Chaque chose en son temps

Andrée Mathieu

Le commerce a son rythme, il est rapide. La culture a aussi son rythme, il est lent. Qu'adviendra-t-il des cultures là où le commerce impose son rythme à toutes les activités? Qu'adviendra-t-il du commerce là où, au contraire, c'est la culture qui impose son rythme au reste?

La résilience d’un écosystème réside dans sa diversité et dans les interrelations entre ses composants, qui ont différents rythmes de changement et différentes échelles de grandeur. Lorsqu’il se présente une agression contre un écosystème, certains éléments rapides répondent immédiatement à l’agression, permettant aux éléments plus lents d’ignorer le choc et d’assurer la continuité du système en continuant de remplir leurs tâches habituelles. Les éléments rapides apprennent, les éléments lents se souviennent. Les rapides proposent, les lents disposent. Les composants plus rapides et plus petits instruisent les composants plus importants et plus lents par une innovation accrue et une révolution occasionnelle. Les composants importants et lents contrôlent les petits et les rapides par leurs contraintes et leur constance. Tous les systèmes dynamiques durables ont ce type de structure; c’est ce qui les rend adaptables et robustes.

Stewart Brand propose six différents niveaux de rythmes et de grandeurs dans la structure d’une civilisation robuste et adaptable. Du plus rapide au plus lent ces niveaux sont:
- la mode et l’art
- le commerce
- les infrastructures
- le gouvernement
- la culture
- la nature

Il est à remarquer qu’en vieillissant, l’intérêt des gens tend à migrer vers les niveaux ayant des rythmes plus lents.
Dans une société saine, il faut laisser chaque niveau opérer à son propre rythme. La société est stabilisée par les niveaux inférieurs plus lents et continus, et revigorée par les niveaux supérieurs plus turbulents et créatifs. Le respect de ces différents rythmes permet de combiner l’apprentissage et la continuité. Les problèmes se produisent lorsque certains niveaux bousculent les rythmes des autres niveaux.

Ainsi, le gouvernement de l’Union soviétique a ignoré les contraintes de la culture et de la nature tout en imposant un plan quinquennal d’infrastructures aux domaines de l’art et du commerce. En se coupant ainsi à la fois du support (culture, nature) et de l’innovation (art, commerce), l’URSS était condamnée.
Si le commerce est complètement débridé et manque du support et de la vigilance du gouvernement et de la culture, il peut facilement devenir criminel, comme cela s’est produit dans plusieurs pays après la chute du communisme. Le commerce peut stimuler mais il ne doit pas contrôler les niveaux inférieurs, parce que son horizon temporel est trop court. Un des stress importants de notre époque provient de l’accélération du commerce, provoquée par la mondialisation des marchés et la révolution des technologies de l’information. Le rôle du commerce devrait être à la fois d’exploiter et d’absorber ces chocs, en utilisant une partie de cette vitesse et de cette richesse pour développer de nouvelles infrastructures, mais en respectant les rythmes plus profonds du gouvernement et de la culture.

Les infrastructures, si nécessaires soient-elles, ne peuvent se justifier en termes commerciaux. Le retour sur investissement pour des projets à long terme, comme les transports et les systèmes de communication, est trop lent pour justifier des investissements standards. Il doivent donc être garantis par le gouvernement. Par ailleurs, le gouvernement et la culture peuvent être disposés à payer les coûts énormes et à subir les inconvénients prolongés de la construction des systèmes d’égouts, des routes et des systèmes de communication, mais ils doivent garder à l’esprit et respecter la santé et les rythmes des systèmes naturels, comme l’eau, les sols, le climat, etc.

