Vivons-nous à l’ère de l’indifférence ?

Stéphane Stapinsky

« Je suis invisible, comprenez-moi bien,
simplement parce que les gens refusent
de me voir. »
Ralph Ellison, L'homme invisible


Vivons-nous désormais à l’ère de l’indifférence? A la une de la presse et sur les sites d’information, le thème est omniprésent, me semble-t-il. Ou n’est-ce qu’une vision déformée de ma part, alors que je me penche sur le sujet dans le cadre de cette livraison de la Lettre de l’Agora? Ces jours derniers (7 avril), je découvrais, par exemple, en couverture du journal français Libération, le titre qui suit : « Lampedusa : l’indifférence meurtrière ». Dans la même édition, le journal avait publié cette autre nouvelle : « Les Kényans condamnés à mourir dans l’indifférence? L’exécution de 148 personnes à Garissa n’a pas provoqué de réaction internationale. Indignés, des internautes se mobilisent sur Twitter ». Et je pourrais citer bien d’autres exemples. Mais ce dernier article à la une de Libé montre, a contrario, que l’indifférence est non seulement un thème évoqué dans les médias mais aussi une réalité de notre vie quotidienne, puisqu’il réfère à une réaction – celle de ces internautes – contre cette indifférence qu’ils dénoncent. A l’ère des médias instantanés et d’internet, on présume que nous sommes informés de tout et, surtout, que nous réagirons afin de corriger les choses, s la chose s’avère nécessaire. C’est cependant loin d’être toujours le cas. Par ailleurs, les médias, de par leur nature même, ne créent-ils pas une distance entre la vie, entre le réel et nous ? Et l’on on finit, me semble-t-il, par être indifférent à ce qu’on ne voit pas « avec ses yeux ».

Serions-nous plus indifférents envers autrui que pouvaient l’être ceux qui ont vécu avant nous ? C’est difficile à dire. Il ne faudrait surtout pas idéaliser le tableau des siècles passés. Remontons seulement au début du 20e siècle. On ne pourrait assurément pas dire que la société québécoise (ou française) de ce temps était moins dure que la nôtre. On laissait volontiers dépérir et même mourir les plus pauvres, sans trop d’état d’âme. On enfermait les fous et on les oubliait en toute bonne conscience. D’ailleurs, par certains côtés, il semble que nos sociétés occidentales, qui déconstruisent, morceau par morceau, leur État-providence, tendent à revenir peu à peu à ces années (ce n'est pour l'instant, heureusement, qu'une tendance). Mais il existait une différence de taille, entre cette époque et la nôtre, il faut bien le reconnaître : l’individualisme y était moins prégnant qu’aujourd’hui, et le tissu social sans doute tissé plus serré que le nôtre. Aujourd’hui, le lien social paraît s’être singulièrement distendu même si l’emprise de la société (par l’intermédiaire de l’État, des entreprises), sur les individus, paraît plus grande.

Des faits divers troublants

C’est pourquoi je suis toujours infiniment troublé par la découverte, de plus en plus fréquente, le plus souvent dans leur maison ou leur appartement, de personnes décédées depuis plusieurs jours, plusieurs mois, et même, ce qui est proprement incroyable mais tout à fait vrai, depuis plusieurs années. A chaque fois que je prends connaissance de tels faits divers, j’en suis sidéré.

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Rita Saint-Aubin résidait dans un HLM de Pointe-Claire, sur l’île de Montréal. En novembre 2008, des pompiers qui répondaient dans l’immeuble à une alarme d’incendie, ont senti une odeur inhabituelle émanant logement de cette dame âgée. Après avoir enfoncé la porte, ils ont découvert son putréfié. Elle était morte depuis six jours. Le cas de cette personne âgée n’est pas unique : « à Montréal, il s'agit d'une réalité courante, selon Claude Comte, directeur du centre funéraire Ville-Marie, l'entreprise chargée de récupérer les défunts dont la police n'a pu retracer les proches. ‘’Nous recevons 10 ou 12 appels de la police par mois pour aller chercher des corps dans des appartements, dit-il. Et ces chiffres vont augmenter parce qu'il y a de plus en plus de gens qui meurent seuls.’’» (Isabelle Hachey, « Mourir seul à Montréal », La Presse, 19 janvier 2008)

