Une célébration de la vie

René Dubos

« Alors que je suis allongé dans un lit d'hôpital, dans ma 81ième année, je suis plus que jamais convaincu que la vie mérite d'être célébrée et vécue dans toutes les circonstances, des plus exceptionnelles aux plus simples. Je suis conscient d'avoir profité de la plupart des périodes de ma vie et j'ai l'impression d'avoir toujours aimé le Monde.

Pour la première fois, j'ai pris conscience de cette joie de vivre biologique, à l'époque où j'ai partiellement récupéré d'une grave maladie contractée lorsque j'avais entre 7 et 8 ans et qui a conditionné le reste de ma vie.

Je devais alors être un enfant vigoureux et vivant, puisque j'étais capable de participer à des courses de vélo avec d'autres garçons des villages voisins. Après avoir gagné une course, je retournai à la maison dans un grand état de transpiration. Dans les jours suivants, j'ai souffert d'un sévère mal de gorge, qui se poursuivit par une grave fièvre rhumatismale. La conséquence en fût une lésion cardiaque (au niveau de la valve de l'aorte), qui persiste toujours actuellement et qui m'a toujours empêché de pratiquer des sports violents et même de courir. Je réalise maintenant que mon mal de gorge a certainement été causé par une infection hémolytique par streptocoque qui était alors tout à fait fréquente et conduisait couramment à des maladies cardiaques. Je fus forcé de rester immobile, alité, souffrant de diverses douleurs aiguës causées par la fièvre rhumatismale; mais autant que la souffrance, je me souviens maintenant de l'amour avec lequel ma mère m'a soigné, attentive à mes besoins, pendant les moments où elle pouvait se dégager de ses responsabilités à la boucherie.

Après être resté enfermé pendant plusieurs mois, on m'a autorisé, par une magnifique journée ensoleillée, à faire une courte promenade dans le village - accompagnant ma mère qui allait chercher du lait à une ferme située à proximité de la maison. Cette promenade a représenté un des moments les plus importants de ma vie.

L'aspect de la rue, de notre maison à la ferme, était au mieux ordinaire et monotone, mais par une journée ensoleillée et après être resté enfermé aussi longtemps, elle m'apparut tel un monde enchanté. Les quelques personnes que nous avons rencontrées, sans doute moins de 10, m’ont apparu comme une foule et m'ont fait ressentir que le contact avec d'autres individus que ceux de ma famille constituait une expérience incroyablement excitante. Depuis je l'ai fortement apprécié bien qu'ayant été toujours fortement handicapé par cette lésion cardiaque, avec cette précoce expérience de la joie de vivre. J'ai su qu'être simplement vivant est la plus grande bénédiction dont on puisse profiter.

Le désarroi et le désenchantement si habituels dans nos sociétés technologiques révèlent jusqu'à quel point beaucoup d'entre nous manquent de tirer profit de cette capacité innée d'apprécier les simples étonnements que procure la vie. L'abondance de biens, le confort matériel et la maîtrise des maladies sont indiscutablement insuffisants pour nous apporter le bonheur individuel et des relations sociales harmonieuses.

Partout dans les pays modelés par la civilisation occidentale, les soucis de notre existence sont générés par une dégradation de l'environnement et par un dégoût existentiel. La liste croissante des problèmes matériels et psychologiques donne l'impression que l'humanité a perdu le contrôle de sa destinée. Les conditions qui se détériorent au sein de nos cités, nos relations conflictuelles avec la nature, les occupations futiles qui pourrissent nos journées - sans nécessité et de façon inconsciente sont de plus en plus imposées par des impératifs technologiques que par notre propre choix vers des objectifs humainement souhaitables.

Pour redécouvrir notre célébration de la vie primitive, le premier obstacle à surmonter est la croyance répandue que les choses vont maintenant de mal en pis et qu'il y a peu de chose à faire pour renverser la tendance. Des expressions innombrables qui renforcent cette humeur défaitiste peuvent être trouvées dans les écrits des économistes, des sociologues et des environnementalistes. Incontestablement de grandes tragédies existent réellement dans le monde actuel. D'une façon paradoxale, cependant, l'essentiel du pessimisme contemporain ne provient pas des situations tragiques existantes, mais des perspectives de difficultés sociales et technologiques qui ne se sont pas encore présentées et qui ne pourraient jamais se matérialiser. Nous nous sentons collectivement soucieux, car nous acceptons des prédictions tout à fait inexactes: si la croissance démographique et technologique se poursuit à un tel rythme, la terre se trouvera bientôt surpeuplée et les ressources viendront à diminuer; le manque de nourriture deviendra catastrophique; la pollution altérera les conditions climatiques, emprisonnera l'environnement, rongera nos poumons et altérera notre vision. Je pense - et beaucoup d'autres avec moi - qu'en fin de compte la civilisation industrielle s'écroulera si nous ne changeons pas nos modes de vie - mais quel grand SI cela représente.

