Souvenirs de guerre (1ère partie)

Daniel Essertier

Le philosophe et sociologue français Daniel Essertier (1888-1931) avait pris part aux premières opérations de l’armée française en Belgique à l’été 1914, mais, malade, il avait été vite fait prisonnier par les Allemands au moment où se déroulait la bataille de Charleroi. Il dut ainsi passer la majeure partie du conflit dans les geôles allemandes : à Namur, puis dans les camps de Celle, de Meyenbourg et de Darmstadt (à partir de novembre 1915). C’est sa vie de prisonnier de guerre qu'il raconte dans ses souvenirs, remarquables par la qualité du regard, la hauteur de vues qu’ils révèlent, et qui sont de plus magnifiquement écrits. Ces pages lucides fourmillent d’observations originales sur un aspect encore peu connu du premier conflit mondial : la captivité des prisonniers alliés en Allemagne. 

Premiers jours

[Note de la rédaction de Foi et Vie apparaissant au début de la première tranche des Souvenirs, publiée dans la livraison du 1er décembre 1917: « Nous donnons ici et poursuivrons la publication très émouvante d'extraits des « souvenirs de guerre » de l'un de nos collaborateurs parti aux premiers jours de la guerre, fait prisonnier et évacué. On comprendra pourquoi nous supprimons tous les noms propres y compris le sien.»] 

 

***


Le mercredi matin 29 juillet 1914, le …. était sous les armes, en grande tenue. Ma compagnie occupait le quai de l'un des bassins de … Nous faisions la haie de chaque côté d'une ligne de chemin de fer, jetée là, semblait-il, comme pour un Decauville de campagne. Nous attendions Poincaré, retour de Russie (1). On s'ennuyait ferme. Inquiétante, la situation : ce retour précipité l'indiquait assez. On en parlait peu pourtant. Trop de facteurs du drame diplomatique nous échappaient. Et puis ce n'était pas la première fois. On en serait sans doute, cette fois encore, quitte pour la peur. 

Pourtant, on attendait les journaux avec impatience. On prévoyait les manchettes : « La situation est toujours grave. Signes de détente » — l'éternel oracle de la presse, destiné à donner à chacun, pessimiste ou optimiste, ce qu'il cherche. On passait vite. L'important, c'est de savoir si Mme Caillaux sera condamnée ou acquittée. Autre préoccupation : on a faim, terriblement faim. Nous sommes sur pied depuis 5 heures et cette brise de mer est singulièrement apéritive. — Comme la jugulaire rétrécit l'horizon ! Tous ces hommes, dont beaucoup joncheront dans quelques jours les plaines de Belgique, et qui savent bien, tout de même que ça ne va pas, mais pas du tout — on a supprimé les permissions! — ne songent pour le moment qu'à épier l'arrivée de la marchande de petits pains. On a complètement oublié le Président.

Source : L'Illustration, 1er août 1914. 



Neuf heures. Le premier coup de canon. Comment se fait-il que personne ne songe que le canon pourrait bien parler, et saccager et tuer, demain, après-demain peut-être? — Non. Nous sommes ainsi faits que le présent appelle le passé, presque jamais l'avenir. Nous sommes des machines organisées pour nous souvenir, non pour prévoir. De là vient que le futur nous est si impénétrable.

Le train présidentiel avance lentement, sur les rails de fortune. Je présente l'arme et je regarde intensément, car tout de même je sens confusément que ce beau wagon, sobre et riche, plein d'une escorte brillante, est gros d'avenir. Le Président. Quelle gravité triste dans son regard ! Est-ce que je me fais illusion ? Il me semble que c'est nous qu'il regarde : « Pauvres enfants ! » Et aussi la France tout entière, qu'il a quittée heureuse, insouciante, et à qui il rapporte, de son cuirassé nuit et jour assailli de radios, la terrible et sans doute inévitable calamité.

***

La jugulaire rétrécit l'horizon et coupe les ailes de la pensée. Jusqu'au dernier moment je n'ai pas cru à la guerre, peut-être parce que j'ai été de service et que les échos diffus et contradictoires des journaux ne pouvaient trouver en moi un lecteur suffisamment désœuvré. Le surlendemain de l'arrivée de Poincaré — reçu à Paris par Barrès, l'antipode de Déroulède, et cependant son successeur ! — j'étais nommé de garde à la batterie de …. Je pars enchanté et de bonne humeur. Vingt-quatre heures de tranquillité, dans la solitude, au bord d'une mer radieuse le jour, sereine et émouvante la nuit. Un seul camarade avec moi. Des biftecks aux frites en perspective, et surtout du bon café que nous ferons nous-mêmes, et qui m'aidera à veiller, car, bien que je puisse dormir, je veillerai. J'ai emporté l'Analytique transcendantale de Kant et je me prépare à la savourer. Le soir, mon camarade dort. Dans la casemate une affreuse lampe à pétrole éclaire en fumant. La mer clapote doucement au pied de la batterie. Je suis plongé dans Kant. Patiemment je désarticule cette argumentation savante et compliquée. Mon quart, plein de café encore tiède, est en face de moi. Je puis aller ainsi jusqu'au matin. Le monde réel semble s'éloigner.