Il y a quelques semaines (17 mars 2015), à Bar-le-Duc (Meuse, France), le corps d’une femme de 86 ans a été retrouvé dans son appartement. L’un de ses neveux, inquiet de ne plus avoir de ses nouvelles depuis longtemps, a alerté les autorités qui ont fait la macabre découverte. Elle était morte depuis dix mois. En se desséchant, le corps s’était momifié. (« Une octogénaire morte depuis dix mois retrouvée momifiée chez elle », Francetv info, 17 mars 2015)

Autre cas encore plus troublant. Celui de Joyce Carol Vincent, une jeune Britannique de 38 ans vivant à Londres. Elle avait occupé un bon emploi, était douée pour la musique et avait un certain nombre de relations amicales. Elle serait décédée en décembre 2003, dès suites d’une crise d’asthme ou d’un ulcère gastrque, mais son corps n’a été découvert qu’en janvier… 2006. Elle était restée étendue sur son canapé, entourée de cadeaux de Noël remontant à 2003. Il semble qu’en raison de problèmes conjugaux, elle ait commencé, dès 2001, à faire le vide autour d’elle. Elle a alors quitté son emploi, voyait moins souvent ses amis et les membres de sa famille. Ses factures de chauffage et de câble (TV) étaient acquittées, après son décès, par prélèvement bancaire automatique. C’est en raison des loyers impayés que les propriétaires ont finalement accédé à son logement et découvert sa dépouille. Pour les voisins, l’odeur de la chair en décomposition ne posait apparemment pas problème; pour eux, ce n’était que la puanteur habituelle d’un dépôt d’ordure situé à proximité. Personne n’a jamais rien remarqué de particulier.


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On nous rebat quotidiennement les oreilles du fait que nous vivons dans une société hyperconnectée. Invoquant la menace du terrorisme, on veut maintenant, en France comme au Canada, et dans d’autres pays, créer une société hypersurveillée. On critique l’État qui s’ingère partout et se mêle de tout, qui veut nous « sauver », même à notre corps défendant. Dans ces conditions, comment est-il possible que personne ne se soit aperçu de la mort de ces personnes ? Comment des êtres humains, visiblement en difficulté, ceux qui sont décrits dans l’encadré qui précède, mais bien d’autres aussi, ont-il pu passer ainsi entre les mailles du filet?

Tous ces gens morts dans l’indifférence générale n’avaient-ils pas de famille, ne serait-ce que de vagues cousins éloignés sur un autre continent qui leur auraient transmis des vœux à l’occasion des Fêtes ? Pas d’amis proches ? N’avaient-ils pas, du moins pour certains d’entre eux, des propriétaires? Il est vrai, on l’a vu plus haut, qu’avec le paiement automatique qu’offrent les institutions bancaires, votre existence financière peut, si aucune vérification n’est faite par lesdites institutions, dépasser de beaucoup votre vie terrestre… Vos créanciers peuvent vous croire bien portant alors que vous avez depuis longtemps quitté ce monde. Les voisins, s’ils en avaient, ne se sont-ils jamais étonnés de ne jamais voir de lumière le soir dans ces maisons, même en hiver ? De ne jamais voir entrer ni sortir personne personne de ces logements ? Il semble bien que non, et l’on pourrait en conclure que le fait de ne jamais recevoir de visites de quiconque, fait désormais partie de l’existence ordinaire de certains de nos contemporains. Aucun fonctionnaire municipal, ou de l’État, ou des services sociaux ou de santé ne serait donc allé cogner à la porte de ces personnes durant toute cette période précédant la découverte de leurs dépouilles. Et, si cela avait été le cas, l’absence de réponse des occupants aurait sans doute été notée et bien vite oubliée. Plus troublant encore : le courrier. Personne ne se serait donc jamais rendu aperçu que la boîte postale de ces personnes se remplissait mais ne se vidait jamais ? Et qu’aucune ordure n’était jamais déposée au bord de la route par les occupants de cette habitation? Comment est-il possible que personne n’ait jamais remarqué le moindre petit fait sortant de l’ordinaire ?

