Fournier le 22 août 1906 : « Mon livre futur sera peut-être un perpétuel va-et-vient insensible du rêve à la réalité ». Son esprit, encouragé par ce que ses études philosophiques lui ont révélé de la théorie idéaliste du monde extérieur, vise à faire ce que fait l’enfant vis-à-vis des données de la réalité qu’il réagence et combine merveilleusement, jusqu’à pouvoir loger dans le château qu’il en forme tout ce que sa petite âme souffre et désire. Comme chez Rimbaud, tout spectacle, chez Fournier, revêt un aspect second; mais en celui-ci ce ne sont pas les sens qui, à vrai dire, interviennent : c’est le cœur, c’est l’âme.

Si bien renseigné sur ses tendances et ses dons dès 1907, Fournier ne put en trouver l’usage dans Le Grand Meaulnes que plusieurs années après. Il se heurte, en effet, à de multiples empêchements matériels. En octobre 1906, installé à Paris avec sa grand’mère et sa sœur, il est entré comme externe à Louis-le-Grand, en rhétorique supérieure; et sa volonté bien arrêtée de réussir au concours de l’École Normale lui a fait écarter toute occupation littéraire. Ses efforts, d’ailleurs, ne furent pas couronnés de succès. Il lui fallut ensuite satisfaire à l’obligation du service militaire. Durant deux ans, il n’eut jamais que des loisirs imprévus et fort courts, et il ne put travailler alors qu’à des contes et à de brèves esquisses. Il est vrai que ce temps ne fut pas perdu pour lui : il l’employa à explorer la vie. Pour la première fois il se trouve en contact intime et familier avec les gens du peuple, ouvriers aussi bien que paysans; et il apprend la France pas à pas jusqu’au moment où il vient achever, comme sous-lieutenant, son service à Mirande.

Jacques Rivière voit dans ce séjour à Mirande un moment important du développement de Fournier: le moment où sa nostalgie déborde. Le souvenir de son amour pour la jeune fille du Cours-la-Reine revient alors le traverser d’une manière tout particulièrement douloureuse. Mais il se trouve que Fournier ne jouit jamais mieux de la plénitude intérieure que lorsqu’il éprouve la plus complète privation; il n’est vraiment lui-même et ne trouve toutes ses forces que dans l’instant où il se sent abandonné de tout ce dont il a besoin; son âme se fait grande de tout ce qui lui est refusé, de toutes ses déceptions, de toutes ses impuissances : ce qu’elle n’a pu saisir, ce qu’elle ne saisira pas fleurit en elle tout à coup, irréel et présent, par le simple exercice de l’imagination.

Une autre singularité de ce caractère, c’est que Fournier, si doux, si tendre, si facile à toucher, a en même temps une sorte de cruauté envers les êtres, dès qu’ils ne répondent pas au programme de joies définies qu’il s’est mentalement fixé de trouver en chacun; c’est une déception qu’il ne pardonne pas : « Seules les femmes qui m’ont aimé peuvent savoir à quel point je suis cruel », dit-il lui-même dans une lettre du 28 septembre 1910.

Enfin, c’est aussi au cours de son séjour à Mirande qu’il éprouve avec plus de force le besoin, né en lui vers 1907, de se reposer dans le catholicisme. Ce qu’il demandait au christianisme, à l’Évangile, et ce qu’il y trouvait, c’était, comme il le dit encore, « une réponse inépuisable à toutes ses questions d’homme » (Lettre du 4 avril 1910).

Madeleine, que Jacques Rivière estime la première réussite positive de Fournier, lui semble aussi une expression de tout ce que son ami recevait à la fois et pêle-mêle, à ce moment, du christianisme. De même les petits poèmes en prose qui suivirent, et qui sont construits sur des impressions de grandes manœuvres.

Pourtant il manque encore quelque chose à ces premiers essais en prose pour qu’ils ressemblent tout à fait à leur auteur, et portent une marque indiscutablement originale. Cela tient à ce qu’il y a en lui une certaine faiblesse de talent qu’il soupçonne sans pouvoir se la bien définir. Aidé par Jacques Rivière, il se met, dans l’hiver qui suit sa libération, à rechercher ce qui paralyse ainsi son talent, et il en arrive à se convaincre que tous ses embarras ont pour cause ces théories du Symbolisme pour lesquelles jadis il s’est enthousiasmé. Le temps a passé depuis, et maintenant il faut rompre avec l’arsenal trop « mental » proposé par les Symboliste, sortir de l’esprit et du cœur, saisir les choses, les faits et les faire agir directement sur le lecteur. Dès lors Fournier se met à son roman; il répudie toutes les constructions artificielles auxquelles il s’était d’abord arrêté, et, abandonnant les illusions, les tentatives directes sur la sensibilité du lecteur, il implique celui-ci dans une suite organisée d’événements, de péripéties aussi naturelles que possible. Cette fois, il a trouvé sa route et toutes ses forces vont enfin pouvoir harmonieusement s’employer dans la composition du Grand Meaulnes, d’abord baptisé dans son esprit Le Pays sans nom, puis Le Jour des Noces.

Jacques Rivière consacre les dernières pages de sa biographie à imaginer, d’après la sienne propre, la vie de Fournier durant les premières semaines de la guerre jusqu’au 22 septembre 1914, jour où son ami et son frère tomba mortellement frappé, en avant de la tranchée de Calonne (résumé d'une biographie de Jacques Rivière parue dans la Nouvelle Revue Française, 1er décembre 1922 et 1er février 1923)»

Source: Chronique des lettres françaises, no 2, mars-avril 1923, p. 240-246

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