Soudain, un bruit de pas. On sonne à la porte d'enceinte. C'est vrai, j'avais oublié. Il est une heure du matin. Ce sont les travailleurs de nuit. Depuis plusieurs jours on travaille fiévreusement à la batterie. Une locomobile, à l'intérieur, fabrique du béton armé. Dehors de gros canons, peints au minium, gisent dans la dune, parmi les oyats et les arbousiers. II n'y a pas bien longtemps, dans cette même dune, un tambour du … a découvert un débouchoir de 75, volé peu de temps auparavant, et caché là, sans doute, en attendant le moment propice pour lui faire passer la frontière.

Du coup, mes pensées ont changé de cours. Je ferme mon bouquin, sans même, je crois, marquer la page. Il s'agit bien des « formes a priori de l'entendement ! » — La France entière est déjà tendue pour l'effort surhumain qui lui sera peut-être demandé demain. Je rêve, les yeux grands ouverts, l'âme dilatée, haletante. Ténèbres. Silence. Fatigué, je me jette sur le bas-flanc et m'endors. 

Une radieuse, une divine journée, ce samedi 1er août ! Tout est d'or et d'azur : le ciel, les blanches dunes, la mer infinie. Oh ! la joie de vivre! — Mais la batterie est envahie. On ne fait même plus attention aux deux pantalons rouges à qui on l'a cependant confiée la veille. Des marins s'installent. Deux vigies ne cessent de scruter l'horizon de leurs longues vues. Un peu plus tard, j'entends le pas lourd d'une troupe en marche. Une section d'artilleurs vient occuper la batterie. Cette fois, c'est sûr. Uniformes neufs, cuirs neufs, deux paquets de balles dans les cartouchières, qu'ils nous montrent. L'officier, un tout jeune, au teint citron, sorti de Pipo (2), harnaché de pied en cap, les jumelles en bandoulière, tenue de guerre, moral de guerre, gestes de guerre. Cette fois, je ne doute plus; je n'ai plus rien à faire dans la batterie, en attendant la relève. J'ai hâte de la voir arriver, de rentrer en ville, de sentir et d'être ému à l'unisson de la foule — de la foule française. Je grimpe sur la plus haute dune. Et puis j'ai besoin de mouvement. J'ai le cœur gonflé, oppressé. Je parcours la dune en tous sens — s'il y avait des espions cachés, prêts à faire sauter le fort ? Un besoin de vigilance me saisit, m'emporte. — Et puis aussi, savoir ! Que se passe-t-il ? Les artilleurs ne savent pas. Pas de journaux encore. On est trop loin de la ville. Il fait une chaleur intense, insupportable. 

Une nouvelle terrifiante : Jaurès a été assassiné. Oh cela, c'est pire que tout ! Jaurès assassiné, mais c'est Paris à feu et à sang, mais c'est la commune avant la guerre ! Une angoisse sans nom me saisit à la gorge. Et toujours pas de journaux ! — Le journal enfin me donne quelques détails. C'est un camelot du roi qui a fait le coup. Le joli service qu'il a rendu là à son pays ! Ces intellectuels de l'Action française ne pouvaient qu'engendrer une forme particulièrement dangereuse de fanatisme — le fanatisme qui s'imagine partir de l'esprit critique. Pas un instant, pourtant, je ne crois que l'Action française ait armé son bras. Mais elle l'avait, au préalable, longuement intoxiqué, fanatisé.

La relève ne vient toujours pas. Je vais chercher des instructions au Fort des … tout proche. Il est plus de 4 heures. Une section de la 2e compagnie, en tenue de campagne, vient d'arriver. Les hommes sont assis, silencieux, graves. La mobilisation générale a été décrétée. Je vais serrer la main à mon ami S. Le malheureux — un nerveux, presque un névrosé, par excès d'intellectualité — est effondré... Il « réalise », lui, toute l'horreur de ce qui va se déchaîner, et l'effroyable engrenage où son être précieux et délicat va être pris, entraîné, broyé. Moi pas — ou plus difficilement. Mon imagination a besoin, pour travailler, de représentations, de sensations actuelles, immédiates. Cela [m]e permettait sans doute d'envisager le prochain avenir plus froidement que S., et d'accepter avec une certaine placidité ce que je ne pouvais empêcher. Le lendemain, je crois, à la caserne, comme je revenais des cuisines avec ma gamelle de campagne pleine de pommes de terre et de bœuf bouilli, je rencontrai S., toujours pâle et défait, qui me dit : « Tu peux manger, toi? » — Ma foi, oui, je pouvais manger, et même avec appétit. Il est vrai que, depuis ma journée de solitude dans la dune, le sombre enthousiasme d'un peuple qui accepte d'aller à la mort pour sauver sa liberté et celle du monde, et qui s'écrie : Enfin ! à l'occasion offerte de venger Sedan — ce sombre enthousiasme m'avait saisi et je me préparais à la guerre comme à une fête merveilleuse et tragique.