Le plus probable, c’est que certains avaient bien remarqué quelque chose d’anormal, mais qu’ils en ont conclu que c’était à quelqu’un d’autre de s’en occuper (un ami ou un membre de la famille, un fonctionnaire de l’État, la police, les services sociaux, etc.). Bien des gens se font un honneur de ne jamais se mêler des affaires d’autrui. Comme le disait de manière brutale le pape François (mais la brutalité est ici de mise pour réveiller les consciences), « Aujourd’hui, personne dans le monde ne se sent responsable de cela (…); nous regardons le frère à demi mort sur le bord de la route, peut-être pensons-nous “le pauvre”, et continuons notre route» (Discours de Lampedusa, juillet 2013).

Les exemples ne manquent pas dans l’actualité récente de semblables comportements. Les journaux du monde entier ont évoqué, en long et en large, les troubles psychiatriques du pilote de Germanwings qui a provoqué la catastrophe meurtrière que l’on sait. On a appris notamment qu’il s’était confié à une ex-petite amie, lui déclarant notamment qu’il ferait bientôt un geste qui ébranlerait le système et ferait parler de lui. Cette ex-petite amie, qui, si je ne m’abuse, était hôtesse de l’air (elle était donc au fait des implications très graves d’un problème de santé mentale chez un pilote), n’a jamais, semble-t-il, envisagé d’en aviser les autorités, ou à tout le moins son employeur, même de manière discrète. Refus noble de balancer ? Toujours est-il qu’un signalement, à ce moment, aurait pu sauver bien des vies. Mais elle a préféré regarder ailleurs, avec sans doute l’illusion qu’elle pourrait continuer, en agissant de la sorte, à se regarder dans le miroir.

Les transports en commun semblent être des révélateurs bien particuliers de l’agir humain. Sans doute parce qu’il mettent en présence, dans un même espace public, une multitude de gens de toutes conditions sociales et de toutes origines, des étrangers les uns pour les autres, dans la plupart des cas.

A Montréal, les médias ont évoqué, il y a quelques semaines, à la suite du rapport du coroner, la fin tragique de cet itinérant, Radil Hebrich, 59 ans, happé, l’année dernière, par une rame de métro, et que les voyageurs qui l’entouraient, ainsi que le personnel de la Société de transport, ont laissé mourir, sans lever le petit doigt. « Une quarantaine de personnes ont vu l'homme étendu sur le quai, inerte. Trois opérateurs de train aussi, dont deux frôlant presque son corps inanimé. Personne ne l'a secouru. » Ce n’est que 16 minutes après l’incident que les secours sont intervenus. Selon le rapport du coroner Jacques Ramsay, « Un seul passant s'est approché du corps inanimé de M. Hebrich. Il a fouillé ses poches. Le coroner présume que c'est pour établir son identité. M. Ramsay précise dans son rapport qu'en plus des voyageurs, trois trains sont passés dans la station avant l'arrivée des secours, dont deux ont roulé à «cinquante centimètres» de la tête de la victime. «Les deux premiers opérateurs ne sortent pas de leur cabine, écrit-il. Le dernier s'approche de monsieur, mais reste à distance.» Pour le docteur Ramsay, «L'indifférence des passagers [...] en dit long sur l'apathie citoyenne dans notre société.» (1)

