Agronome

 

 

L’agronome de demain : courage, initiative, vision

Allocution de Claude Lafleur
Chef de la direction de La Coop fédérée

À l’occasion du 5e Congrès mondial des agronomes tenu à Québec en septembre 2012


Que sommes-nous devenus ?
En moins de 30 ans, les agronomes sont passés de partenaires privilégiés de l’État dans un projet national – soit celui de produire plus, ou d’assurer l’autosuffisance – à partenaires privés dans un projet d’entreprise où nous sommes maintenant le plus souvent au service d’intérêts financiers, pris dans une spirale où corporatisme et intérêts privés dominent.

En effet, non seulement au Québec, mais dans de nombreux autres endroits du monde, l’agriculture et l’alimentation ont longtemps été au cœur de stratégies nationales, collectives et publiques.


Majoritairement fonctionnaires et propagandistes, les agronomes étaient appelés à être généreux de leur savoir, à le transmettre à qui le voulait bien.

Maintenant, le bagage scientifique dont nous sommes dépositaires a migré au service d’intérêts privés, nous éloignant insidieusement des grands débats publics auxquels nous étions auparavant plus étroitement associés. On ne demande plus, ou si peu, l’opinion des agronomes; d’ailleurs c’est à peine s’ils ont encore le droit de la partager, loyauté corporative oblige.

Il y a quelques décennies, on allait sur la Lune dans le cadre d’un projet national.

Aujourd’hui, on va dans l’espace avec Guy Laliberté, le PDG du Cirque du Soleil, qui en a les moyens, ou Richard Branson, président de Virgin qui recherche des passagers pour des voyages stratosphériques!

Ce qui est arrivé à bien des professions nous touche désormais.

Beaucoup s de cette époque où les enjeux agricoles et alimentaires élisaient ou défaisaient les gouvernements, plutôt que de faire monter ou descendre les cours à la Bourse.

Nostalgiques de l’époque où 500 agronomes agissaient comme phares de 100 000 petites entreprises agricoles.

Aujourd’hui, ces mêmes 500 agronomes agissent comme conseillers hyperspécialisés au service de quelques corporations qui gardent jalousement leur savoir.

Décidément, que ça nous plaise ou non, la Terre a tourné. Nous devons en prendre acte.

L’agriculture et l’alimentation échappe de plus en plus à l’espace politique, à tout le moins dans les pays industrialisés.

Le monde financier est en train de récupérer ce secteur d’affaires névralgique, à la base de l’un des besoins les plus fondamentaux de l’humanité – celui de se nourrir – et a du même coup aussi récupéré le savoir des agronomes.

Cette métamorphose, qui risque de s’accompagner de nombreuses dérives, rehausse à mes yeux la nécessité d’assurer l’émergence de modèles d’affaires où démocratie, coopération, équité et responsabilité primeront.

Vous me voyez venir?

Dans un effort de réconciliation des réalités passées et à venir, le modèle coopératif vise justement (et sans doute maladroitement) à pérenniser un modèle d’affaires où dominent des valeurs autres que le seul profit. Il se veut une solution aux trop nombreuses dérives du monde financiarisé dans lequel nous vivons.

Les coopérateurs n’ont pas fait vœu de pauvreté.

La formule coopérative n’est pas incompatible
avec la nouvelle réalité du monde des affaires, au contraire. Le plus grand trader de viande au monde, Danish Crown, est une coopérative. Olymel, filiale de La Coop fédérée, est le 6e exportateur de viande porcine au monde.

Dans nos organisations, les décisions sont prises en fonction d’un plus grand éventail de facteurs et de valeurs où la personne et la solidarité priment.

Je ne suis pas en train de vous dire que le modèle coopératif est le seul possible. Mais je crois profondément que la formule coopérative devrait être prise en compte – ce qui n’est pas toujours le cas actuellement - quand sont étudiées et arrêtées certaines de nos politiques publiques les plus stratégiques pour l'avenir de l'agriculture et de l’agroalimentaire.