La France en guerre m'apparut dès la sortie des dunes désertes. Le « Chemin Stratégique » unit … à ses forts de la frontière. Aux premières maisons, des femmes sur les portes. Elles nous regardent passer, mon camarade et moi. Elles sont tristes, muettes. L'une d'elles rentre brusquement — sans doute pour ne pas pleurer. Le soir tombe. Les maisons sont plus denses. C'est M… On nous fait fête. Il faut boire. Que de chopes! Ce n'est pas réglementaire. (Efficacité de la discipline! C'est la guerre, et je ne songe même pas à en tirer argument pour boire sans scrupule) j'entends les premières paroles de confiance et d'ardeur. A … l'animation est extraordinaire. La caserne est envahie. Il semble que tout le monde ait le droit d'y entrer, y entre — comme si la nation s'armait. Je veux remettre mon rapport de garde. Je ne me rappelle plus très bien où l'on m'envoie. Il paraît que ma rentrée n'est pas régulière, puisque je n'ai pas été relevé. Peu importe qu'au lieu de deux fantassins, il y ait à la batterie vingt marins et vingt-cinq artilleurs, sans compter les travailleurs. Sans les deux fantassins, qui lui sont assignés quand il n'y a personne, il est clair qu'une batterie ne saurait être gardée, logeât-elle un régiment. Ô bureaux ! — En sortant de là, je rencontre la fiancée de mon pauvre et cher M… B… Pauvre petite ! Elle pleure, pleure… Il semble qu'elle ne pourra plus jamais cesser de pleurer. Elle voudrait le voir, elle m'interroge, suppliante. Je ne puis rien lui dire, et pour cause. 

Il est 9 heures. Je suis éreinté. Bon, en voici d'une autre ! Il faut que j'aille au Projecteur (3) rejoindre les auxiliaires d'artillerie, dont je suis. Il y a 12 kilomètres dans la campagne, et la nuit s'annonce noire comme de l'encre. Je ne m'affole pas. Je tiens avant tout à être frais et dispos pour la campagne qui se prépare. Cette garde du Projecteur par des fantassins est une vaine formalité. Ils gênent plutôt les artilleurs. C'est le cas de choisir entre la lettre et l'esprit. Je choisis l'esprit et je m'étends avec délices entre deux... couvertures, car il n'y a plus de draps. Au fait, la chambrée est complètement dégarnie. C'est le grand départ. 

***

Nous ne partîmes pas tout de suite, mais nous fûmes prêts à partir dès le lendemain. C'est dimanche — le dimanche 2 août. Nous sommes consignés à la caserne. De nos fenêtres, nous apercevons la foule, agitée, fiévreuse. Aujourd'hui encore il me semble qu'il y avait sur la ville je ne sais quoi d'anormal, d'irréel, comme si son âme cachée était devenue visible.

L'équipement de guerre ! Il est bien pour nous dans le grand hangar J...-B…, et vraiment quand je sentis sur mes reins s'alourdir les cartouchières pleines de balles — pleines à craquer même, nous en voulions tous 200, 300 ! — il me semble revêtir une ceinture de force : le soldat se substituait à l'homme, voire au philosophe.

Pas tout à fait cependant. Philosophe[r], c'est apprendre à mourir. Jamais je ne désirai tant philosopher que du jour où je sus que d'un moment à l'autre il me faudrait peut-être mourir. Dès ce jour, j'eus deux buts à agir — être un outil de guerre parfait, rompu, souple, vigilant, mordant, et contribuer à tremper autour de moi les âmes, à y faire une espèce de prophylaxie de la démoralisation, ce virus qui guette les armées en campagne, à créer, par l'exemple, de l'énergie et de la solidité; encore fallait-il, ce fut toujours ma crainte, que mes forces physiques ne me trahissent pas, et dès le premier jour j'y veillai : je dosai soigneusement mon sac pour qu'il ne fût par [i.e. pas] trop lourd, je pris du repos, m'alimentai plus fortement.