Fait autrement troublant : en n’agissant pas, les employés du métro ne faisaient que se plier au règlement de la société de transport, ils appliquaient le protocole à la lettre. « Les conducteurs de métro ont pour mot d'ordre clair de ne pas porter secours aux blessés sur les quais du métro et de continuer à assurer le service si rien n'obstrue les rails », a précisé au quotidien La Presse le porte-parole de la STM (2). Pour une fois, employeur et syndicat sont d’accord : « STM union says métro drivers not obliged to call 911 » (« Le syndicat de la STM soutient que les conducteurs du métro ne sont pas obligés d’appeler le 911 ») (3) Une réaction qui a fait bondir un ancien agent de bord d'une compagnie aérienne, syndiqué lui aussi, qui précise que « As a former flight attendant I have seen crew members spring into action assisting passengers in distress, never giving a second thought to union rules. » (« Alors que j’étais agent de bord, j’ai vu les membres de certains équipages se précipiter pour aider des passagers en détresse, faisant fi de toute contrainte de nature syndicale. ») (4)

En France, un fait divers d’un autre ordre, plus horrible encore, a défrayé les manchettes il y a exactement un an : une jeune femme a été agressée sexuellement à Lille dans le métro, en présence de nombreux passagers par un homme ivre. Personne n’est alors intervenu ni n’a appelé la police. Sur les enregistrements vidéo, on voit même des passagers se retourner et s’éloigner malgré les appels à l’aide de la victime. Le calvaire de celle-ci s’est poursuivi alors qu’elle avait réussi à s’extraire de la rame : « Malgré ses appels à l’aide, elle a dû se protéger seule comme elle pouvait, fuir hors du métro toujours poursuivie par cet homme qui menaçait de la violer, en plus des agressions sexuelles qu’il avait déjà commises, et ce n’est que dans la rue qu’elle a enfin pu être protégée par un automobiliste qui l’a laissée monter dans sa voiture et par des vigiles qui ont finalement maîtrisé l’agresseur. » (5)

Même si l’on ne peut s’attendre à ce que tout un chacun agisse en héros, il n’y a aucune vertu particulière à manifester pour composer, avec son portable, un numéro de téléphone et alerter les autorités. Pourquoi alors ne l’a-t-on pas fait ? Pour la psychiatre Muriel Salmona, c’est le principe de dilution de responsabilité qui serait en partie l’explication de ce non-agir des passagers : « plus il y a de témoins et moins il y a de chance que quelqu’un intervienne chacun pensant que, de toute façon, il peut ne pas intervenir puisqu'il y a plein d'autres gens qui le pourraient autour de lui » (6) Une telle explication de nature psychologique, si elle permet de rendre compte du comportement observé, ne saurait en aucun cas servir d’excuse à la passivité et à l’inaction.


Des conditions aggravantes

S’il faut assurément chercher, comme le pape François, une explication de cette indifférence à l’égard d’autrui dans les défaillances du cœur humain propres à certaines personnes, rien n’empêche, comme il le fait lui-même, d’examiner les conditions plus générales de l’époque qui tendent à amplifier, et à multiplier, ces défaillances.

Dans mon texte sur la mondialisation de l’indifférence, j’insiste sur l’influence de la globalisation économique. Dans ses écrits et ses interventions, le pape François n’a jamais cessé, depuis son élection, de dénoncer les travers du système économique néolibéral dans lequel nous vivons, un système, qui, comme il le dit, avec force, promeut trop souvent une culture du déchet – l’être humain réduit au statut de rebut. Le philosophe Edouard Delruelle abonde dans le même sens que le pape, lorsqu’il décrit la hantise de bon nombre de nos contemporains de devenir, dans le système économique actuel, « des déchets en puissance » (7).