Inévitablement, les êtres humains modifient le cours des choses et ne prennent pas au sérieux toute tentative de prédire le futur par extrapolation des tendances actuelles. Dans les affaires humaines, le futur logique, déterminé par les conditions passées comme présentes est moins important que le futur désiré, qui lui est largement construit à partir de choix délibérés provenant de la volonté humaine seule. Nos sociétés ont une bonne chance de demeurer prospères car elles ont appris à anticiper, longtemps à l'avance, les manques et les dangers auxquels elles auraient à faire face dans le futur si elles ne prenaient pas, sur un plan technologique, des mesures préventives radicales.

Une clé pour surmonter la passivité née du pessimisme est de conserver en mémoire que les problèmes rencontrés à notre époque ne sont pas des problèmes techniques. Ces problèmes prennent leur origine dans notre mode de pensée, dans nos incertitudes, nos piètres opinions concernant les valeurs para scientifiques. Des valeurs faussées nous autorisent d'accepter la possibilité d'une guerre nucléaire pour des raisons de prestige national, quand toute personne sensée sait que le résultat inévitable d'un conflit nucléaire ne serait pas seulement une immense souffrance pour les populations et un dommage incommensurable pour tous les êtres vivants et pour la nature, mais aussi une disparition virtuelle de la civilisation occidentale.

Une absence de jugement nous conduit également à ignorer une tragédie persistante, le plus grand polluant de notre monde en paix - le chômage des jeunes. Parce qu'on ne leur donne pas la possibilité d'avoir une activité dans une société normale, en étant employés intelligemment, les jeunes s'organisent eux-mêmes en leurs propres groupes sociaux. Leur lutte pour leurs droits inaliénables conduira inévitablement à des conflits désastreux. Cependant il n'y a pas de raison de sombrer dans le désespoir. Le succès de plusieurs programmes de réinsertion consacrés aux jeunes, financés à la fois par des fonds publics et privés, ne laisse aucun doute que même de jeunes délinquants peuvent être réinsérés au sein de la société lorsqu'on leur offre la possibilité d'avoir un travail convenable. Aussi, de la même façon, les jeunes mouvements en faveur de la paix aux U.S.A., en Europe, au Japon nous rappellent que nous pouvons choisir le monde dans lequel nous souhaitons vivre en éliminant même ces menaces extrêmes qui pèsent sur notre existence… mais une étape à la fois!

Comment? En pensant globalement, mais en agissant localement. C'est la devise du Centre pour l'Environnements Humain de New York, qui porte mon nom. Nous avons commencé à rassembler des faits documentés sur de simple individus qui ont démarré des mouvements qui, avec succès, ont changé les environnements sociaux et biologiques autour d'eux. Lacs, rivières, terrains proches des mines - considérés comme «morts» - ont été réhabilités, de même que les communautés qui vivaient à leur proximité.

La révolution industrielle a placé au premier plan toute forme d'intelligence, de connaissance, d'habileté les mieux adaptées à l'invention de produits industriels, de même que tout ce qui concerne leur production et leur commercialisation sur une vaste échelle. Au contraire, une société réellement humaniste devra mettre en avant tout ce qui facilitera de meilleurs relations humaines et une interrelation plus créative entre nature, technologie et êtres humains. Une telle société ferait grand cas de la joie de vivre et du bonheur contre l'accès au pouvoir et l'acquisition de richesses.

Le bonheur est contagieux. Pour cette raison son expression est une obligation sociale et un devoir. Les Boudhistes emploient une expression qui traduit cette vertu sociale si fondamentale: seuls les gens heureux peuvent rendre le monde heureux. Puisque l'optimisme et un enthousiasme triomphant sont indispensables à la santé mentale des sociétés technologiques, les personnes qui apporteront le plus ne pourraient bien être, non pas celles qui possèdent les plus grandes capacités à produire des biens matériels, mais celles qui grâce à leur enthousiasme et au bonheur qu'elles dégagent, ont le don de répandre un esprit de bonne volonté.

Nous allons toujours de l'avant, nous renouvelant et nous enrichissant en nous dirigeant vers de nouveaux lieux et en faisant de nouvelles expériences. Partout où les êtres humains sont concernés, les transformations sociales font que la tendance n’est pas la destinée. La vie recommence pour chacun d’entre nous, à chaque lever du soleil. »

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