C'est, aussi, que je voulus toujours être lucide. Je partis bien résolu — et ce fut mon deuxième but, mon objet personnel, ma consolation d'individu sacrifié par ailleurs et ayant accepté le sacrifice — à comprendre, jusqu'à mon dernier souffle. Il y avait là sans doute la part d'épicurisme que tout intellectuel porte en lui. Même dans cette course à la souffrance et à la mort qui commençait, j'entendais ne pas renoncer à tout plaisir. Mon plaisir à moi, voué parmi les premiers, aux pires hasards, serait de considérer ce chaos d'où sortirait un monde nouveau — ces âmes passées au feu d'une tragique épreuve, et elles aussi, peut-être renouvelées, et l'enchaînement formidable et subtil des causes et des effets… Nous eûmes des loisirs avant le départ, et j'en profitai pour me reconnaître. Comment avait pu éclater le conflit ? Jusqu'où s'étendrait-il ? — Quelle en était l'âme ? — L'officier allemand qui me prit mon carnet de campagne, s'il le lut, dut être assez surpris de voir cette justice rendue au génie allemand et à la perfection inouïe de la machine qui était déjà entrée en action et en même temps cette analyse froide de la moderne nation de proie, héritière de toute la férocité des temps révolus, et qui serait abattue, parce que le monde ne pouvait supporter d'être ainsi violenté.

C'est dans la chambrée que j'écrivais ces notes. Je crois bien aussi que j'arrivai à y coucher de nouveau — la paille du hangar manquant de charmes. Il y avait là des lits. On serait assez longtemps sans en avoir ! De là aussi de petites altercations avec des territoriaux, très bourgeois, très épris de leurs aises, et, qui plus est, tous officiers. On échangea de vives paroles, et, tout de suite, de portée très générale. Voilà bien notre sacré tempérament ! Un peu plus, pour une couverture ou un pelochon, on eût fait intervenir la cour martiale, où l'on se refusait formellement tout patriotisme, tout courage militaire. Pis encore ! On se menaçait de ces lâches vengeances, par où se satisfont les vieilles rancunes et que la confusion des combats laisse impunies… Je souffrais d'entendre ces propos, mais je n'y croyais pas. Nous sommes un peuple passionné, qui se porte vite aux extrêmes — du moins en paroles. C'est là notre surface, notre aspect. Il faut aller plus au fond. 

Journées d'attente. Je mets en ordre mes affaires. J'écris mes suprêmes lettres. Je revois une espèce de « traité de pédagogie militaire », simples notes, fruit de deux années d'observations et de réflexions. En blanc, un chapitre, le dernier : psychologie du soldat au combat. J'ajoute, je crois, au-dessous du titre: « L'occasion m'est donnée de me documenter. Je tâcherai de rapporter le fruit de mes observations. » 

Le 3 août, à 5 heures, si je ne me trompe, un de nos lieutenants rassemble la compagnie en carré, et, la voix haute, confiante, prononce : la guerre est déclarée entre l'Allemagne et la France seule : mots fatidiques ! Parbleu ! Personne n'espérait qu'ils ne seraient pas prononcés, que la formidable tourmente passerait. Tout de même un frisson nous saisit tous. Et puis, une inquiétude. A dessein, sans doute, le lieutenant avait souligné le dernier mot : seule. Cela voulait dire que l'Angleterre restait neutre. Dès le premier jour nous avions compté sur elle. C'était légitime. Elle ne serait pas de trop pour terrasser l'hydre. Elle ne marchait pas. Eh bien, nous nous passerons d'elle !

La Belgique est envahie. Les Belges résistent. Nous leur donnons 48 heures. Pauvres amis héroïques ! Mais un douanier me dit : Vous ne connaissez pas les Belges. Ils tiendront quinze jours. — Ils tinrent. Rien ne contribua plus à nous donner confiance. Il nous semblait qu'il suffisait qu'ils tinssent. Nous autres nous ferions le reste.

 

Lanciers belges chargeant des uhlans.—Dessin de Maurice Romberg. Source : L'Illustration, 15 août 1914



6 août. C'est cette nuit que le régiment s'embarque. On fait une dernière marche d'entraînement. Il fait chaud et orageux. Halte. Chaque chef de bataillon reçoit l'ordre de faire à ses hommes un discours patriotique. Fâcheuse inspiration. Les hommes sont fatigués. Notre commandement est-il ému d'avoir à parler ? Je ne sais. Mais il résulte clairement et avec insistance de son discours hoquetant que tous, tant que nous sommes, nous sommes voués à de prochaines hécatombes et dûment condamnés à mort — à quoi naturellement il convient, en bons Français, de nous résigner. Il y avait la manière de le dire ! Je ne pus me défendre, en l'écoutant, d'un véritable malaise, et je n'ai jamais pu savoir si c'est un malaise analogue, ou la chaleur et la fatigue qui fit s'évanouir un de nos camarades. — Autrement viril et stimulant fut le speech du lieutenant-colonel L. A vrai dire il ne put parler. L'émotion l'étranglait : Mes enfants…. ils m'ont volé mon pays… (c'est un Alsacien et son poing était brandi vers l'Est)… Nous allons le leur reprendre !... — Les mains se crispèrent sur les fusils. Tous avaient compris, senti, et voulaient.