Trente ans de néolibéralisme ont fini par réduire une bonne partie de nos populations au statut d’individus consommateurs, détruisant par la même occasion bien des réflexes de solidarité envers les plus faibles qui avaient perduré, contre vents et marées, depuis les débuts de l’ère capitaliste. Favorisée par la poussée de l’individualisme marchand et la diffusion des idées libertaires post-soixante-huitardes, l’affaiblissement d’un certain nombre d’institutions traditionnelles, comme les églises, a assurément eu des effets délétères sur la moralité publique. Jeune cinquantenaire, j’ai pu assister, au cours des dernières décennies, à l’effacement progressif, dans la société québécoise de la référence catholique. Je peux observer, aujourd’hui, certains comportements, qui auraient simplement été impensables il y a vingt ou trente ans. Je donne souvent l’exemple de ces personnes âgées qui ont toute leur tête et qu’on abandonne à leur sort dans des résidences ou des hospices, sans la moindre culpabilité. Dans le passé, bien des gens n’auraient pas agi de la sorte, en raison d’un certain sens moral apportés par le catholicisme, qui était encore présent dans notre conscience collective. « Placer » ses vieux parents de la sorte aurait entraîné une culpabilité assez difficile à vivre. Aujourd’hui, je le constate, la mauvaise conscience tend de plus en plus à disparaitre.

Alors que la droite économique a le vent en poupe, une certaine idéologie libertarienne, se faisant fort de dégager l’individu de toute obligation morale envers autrui (pour ces ultralibéraux, une telle obligation est, selon la formule de Foucault, une simple «dictature de l’autre»), essaime notamment dans les pays anglo-saxons et contribue assurément à la diffusion de cette indifférence envers autrui qui nous préoccupe tant.

Certain analystes (Christopher Lasch, Dany-Robert Dufour) ont rappelé avec pertinence qu’un changement de régime est survenu, au cours des dernières décennies dans l’économie psychique des sociétés occidentales. Pour Dufour, c’est la forme sujet idéale dominante qui est en train d’être remplacée :

« En ces temps néolibéraux, le sujet kantien va donc mal. Mais ce n’est pas tout, l’autre sujet de la modernité, le sujet freudien, n’est pas mieux loti. La névrose avec ses fixations compulsives et ses tendances à la répétition n’est pas le meilleur gage de la flexibilité nécessaire aux branchements multiples dans les flux marchands. La figure du schizophrène mise au jour par Deleuze dans les années 1970, avec les polarités multiples et inversibles de ses machines désirantes, est à cet égard autrement plus performante. (...) Dans la désymbolisation que nous vivons présentement, ce n’est plus le sujet critique mettant en avant une délibération conduite au nom de l’impératif moral de la liberté qui convient, ce n’est plus non plus le sujet névrotique pris dans une culpabilité compulsive, c’est un sujet précaire, a-critique et psychotisant, qui est désormais requis, un sujet ouvert à tous les branchements marchands et à toutes les fluctuations identitaires.»

On se surprendra donc pas, selon Dufour, de ce que le « ‘’monde sans limite’’ » du capitalisme néolibéral « (…) favorise la multiplication des passages à l’acte psychotisants et leur installation dans un état borderline ». (8)

Ce tableau psychique est confirmé par la pratique clinique. Selon Delruelle, les « psys », aujourd’hui, sont de plus en plus « confrontés (…) à des sujets carencés du point de vue de leur narcissisme – personnalités instables aux comportements impulsifs ou compulsifs (dépenses excessives, mises à l’épreuve de l’entourage, conduites dangereuses, automutilations, toxicomanie, alcoolisme, etc.) ; ou encore patients type « borderline » ou « bipolaire » (termes techniques qui ont également envahi les magazines et le langage courant). » (9)

Il faut certes faire preuve de prudence, comme le dit cet auteur, en transposant « un diagnostic portant sur les individus (borderline, bi-polaire, etc.) à un autre portant sur les relations organisées et institutionnalisées entre eux – c’est-à-dire un diagnostic sur la société dans son ensemble ». (10) Mais un tel diagnostic social, à mon sens, faire apparaître des réalités éclairantes.

Ce qui est certain, du point de vue de notre étude de la notion d’indifférence à l’égard d’autrui, c’est que se multiplient dans la société des individus ayant certains conditions psychiques et certains troubles de la personnalité caractérisés, entre autres, dans leur symptomologie, par une insensibilité marquée à l’égard vis-à-vis de l’autre. C’est le cas, notamment, des personnalités narcissique et borderline. Faut-il donc s’étonner, dans ces conditions, de constater une brutalisation accrue des rapports humains quotidiens en cette ère néolibérale ?

