Théorie du complot et idéologie

Stéphane Stapinsky

Depuis l’avènement d’internet, force est de constater que la vision conspirationniste du monde s’est banalisée. Le 11 septembre 2001, avec toutes les spéculations auxquelles l’événement a donné lieu, aura été la boîte de Pétri qui en aura assuré la croissance presque illimitée.

On connaissait depuis longtemps l’existence des thèses conspirationnistes relatives à l’assassinat de Kennedy ou à l’exploration lunaire. Aujourd’hui, il n’est plus d’événements sur la scène internationale qui ne se trouve expliqué, sur le web, par son lien avec les Illuminati ou quelque autre confrérie occulte. Le succès populaire d’un roman comme Da Vinci Code ou celui d’une série comme X-Files (« La vérité est ailleurs », aimait-on à y répéter), à la fin des années 1990, s’inscrit dans ce courant plus large d’une explication par des causes qui seraient cachées. « On ne nous dit pas tout », aime à lancer Anne Roumanoff, une humoriste française bien connue…

Le recours aux théories du complot est souvent, il faut le dire, un signe de paresse intellectuelle. Pour le journaliste américain Alexander Cockburn, animateur du site critique Counterpunch, cette « disposition à apprécier les événements à travers le seul prisme des conspirations » détourne « l'attention collective des manigances bien réelles – et moins liées à un coupable particulier » des pouvoirs en place.

Cela étant dit, s’il est vrai que certains pèchent réellement par cette variante de l’esprit de système qu’est l’explication ultime de toute réalité par des manipulations occultes, tous ceux qui évoquent des complots n’y succombent pas. Car il faut tout de même rappeler cette évidence (que réfutent bien sûr les théoriciens de la « théorie du complot »), à savoir que les complots, tant dans le passé que dans le présent, existent bel et bien. Il ne faudrait surtout pas jeter le complot avec l’eau de la théorie du complot…

Mais comment faire la part des choses, comment évoquer ces complots sans succomber soi-même, de manière presque insensible, à l’explication générale par le complot, à la théorie du complot? Et comment le faire également sans encourir, de la part des bien-pensants, d’une manière injustifiée, l’accusation de complotisme ou de conspirationniste, d’adepte de la théorie du complot? C’est assurément difficile. On est constamment sur le fil du rasoir, si j’ose dire.

C’est d’autant plus complexe que le monde dans lequel nous vivons apporte de moins en moins de réponses claires et précises aux questions que nous nous posons. Dans cet univers des communications, celui de l’internet et des médias électroniques, le simulacre a pris la place de la réalité, comme l’a souligné avec justesse Baudrillard. Nous sommes bombardés d’images, de représentations, dont nous ne pouvons jamais savoir si elles sont vraies ou fausses. Même si l’on ne souhaite pas recourir à l’explication par le complot, comment y échapper, puisque qui dit « simulacre », dit « construction » de la réalité. Et qui dit « construction » de la réalité, dit « constructeur », voire « manipulateur ».

Notre monde accorde, aux services de renseignement étatiques ou privés, une place prépondérante. Ce fait n’est même pas caché par les États, car la « guerre au terrorisme » nous impose cette réalité, dit-on. Lorsqu’on sait que tout pouvoir finit par s’exercer lorsque les conditions rendent possibles son exercice, et ce d’autant plus que rien ne l’en empêche ou ne l’entrave, comment ne pas penser que lesdits services de renseignement, qui fonctionnent dans l’ombre, n’y agissent pas pour influer sur le cours des choses ?