 

Source : L'Illustration, 22 août 1914


Sac au dos ! et en route vers l'inconnu tragique ! Il doit être près de minuit. Une pluie fine tombe, incessante. Les compagnies se rassemblent sur l'esplanade…. Jusqu'ici on a été plus ou moins dispersé, on s'est peu vu. Maintenant les unités s'agrègent. Des forces se réunissent là, se composent, s'enflent, vont éclater — car elles sont tendues par le but suprême entrevu, car tous les cœurs sont dilatés, transportés…. Et c'est bien pis quand, musique en tête, tout le régiment, d'un pas puissant, martelé, s'engage dans la rue … …. Une foule énorme, la ville toute entière, l'enveloppe, l'entraîne, l'emporte vers la gare…. On est fou, on pleure, on ne sait plus ce qu'on fait — on a des femmes aux bras, qui ne sont plus que des petites Françaises pour qui l'on va se battre…

Gare des marchandises. Le régiment se dégage de la suprême étreinte de la foule. L'ordre renaît. L'attente silencieuse. Il y a des femmes sur le quai. Celles-là pleurent. La pluie fine tombe toujours. Les cœurs se resserrent, se contractent. On prend place, sans bruit, dans les compartiments… Le train part. On chante. On fume. Une dernière partie de cartes. On s'endort.




Les Allemands entrent au village  [Tranche publiée dans la livraison du 16 décembre 1917 de Foi et vie]

[Nous avons laissé notre ami au moment du départ pour la frontière belge; il y est arrivé et les combats commencent, quand il est arrêté par la scarlatine et laissé, au passage, par son régiment, dans un petit village belge, au moment de l'offensive de Charleroi. Bientôt c'est le recul de nos troupes et, du village, on commence à entendre le bruit du combat qui se rapproche.]

Mon lit était contre la fenêtre qui donne sur la rue et je pouvais à chaque instant m'attendre à voir une volée de ferraille pénétrer par les vitres cassées. Mais, couché, j'étais abrité par le mur, épais et solide, tout en roc, et je me rappelai que les obus allemands éclatent en hautes gerbes, à la différence des nôtres, qui rasent et fauchent. Il y avait là bien des raisons d'être rassuré, et je ne m'attardai pas à considérer que les obus arrivent ainsi quelquefois par les toits. Il y avait trop à faire, s'il fallait penser à tout.

L'après-midi s'avançait. A intervalles réguliers, les sinistres oiseaux sifflaient longuement dans le ciel, au-dessus de ma tête, me semblait-il (et, de fait, j'étais sous leur trajectoire, car ils visaient, vainement, le clocher de l'église. Et ma maison y faisait presque face. Dans le silence qui suivit l'éclatement de l'un d'eux, j'entendis, soudain, au dehors, des cris perçants. Puis une forme se glissa, rasant le mur, et ouvrit ma porte, brusquement, en criant : Dj'ai pour ! Dj'ai pour ! C'était la femme du bourgmestre, une grande et énergique commère, très forte en gueule, et aussi en actes, qui, se rappelant que je n'avais rien mangé ni bu depuis plus de 24 heures, et navrée que « li tiot soudard » demeurât seul et sans soins dans le village bombardé, avait quitté sa retraite, était rentrée chez elle et m'apportait, en hâte, bien entendu, car la rue n'était pas sûre, un grand bol de lait… Oh ! elle avait peur, elle ne s'en cachait pas, elle le criait même... Et elle eût été fort étonnée qu'on l'admirât. C'est elle qui, lorsque son fils partit pour la guerre, lui dit ces simples paroles : « Va, m'fi. Et surtout, ne fait pont dou lâche ». Pendant l'invasion, elle fut positivement le premier homme du village, et les Allemands, qui nourrissaient une rancune spéciale contre ….., eurent à compter avec elle. Elle s'en alla, toujours courant et criant, dans un fracas de bombe.

Mais enfin, me demandai-je, que se passe-t-il donc ? Ce matin, je distinguais encore le battement familier du 75. Maintenant, plus rien. Les lourdes batteries allemandes tonnent seules dans un silence d'orage. Le village est, face à la rivière, une position formidable. Or, il ne s'y trouve plus un soldat en armes. Le ….* n'arrive pas, n'arrivera pas.