J’évoquais également, dans cet autre texte, comme condition favorisant la diffusion de cette indifférence dans la société, certains effets négatifs du fonctionnement de l’État-providence. Qu’on se rassure. Loin de moi l’idée d’entonner l’antienne habituelle des néolibéraux et des libertariens contre celui-ci. Ce serait très mal venu de ma part, alors que le Québec est dirigé en ce moment par un parti qui, sous prétexte d’une lutte au déficit, suit en fait un agenda politique de rétrécissement absolu de l’État (providentiel ou non). Il n’est par ailleurs qu’à voir le désastre social et humain qui se déroule actuellement aux États-Unis et en Angleterre, avec les morts et la souffrance des plus pauvres qu’on constate là-bas, pour se convaincre qu’il serait irresponsable de donner ne serait-ce que l’illusion que je cautionne les entreprises de destruction de ces barbares. Non, la seule critique qui vaille ici, ce n’est pas celle qui est faite au nom de l’individualisme et d’une logique budgétaire intégriste. La seule critque de l’État-providence qui m’importe, du point de vue de la question de l’indifférence à l’égard d’autrui, c’est celle des conservateurs (pas des néo-conservateurs), de gauche comme de droite, qui vont insister sur la destruction des modes de vie autonome et d’un certain nombre d’institutions sociales, de corps intermédiaires, qui ont été remplacés par la bureaucratie étatique.

Celle-ci peut, de manière très commode, contribuer à masquer bien des lâchetés. Pour ne pas intervenir lorsqu’on ne le veut pas, on se cachera derrière l’alibi de la loi, derrière celui des règles de fonctionnement. Même les normes syndicales pourront être appelées en renfort afin de favoriser son confort intellectuel. « C’était interdit. » « Je n’avais pas le droit d’aller là, ce n’est pas dans ma définition de tâche », etc. Ne sont-ce pas des arguments de cet ordre qu’ont invoqué, ainsi qu’on l’a vu plus haut, les membres du personnel du métro de Montréal pour ne pas intervenir afin de s’occuper du pauvre homme malheureusement décédé ?

D’autre part, force est de constater que l’existence de l’État-providence et les services qu’il procure, servent souvent d’alibi bien commode pour déresponsabiliser les citoyens eux-mêmes. « Ce n’est pas à moi de m’en occuper. Il existe des services pour ça. » Voilà une phrase qu’on devine être bien souvent prononcées aujourd’hui. Elle a la conséquence, apaisante pour la conscience, de faire en sorte que je ne serai jamais blâmé ni pris en défaut, car c’est « à d’autres de s’en charger ».

On aurait tort, à mon sens, de sous-estimer, quant à cette question de l’indifférence, l’influence, auprès de la population, où elle a pris la place de l’ancienne religion, d'une certaine psychologie populaire, sorte de stoicisme dégradé, associé souvent au New Age ou à certaines philosophies orientales… interprétées à l’occidentale. Combien de discours, qui parlent de détachement, du fameux « lâcher prise », sont en fait de véritables odes à la lâcheté. On en voit beaucoup de ces gens, qui vous disent, à propos de ceux qui vivent une situation difficile ou sont confrontés au malheur : « Moi, je ne veux pas m’entourer de personnes négatives », ou bien « Je veux m’éloigner de ces gens qui ont de mauvaises énergies », ou encore « Ça paraît trop compliqué; je pense qu’on est mieux de ne plus se voir ». Un discours bien commode, qui fait en sorte qu’on n’agit pas, qu’on ne s’intéresse pas réellement aux problèmes de l’autre, et qui sert avant tout à préserver la quiétude de celui qui l’énonce.