Compte tenu de l’importance qu’ont pris les intérêts financiers en agriculture, en remplacement d’un rôle historiquement joué par l’État, il faut accepter son corollaire; le comportement des entreprises prend alors une importance grandissante.
Les valeurs qui éclairent nos actions, les orientations stratégiques que nous privilégions, l’importance que prend le profit dans nos résultats ne peuvent et ne doivent pas être négligés. Ils forment ensemble notre contribution à la doctrine et à la pratique de la responsabilité sociale des entreprises.

Elle commande aussi une prise de conscience de notre part, chers collègues agronomes. Chacun décidera d’y répondre avec sa conscience et ses vues personnelles.


Pour ma part, et je l’ai mentionné d’entrée de jeu, c’est à double titre que je me sens interpellé par les défis qui, sont en train de redessiner les contours de notre secteur économique et de notre métier d’agronome.

Concernant ces questions, nous sommes sur la ligne de front, à titre d’entrepreneurs et aussi d’experts, sur des enjeux qui aujourd’hui interpellent l’humanité entière et qui se ramènent à quelques questions essentielles.

Quand l’utilisation de fertilisants est-elle légitime?

Comment se fait-il que nous acceptions, chacun dans nos pays, la vente de terres agricoles à des intérêts qui sont strictement financiers?

Est-il raisonnable et juste de croire que le « bio » est désormais la seule avenue valable qui s’offre à nous si nous voulons une alimentation suffisante et de qualité?

Toutes ces questions – et plusieurs autres – en font émerger une qui nous touche directement :

Face à ces enjeux, qu’avons-nous à dire comme agronomes?

Où donc notre voix se fait-elle entendre?

Reconnaissons qu’on entend trop peu les agronomes dans le brouillard médiatique.

Où étions-nous, collectivement, quand l’opinion publique a condamné sans appel l’usage des OGM?

Où étions-nous quand on a décidé, dans un élan passionné pour le moins étonnant, que le salut de l’humanité résidait dans le « bio » et que tout ce qui était plus compliqué que de faire pousser des carottes dans sa cour avec du compost maison était suspect?

Pourtant, dans le concert de voix et d’opinions de tous ceux qui se prononcent, c’est probablement la voix des agronomes  que l’on entend le moins.

Laissez-moi partager une conviction forte : l’agronome de demain devra jouer plus puissamment son rôle de spécialiste capable d’éclairer les débats en y participant.

Devant les arguments démagogiques et les attaques gratuites de spécialistes de rien qui s’indignent de tout, les agronomes doivent se faire voir dans le brouillard médiatique et être assez courageux, indépendants et responsables, pour porter une parole crédible, respectée et écoutée.


La crédibilité même de notre profession est en jeu. 

Je crois donc, comme le titre de mon intervention le propose, que les agronomes de demain devront faire preuve de courage, ne pas avoir peur de faire entendre leurs points de vue sur les grandes questions agricoles et agroalimentaires de l’heure, questions qui – avons-nous vraiment besoin de le rappeler – sont d’autant plus importantes qu’elles touchent l’un des besoins les plus quotidiens et les plus fondamentaux de tous les humains.

Ce besoin est aussi un droit de la personne comme le droit international des droits de l’homme l’a enfin établi ces dernières années.

Les agronomes ne doivent pas craindre de participer à la conversation, de se prévaloir de leur statut d’expert et de praticien pour contribuer à la connaissance, à l’analyse et au règlement des enjeux locaux et globaux que posent aujourd’hui l’évolution de l’agriculture et de l’agroalimentaire et dont nous avons parlé, les effets aussi de la financiarisation de ces domaines avec tous les risques et les dangers que nous savons.

Oui, mes chers collègues, il faut nous faire entendre et utiliser, à cette fin, tous les moyens médiatiques aujourd’hui disponibles.