Si, j'entends des pas. Le pavé du village résonne de nouveau. Mais ce n'est pas là la marche d'une colonne. Des fantassins, capote bleue, pantalon rouge, rasent les murs, passent comme des ombres, la tête levée vers le ciel, où sifflent les oiseaux de mort. Je pensai : ils viennent prendre leurs emplacements de combat, tenir la position. Hélas ! ils fuyaient, car aucun n'entra et je ne les revis plus.

La bataille se déchaîna dans la vallée, probablement aux abords des ponts. Le feu était moins nourri qu'à la bataille de Dinant, le 15 août, mais toute la nuit, fusils et mitrailleuses crépitèrent. Le cercle, d'abord lointain, sembla se resserrer peu à peu autour du village, en même temps que la fusillade devenait moins intense. Le jour parut, bientôt, radieux, saturé de lumière. Brusquement, tout se tut. Un silence angoissé régna sur le mont.

Une heure passa. J'attendais, la gorge serrée, ne sachant trop ce qui allait se passer, espérant encore que nous étions restés maîtres de la position, mais singulièrement troublé par le silence de nos batteries. Un bruit de bottes, de lourdes bottes, presque cadencé, monte de la route, grandit, fait sonner le pavé de ma rue. Je perçois des éclats de voix rudes et brutales. Par les trous de ma toile de sac, je vois du gris… Et, tout de suite, un espoir insensé me traverse : si c'étaient les Ecossais, qu'on disait, il y a peu de temps, nous avoir rejoints à Namur, pour la défense de la ville? Mais non, ce sont bien les Allemands. Un attroupement s'est formé devant ma porte et quelqu'un lit à haute voix, en français, l'inscription que le major y fait mettre à la craie : Réservé à un malade. Défense absolue d'entrer. Il la traduit en allemand, et ouvre la porte. Tout gris des pieds à la tête, le casque à pointe recouvert d'une housse, le fusil au poing. Grand, sans corpulence. Derrière lui, cinq ou six de ses pareils,curieux de voir de près un pantalon rouge. Ils n'ont pas l'air méchant. Au contraire, ma vue parut les attendrir. Mais, tout d'abord, le grand alla à mon fusil, que j'avais placé contre la cheminée, inspecta mes cartouchières qui étaient vides, passa le tout, armes et équipement, à un de ses camarades, et fouilla à fond la cheminée, d'où il sortit une copieuse quantité de suie. Même visite minutieuse de toute la maison. Il revint à moi et laissa parler son cœur. Il m'assura que je n'avais rien à craindre. (Ne craignez rien, m'ânonna sur son vocabulaire, l'un des bonshommes de l'escorte). Un autre m'offrit une poignée de petits biscuits sucrés, que je devais fort apprécier dans la suite. Ils auraient retrouvé, malade et malheureux, un vieil ami, qu'ils ne l'eussent pas plus tendrement traité. Je ne laissai pas d'en être un peu déconcerté.

Je sortis au bras du gefreite (soldat de première classe). Une foule grise grouillait sur le bâti (la grand'place, ou plutôt l'unique place du village). Cela avait des allures de grand'halte, bruyante et confuse. Un officier à cheval, pourvu de toutes petites pattes d'épaules étoilées, le revolver au poing — une curieuse arme, du dernier modèle, peinte en gris-vert — proféra soudain un commandement avec une telle violence, qu'on eût, tant le silence se fit profond, entendu voler une mouche. Il ordonnait sans doute à ses bonshommes gris, qui se pressaient curieusement autour de moi, de vaquer à leurs occupations. Je discernai bientôt en quoi elles consistaient. Chaque escouade avait sa maison, et la pillait méthodiquement, après en avoir enfoncé les portes à coups de hache. On voyait les hommes en sortir, et, comme des fourmis affairées, apporter leur butin sur le bâti : les piles de pains s'édifiaient en bon ordre, les quartiers de porc et les jambons voisinaient, un peu plus loin, divers objets de lingerie ou de toilette, en tas. Je vis déboucher du coron des …. (ma rue), un officier qui faisait sauter dans sa main un objet rond et brillant. Je ne pus deviner ce que c'était, mais on me raconta plus tard que des montres en or de jeunes filles avaient disparu des secrétaires fracassés. C'était la part du lion. Dans quelques maisons, les pillards prirent soin d'expliquer, dans un billet placé en évidence, que les propriétaires avaient eu tort de quitter leur maison et de la fermer à clef, que c'était là un signe évident d'hostilité dont, en bonne justice, ils devaient être punis. Dès ce moment, je commençai à entrevoir, chez l'Allemand, ce mélange singulier d'impulsivité violente, de brutalité, voire, sous le coup de la colère, de férocité bestiale, et, en même temps, d'astucieuse prévoyance qui lui fait découvrir sous le règlement, dans l'organisation juridique, dans les lois créées spontanément pour les besoins de la cause, le moyen d'arriver à ses fins et d'être encore, par-dessus le marché, justifié — même à ses propres yeux, même devant sa conscience — tant il est sujet à s'illusionner lui-même et à se croire irréprochable, en conformité avec « la loi morale ». Aux peuples qui manquent de foncière droiture, un Kant est nécessaire, ou plutôt on s'explique qu'un Kant y soit né ; il leur restait à découvrir ce qui existait déjà depuis longtemps, en acte, dans la conscience européenne et plus particulièrement dans la conscience française : le sentiment du droit et du devoir.