L’éducation et la science font partie des infrastructures intellectuelles. Leur coût est très élevé et les retours sur investissement prennent du temps. Une société pressée qui cherche un profit immédiat (rythme commercial) perdra éventuellement du terrain sur les sociétés qui peuvent faire preuve de patience.
Plus lente que la politique et l’économie, la culture, cette construction commune de tout un peuple, bouge à la vitesse de la langue et de la religion. Les disparités croissantes entre ceux qui possèdent tout et ceux qui n’ont rien, la faim généralisée, la diminution des ressources en eau potable, les conflits ethniques, le crime organisé mondialement, la détérioration des systèmes de santé et d’éducation, la perte de biodiversité, etc., sont des problèmes qui se produisent lentement et qui ne peuvent être résolus qu’à leur propre rythme. C’est le rôle du gouvernement et de la culture de trouver des solutions à long terme pour faire face à ces problèmes et de maintenir la constance et la patience nécessaires pour en venir à bout. Cette vision à long terme fait malheureusement défaut à la plupart des gouvernements démocratiques dont l’horizon temporel est borné par la prochaine élection.

Pour assurer le support nécessaire à la vie, et donc à tous les niveaux d’activité d’une société, la santé de l’environnement exige la paix, la prospérité et la continuité assurées par l’État et la culture.
Si nous perturbons la nature à son propre niveau, comme avec nos machines à extinction des espèces ou nos gaz à effet de serre, nous risquons de déclencher l’apocalypse. Comme ce sont les longs cycles et les lentes fluctuations qui influencent l’écologie, il nous manque l’information la plus importante en ce qui concerne le fonctionnement des systèmes naturels à travers le temps. En effet, près de la moitié des recherches en écologie s’étendent sur une seule année. Les deux plus longues, et peut-être plus célèbres, études réalisées sur les animaux sont celles de George Schaller (27 ans jusqu’à maintenant) sur les lions du Serengeti et celle de Jane Goodall (36 ans) sur les chimpanzés. Personne n’a encore étudié la vie entière d’une termitière, qui peut s’étendre sur plus d’un siècle.
En agriculture, la recherche la plus longue, et aussi la plus fructueuse, a été initiée en 1843 au domaine Rothamsted, près de Londres. Ce qui se voulait d’abord une série d’expériences sur les besoins en nutriments des plantes cultivées a soulevé de nombreuses autres questions sur la diversité des plantes, sur le développement des sols, sur les communautés écologiques et même sur l’évolution des espèces. Plus les données s’accumulaient dans le temps, plus elles devenaient intéressantes. La préservation de 150 ans d’échantillons de sols et de plantes a été particulièrement inestimable, puisque ces échantillons ont pu être examinés par la suite avec de nouveaux outils et de nouvelles méthodes d’investigation (comme l’analyse des polluants). Cette étude conjointe de John Bennett Lawes et Joseph Henry Gilbert, qui se considéraient comme les inventeurs de l’agriculture scientifique, est toujours en cours.

Un écologiste, Jim Brown, tente de renverser la tendance vers des projets de recherche plus pointus et plus courts. Il a fondé la macroécologie, qui se concentre sur des phénomènes à l’échelle régionale ou globale qui s’étendent sur une période de dix à mille ans. La macroécologie ne repose pas sur des expériences courtes et spectaculaires, mais sur l’observation patiente, les corrélations et l’analyse statistique.

Les universités se meurent de faire ce type de recherche à long terme, mais elles ne peuvent pas trouver des sources de financement fiables et récurrentes. Le généticien de Standford, Marcus Feldman, a comme projet d’étudier le nouveau et troublant déséquilibre des genres chez les bébés en Chine: 119 garçons pour 100 filles. «Nous avons besoin d’au moins 20 ans de suivi pour voir quels seront les effets réels».

Malheureusement, les jeux-questionnaires et les professeurs à l’école ne récompensent que celui qui répond rapidement, ce qui n’est d’aucune utilité dans les domaines où la réponse rapide est la mauvaise réponse. Ainsi, en Afrique, une étude de neuf ans a conclu que le fait de brûler les nouvelles pousses de matières ligneuses dans les prairies ne pouvait pas empêcher la forêt de gagner du terrain. Une étude de quarante ans sur le même sujet a permis de prouver exactement le contraire. C’est qu’il faut plus de dix ans de brûlis pour empêcher les racines de germer!

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