L’idéologie de l’autonomie personnelle, celle du libre choix en tout, sert tout aussi souvent d’alibi. On peut la résumer par la phrase qui suit : « dès qu’il y a un petit problème, on passe à autre chose ». Les sites de rencontres personnelles sont le lieu idéal où se déploie cette idéologie. La personne que l’on recherche doit correspondre exactement à tous nos désirs, sinon on passe à la prochaine fiche. Dès que c’est un tout petit peu compliqué, dès que cela ne nous convient plus, c’est « au suivant ». Car, pense-t-on, on peut toujours trouver mieux. Prendre son temps pour connaître une personne est une notion tout à fait absente de cet univers virtuel. Elle l’est probablement tout autant de la vie réelle de bon nombre des visiteurs de ces sites. Comment dès lors s’attendre à ce qu’ils accordent le moindre regard à tout ce qui pourrait les contrarier – comme un être humain en souffrance ?

Le fameux « respect de la liberté » sert souvent à masquer une volonté de ne rien savoir, et de ne rien faire. Car, en vérité, faut-il le rappeler, on peut apporter son soutien à quelqu’un en respectant son autonomie. Tout est dans la manière de le considérer en tant qu’être humain. Un tel se suicide et l’on n’a rien tenté pour l’aider ? Je n’ai rien vu venir (faux), dira-t-on, et de toute façon, c’est son choix à lui, je ne peux le sauver malgré lui. Ce peut parfois être vrai, il faut le reconnaître. Mais ce qui me trouble beaucoup, c’est le statut d’automatisme qu'acquièrent de telles phrases, inspirées par la rhétorique de la liberté individuelle, dans le discours de notre époque.

Ce qui rend les choses complexes, dans le cas de l’indifférence à l’égard d’autrui, c’est que c’est une défaillance humaine qui peut se dissimuler aisément, en laissant en place l’illusion du bon fonctionnement des relations humaines. Comme le péché d’avarice derrière la vertu d’économie, elle peut se cacher derrière certaines valeurs positives, que j'ai déjà nommées, comme l’autonomie, la responsabilité, etc. : « Je n’ai pas à m’en soucier, c’est à lui de prendre ses responsabilités ». On peut ainsi toujours arriver à se dégager sans heurts d’une situation, on peut toujours se donner de bonnes raisons qui vont apaiser notre conscience.

J’ai pu constater à maintes reprises l’existence d’une forme un peu plus subtile d’indifférence. Celle qui consiste à refuser de prendre connaissance des détails. Des détails de la vie des gens. On veut bien manifester de la sympathie au handicapé, au chômeur, au pauvre, au malade, etc., mais on veut le faire « de loin », sans trop avoir à s’engager. En fait, on calcule, on mesure alors son engagement. On se dit au fond : « L’État, les services sociaux, les organismes de charité, les aident, je n’ai donc pas trop à m’en soucier. »

Voici une anecdote personnelle. Je me souviens de cette jeune femme, gagnant bien sa vie, dont le père âgé vivait pauvrement et avait de la difficulté à défrayer les coûts de son chauffage l’hiver. Cet homme était fier et il n’aurait jamais quémandé quelque aide que ce soit à sa fille. Celle-ci, pour certaines raisons peu nobles (problème d’ordre familial), ne voulait pas l’aider. Eh bien ! lorsqu’elle lui téléphonait afin de prendre des nouvelles de lui, elle faisait en sorte de ne jamais aborder la question du chauffage. Elle parlait de ses enfants, de sa vie à elle, et ne posait que de rares questions à son père sur la sienne. Elle raccrochait, rassurée : son père allait bien, il n’avait pas de problème. Bien sûr, puisque, n’ayant pas évoqué ses problèmes avec lui, pour elle, lesdits problèmes N’EXISTAIENT tout simplement PAS. Cela lui permettait de garder sa bonne conscience.