En tenant pareils propos, d’aucuns pourraient m’accuser de succomber à la théorie du complot. Pourtant, ce que j’énonce me paraît être une évidence. Avant le dévoilement du projet Échelon, il y a quelques années, et celui de l’affaire Snowden, celui qui aurait osé affirmer que les services de renseignement américains procédaient à une interception généralisée des communications téléphoniques et des messages sur internet, se serait sans doute vu taxé d’être un conspirationniste. On lui aurait répondu : « Bien sûr, les services de renseignement « espionnent » certaines communications, mais ils le font de manière mesurée, dans le respect de la loi. Ce que vous sous-entendez, c’est tout bonnement de la science-fiction. » Et pourtant…

Il faut bien prendre conscience que les théoriciens de la « théorie du complot » (par exemple Karl Popper, Raymond Boudon et Pierre-André Taguieff), ceux qui ont élaboré ce discours sur les « théories du complot », sont des intellectuels ayant des positions idéologiques bien précises. Le concept de « théorie du complot » ne sort pas de la vérité de l’Être. Il s’agit, comme le rappelle le collectif Pièces et main d’œuvre, de la création d’une certaine sociologie libérale. La notion de « théorie du complot » sert autant à rendre compte de la réalité qu’à en dissimuler certains aspects qu’on souhaite voir passer sous silence. Accuser quelqu’un de succomber à la « théorie du complot » peut donc être aussi une posture idéologique.

Qui peut servir, notamment, à discréditer les critiques de la mondialisation libérale et du développement sans limite de la technologie. Évoquant les idées de Taguieff, pour qui « les accusations [des conspirationnistes] convergent toutes sur un même ennemi incarnant la « causalité diabolique », les États-Unis, souvent jumelés avec Israël », le collectif Pièces et main d’œuvre écrit :

« Délectable doctrine. Et « infalsifiable » comme dirait Popper, le maître de Taguieff. Car plus les critiques des chimères génétiques et de leurs avantages supposés s’en prendront à leurs seuls bénéficiaires avérés, les « multinationales », c’est-à-dire les artisans et prébendiers de ce qu’il est convenu d’appeler « la mondialisation libérale », plus ils seront coupables de « théorie du complot », c’est-à-dire d’antijudaïsme rampant. Et d’ailleurs plus ils protestent contre l’abjecte imputation, plus ils en prouvent la véracité. Car ils ne nieraient pas l’antijudaïsme latent de la « théorie du complot », s’ils n’en étaient pas eux-mêmes des adeptes. Et puis il n’y a pas de fumée sans feu. On ne prête qu’aux riches. On dit bien, c’est la poule qui chante, qui a fait l’œuf. Les adeptes de la « théorie du complot » ne peuvent être eux-mêmes que des comploteurs, membres du seul complot réel découvert par Taguieff : le complot judéophobe mondial. 

(…)

Voilà comment, croyant contester la mainmise de Monsanto sur les semences, ou le projet de « Nouvel ordre mondial » de Bush le père (1990), c’est la persécution du capitaine Dreyfus que vous recommencez, et la destruction des Juifs que vous poursuivez. C’est que dans la perspective anti-complotiste, il n’y a jamais que des « effets pervers », involontaires, d’actions, certes volontaires en elles-mêmes. Et il est délirant d’imaginer que Monsanto ait voulu réduire la paysannerie à merci avec ses semences transgéniques, comme d’entendre dans ce « Nouvel ordre mondial », l’annonce de cet « unilatéralisme » américain, combattu depuis par le sous-commandant Chirac. En ce sens, l’anti-théorie du complot constitue un simulacre de science sociale et une véritable, quoique insane, doctrine politique : de l’idéologie sous couvert scientifique. » (2)

 

Les débats autour de la notion de « théorie du complot » sont à mon sens à rapprocher de ceux qui concernent le populisme, auquel la philosophe Chantal Delsol vient de consacrer un essai lumineux. Aujourd’hui, critiquer un peu trop les élites ou évoquer la souveraineté du peuple vous attire presque immanquablement, de la part des bien-pensants, l’accusation, qui est aussi une insulte, d’être un « populiste ». Fait à noter : dans les deux cas (« complot » et « populisme »), une convergence. Il s’agit avant tout de discréditer les « empêcheurs de mondialiser » en rond… 

(1) Serge Halimi, « Un homme de caractère », Le Monde diplomatique, août 2012, p. 5.

(2) Pièces et main d’œuvre, L’invention de la "théorie du complot", Ou les aveux de la sociologie libérale -- http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?article104




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