Je comparus, toujours soutenu par mon bonhomme gris, devant un petit officier qui n'avait rien de rassurant. Il entendait évidemment me terroriser dès le premier regard, dès le premier mot. Il me prévint, mais en allemand, avec une colère qu'il semblait pouvoir à peine contenir, que si…, et si…, et si…, (je n'y compris rien du tout, bien entendu), fusilieren !!! Là, je compris, mais cela ne m'avançait pas : je le constatai à part moi et j'attendis, avec la tranquillité de l'homme qui ne peut plus rien à son sort, mon arrêt. L'interrogatoire commença : « Où sont les Français? » — « Je n'en sais rien ». Exclamation étonnée et pleine de menaces. J'expliquai que j'étais couché depuis deux jours et que je n'avais pu rien connaître de ce qui s'était passé dans le village. Mais, à mon avis, il ne devait plus y avoir de soldats français dans le village. Au fond, je ne sais pas pourquoi je fis cette réponse, car je risquais ma tête au cas où on en eût trouvé. Autre perplexité : devais-je avoir ma scarlatine, ou la cacher ? Si je l'avouais, ils pouvaient fort bien me supprimer pour prévenir plus sûrement la contamination de leurs troupes. Mais si je la cachais, et que je laissasse approcher de moi leurs soldats, ne devais-je pas m'attendre à leur colère ?

Le médecin-major arriva. J'étais assez inquiet. Il me prit la poitrine à pleins bras sous la chemise, me tâta le pouls, constata et fit savoir que j'étais réellement malade, mais n'eut nullement l'air de se douter que j'étais contagieux. Aucun ordre ne fut donné pour écarter les soldats, qui venaient manger près de moi leurs sandwichs (une mince tranche de pain, une tranche, deux fois plus grosse, de beurre, — de beurre volé — bien entendu). En frères, ils voulaient partager. L'un d'eux m'offrit un véritable bloc de gras de lard recouvert de gros sel; un autre un verre à vin, plein jusqu'au bord, d'eau-de-vie; un troisième, un cigare colossal. Je refusai le tout, mais je demandai du lait. On m'apporta une vaste écuelle pleine de cette crème épaisse qui va être barattée et devenir du beurre. Je n'y touchai pas, mais l'écuelle excitait vivement la convoitise de mon compagnon de captivité — un magnifique cochon — qu'on avait attaché au grand tilleul du bâti où j'étais moi-même adossé, sous l'œil bienveillant, presque déférent, d'un petit Saxon qui me gardait, baïonnette au canon. Il semblait qu'il n'eût d'autre mission que de me garantir contre les entreprises du cochon affamé, qui s'obstinait d'ailleurs, en dépit des coups de crosse et des coups de botte. Ce petit Allemand m'avait frappé, et je l'examinais curieusement. Il avait la figure tirée et comme encore contractée par la peur. Il répondait aux questions par monosyllabes, presque à mi-voix. A hauteur du genou droit, le pantalon était déchiré, et il me sembla qu'il avait fallu peu de chose pour cela, tant l'étoffe paraissait mince. Par contre, mon pantalon rouge fit l'admiration des bonshommes gris, qui vinrent le tâter. Gut ! Gut ! Les cartouchières et surtout le sac, précédemment, n'avaient pas eu le même succès, et cela m'avait vexé. Pas de chargeurs ! Ils s'empressèrent de me montrer les leurs. Je me consolai en pensant que leur balle ne valait pas la nôtre. Mais, tout de même, me rappelant les déboires du magasin de mon Lebel, je regrettais le chargeur. Leur baïonnette ne m'impressionna pas, et j'aurais voulu leur faire passer la mienne, nue, finetoil et brillante, sous le nez. Mais ils l'avaient brisée devant moi, avec le fusil, sur une grosse pierre. Positivement, la lutte continuait, mais muette et toute morale, entre eux et moi. Moi, j'étais, quoique désarmé et malade, l'armée française — l'armée des Pantalons-Rouges — qu'ils croyaient battre si aisément. Voilà pourquoi j'étais fier de mon pantalon ; c'était une parcelle de prestige.