C’est pourquoi, à mon sens, il faut parler, à chaque fois que c’est possible, des détails, il faut s’intéresser aux détails, aux conditions concrètes de l’existence des gens en situation difficile, en montrant « la merde », s’il le faut. Qui, ayant une existence « normale », s’est déjà demandé comment une personne hémiplégique, vivant seule chez elle, avec des prestations sociales, pouvait préparer ses repas ou faire sa toilette lorsqu’aucune aide n’est disponible ? Comment un chômeur, qui n’a pas de voiture et qui vit dans un village éloigné des grands centres, pouvait aller chercher du travail ou même se rendre à une convocation du bureau d’emploi, à laquelle il doit impérativement assister sous peine de voir ses allocations de chômage amputées ? Comment un travailleur pauvre, sans moyen de transport, et sans réseau social, pouvait se rendre à son lieu de travail, situé à quelques dizaines de kilomètres – comme James Robertson, cet Américain de 56 ans, de Détroit, qui devait marcher chaque jour 21 milles (33 km) pour aller travailler, jusqu’à ce que de bons Samaritains, ayant eu vent de sa situation, lancent une campagne sur internet afin de lui procurer une voiture ? Combien de James Robertson, de part et d’autre de l’Atlantique, n’ont pas la chance de voir leur situation connue grâce à internet et marchent inlassablement, à chaque matin et à chaque soir, vers les lieux de leur travail? Je le répète. Nous n’aurons jamais assez de détails pour nous aider à comprendre.

Heureusement, ces détails, nous pouvons les trouver en cherchant bien, en étant attentif à ce qui se publie et à ce qui est diffusé. Je ne pense pas ici à la télé-réalité, quoique des documentaires, en apparence sensationnalistes, sur des chaînes qui ne le sont pas moins, peuvent parfois avoir une utilité pour dévoiler certaines situations plus scabreuses. Je pense plutôt aux documentaires dignes de ce nom, aux reportages de nature journalistique. Par exemple, celui-ci, sur la vie quotidienne dans une petite ville des États-Unis (Jamestown, Tennesse) en proie au chômage, à la désindustrialisation et au fléau de la drogue. Ce n’est là qu’un exemple, et les sujets à traiter sont innombrables. Et, dans bien des cas, seuls l’art, la littérature, le cinéma de fiction seront à même de nous donner une idée exacte, profonde, de la vie de ces gens soumis au regard indifférent d’autrui. Comme le film L’Accompagnatrice (1992), de Claude Miller, librement inspiré d’un roman de Nina Berberova, une des œuvres cinématographiques les plus à même de nous faire comprendre cette réalité humaine complexe.

Notes

(1) Philippe Teisceira-Lessard, « Abandonné à son sort sur le quai », La Presse, 6 février 2015 -- http://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-affaires-criminelles/actualites-judiciaires/201502/06/01-4841778-abandonne-a-son-sort-sur-le-quai.php

(2) Philippe Teisceira-Lessard, « Les opérateurs de métro n'ont pas à porter secours sur les quais, dit la STM », La Presse, 10 février 2015 -- http://www.lapresse.ca/actualites/montreal/201502/10/01-4842798-les-operateurs-de-metro-nont-pas-a-porter-secours-sur-les-quais-dit-la-stm.php

(3) http://montrealgazette.com/news/local-news/stm-union-says-metro-drivers-not-obliged-to-call-911

(4) http://montrealgazette.com/opinion/letters/letters-stm-union-and-good-samaritans-failed-radil-hebrich?__lsa=d534-b421

(5) Muriel Salmona, Agression dans le métro de Lille: ce qui a poussé les passagers... à ne rien faire, L’Obs – Le Plus, 26 avril 2014 http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1194546-agression-dans-le-metro-de-lille-ce-qui-a-pousse-les-passagers-a-ne-rien-faire.html

(6) Ibid.

(7) Édouard Delruelle, Le triomphe de Narcisse? La philosophie face au malêtre de l’individu postmoderne. Conférence du 24 octobre 2013.

(8)  Dany-Robert Dufour, A l’heure du capitalisme total. Servitude de l’homme libéré, Le Monde diplomatique, octobre 2003 - reproduit ici : http://1libertaire.free.fr/drdufour05.html

(9) Delruelle, op. cit.

(10) Ibid.




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