Nous devons aussi soutenir les agronomes partout dans le monde qui osent donner voix aux enjeux locaux.

Nous sommes les dépositaires d’un savoir en croissance continue, de techniques sans cesse enrichies et d’innovations qui se sont transmises de génération en génération depuis bien avant l’ère industrielle. Nous ne pouvons rester silencieux face aux enjeux et défis du temps.

Certes, nous devons relayer l’information que nous détenons. Mais il nous faut aussi en faire l’analyse et la partager sans complaisance.

Tout cela vaut aussi pour nos partenaires et associés que sont les producteurs agricoles.

Ce n’est pas bien les servir que de ne pas partager avec eux nos informations, notre expertise et notre vision de ce que doit être l’agriculture et l’agroalimentaire dans le monde tel qu’il advient.

Enfin, je crois que les agronomes doivent élargir leurs champs de compétences. De spécialiste de la production agricole, ils doivent s’ouvrir à la dynamique de filière, puisque plus que jamais, le monde des affaires fait s’affronter entre elles des filières et non plus des entreprises.

Et tiens, tant qu’à être sur une lancée…si vous permettez. Pourquoi ne pas redevenir un peu plus provocateur? Un peu plus rebelle? L’humain est trop souvent, sur quelque sujet que ce soit ou dans quelque sphère d’activité que ce soit, réfractaire au changement.

Prenons le principe de précaution par exemple. Il constitue une avancée majeure pour l’humanité. Mais il ne doit pas devenir un gage d’immobilisme, les nouveaux habits du statu quo.

Le succès en affaires, l’avancement personnel et celui des sociétés a, de tout temps, été fondé sur la prise de risque. Bien évalué, calculé, mesuré, le risque est à la base de l’avancement, du progrès.

Les agronomes doivent se faire les propagandistes du risque calculé aux conséquences analysées, de la transmission de ce qu’est la vie en agriculture et en agroalimentaire.

Nous devons aussi propager un discours rassembleur, qui traduit l’environnement d’affaires porteur dans lequel l’agroalimentaire est appelé à évoluer : Une économie verte, innovante respectueuse de la biodiversité et condition du maintien des écosystèmes naturels et sociaux. Bref, les agronomes doivent contribuer au maintien et à la consolidation d’une vision saine, féconde et moderne de l’agriculture et de l’agroalimentaire au 21e siècle.

Comprenez-moi bien.

Je ne dis pas que les agronomes ont démissionné.

Ce que je dis, c’est simplement que le monde a changé et avec lui notre formidable métier. Notre place et notre rôle dans ce nouveau monde doivent évoluer.
Nous sommes des pédagogues de la vie. Notre domaine est multidimensionnel et transversal.

L’agriculture et l’agroalimentaire sont notre compétence, notre savoir et notre responsabilité. Ils sont des secteurs éminemment stratégiques socialement, économiquement et politiquement.

Pourquoi ?

Parce que les principales ressources nécessaires à la production agricole – l’eau, les terres, l’énergie, les travailleurs – font déjà et feront encore l’objet de surenchère au cours des prochaines décennies.

Nous devrons nous positionner comme des remparts face l’agriculture prédatrice qui fait de la spéculation la finalité de la production et de la transformation agricole alors que, nous le savons, sa finalité est de nourrir l’humanité et de procurer à ses artisans et entrepreneurs des conditions convenables de vie professionnelle et personnelle. Il y a des artistes qui répondent à des commandes et d’autres qui vont plus loin, qui créent des œuvres véritables.

Ce que je veux dire, c’est que nous ne pouvons plus nous contenter d’une utilisation de nos compétences qui soit simplement technique.
Nous devons aussi réfléchir à la façon dont nous souhaitons mettre nos compétences au service de nos contemporains; et réfléchir au monde dans lequel nous voulons le faire.

Pause

Je m’appelle Claude Lafleur, je suis agronome et je serai des vôtres si vous êtes prêts à relever ces défis!

Je vous remercie.

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