J'aurais voulu que tout sur moi fût parfait, donntait dât l'impression d'un outil de guerre solide, redoutable. Et moi-même ! Amèrement, je déplorais ma petite taille, ma minceur. A vrai dire, j'avais eu, à ce point de vue, une surprise. Ce régiment qui portait le n° …, et qui devait provenir du Hanovre, comportait un grand nombre, une forte majorité d'hommes moyens, voire petits. Et quand, pour se laver, ils se furent mis nus jusqu'à la ceinture, je fus frappé par la laideur, la maigreur, le rabougrissement des torses. Rien qui rappelât la fine, mais robuste tournure des Latins, des Français. Une race de mal nourris, avec de gros os, une charpente qui fait illusion. Quel dommage que tous mes camarades, qui avaient, comme moi, plus que moi, le préjugé du Germain puissant et musclé, n'aient pu assister à la toilette de cette compagnie ! 

Je ne sais plus à quel moment on me trimballa dans une rue adjacente, pour comparaître, sans doute, devant un officier, ou plutôt, peut-être, pour leur indiquer la maison du bourgmestre, que je plaçai, ingénument, à l'opposé. En passant, un groupe très agité attira mon attention. C'étaient quatre ou cinq casques à pointe qui passaient à tabac un malheureux vieillard, tout blanc, resté probablement dans sa maison et qu'ils venaient d'en déloger. Le malheureux, affolé, semblait s'obstiner à ne pas sortir. Il sut ce qu'il en coûte de mettre en colère des Allemands. Plus tard, j'appris qu'un vieillard du village — 62 ans — avait été fusillé. C'est lui, à n'en pas douter.

De la route monte un troupeau noir, encadré de soldats casqués : ce sont les habitants du village qu'on ramène chez eux (les Allemands aiment que chacun reste à sa place). Je lis dans leurs yeux, quand, en passant, ils me regardent, une expression de profonde commisération. C'est clair, ils disent : Pauvre, pauvre petit Français ! On les entasse dans l'église, où, peu après, je suis moi-même conduit. Soigneusement, j'évite le contact, et, pourtant comme je voudrais leur parler, à ces femmes, à ces enfants! les rassurer. Mais ce n'est pas le moment de faire naître une épidémie dans ce malheureux village. Je vais me placer le plus loin possible, dans un coin, et je m'étends sur le rouge édredon qu'un Allemand généreux a été voler pour moi dans une maison. La foule, inquiète, parle à voix basse. Des enfants demandent à boire, et le curé s'empresse. Dans le chœur, quatre soldats allemands, baïonnette au canon. Ils ne cessent de marcher, et les dalles résonnent sous leurs lourdes bottes. Cette brutale cadence me berce. Je suis brisé de fatigue, d'émotion et de faim. Que va-t-on faire de moi? Je n'en sais rien; la lassitude est la plus forte. Je m'endors profondément.

Quel réveil ! L'église est vide. Il y règne comme un silence plein de menace. Est-ce bien du silence? II me semble, au contraire, qu'un long bruissement emplit la nef. Cette fois, j'ai peur. Mon imagination s'affole. Pourquoi m'a-t-on laissé seul ? Que veulent-ils faire de moi ? C'est clair, d'une minute à l'autre, je vais sauter avec l'église. Rien de plus misérable qu'un contagieux en temps de guerre. Ils veulent se débarrasser de moi. Epouvanté, titubant, comme dans un cauchemar éveillé, tout mon calme de tantôt ayant fait place à ma nervosité native, je franchis la nef, je cours à la porte et je vais l'ouvrir, quand elle s'ouvre d'elle-même ; un Boche, en petite casquette, entre. Stupeur ! Il recule et s'enfuit épouvanté. Voilà qui est étrange. Deux minutes se passent, cinq ou six Allemands, en petite casquette, eux aussi, s'introduisent, méfiants, dans l'église, constatant que je suis seul et, rassurés, se précipitent sur moi, m'entraînent brutalement dehors, me forcent à lever les bras en l'air, me fouillent, ne trouvent rien, se rassurent de nouveau, s'adoucissent quand je leur dis que je suis : krank (malade)... Ici, un trou. Je me retrouve dans ma chambre; le parquet en est jonché de plumes et maculé d'une quantité de petites taches de sang : cuisine des officiers; toutes les poules du village qu'on a pu atteindre, sont venues mourir ici. Mes souvenirs, d'ailleurs, se brouillent. J'ai eu affaire, successivement, au … et au …e de ligne. Mais j'ai comparu également devant des officiers coiffés de chapeaux gris à plumes noires; les hommes portaient, sur une espèce de shako, le n° … Je sus plus tard que c'étaient des chasseurs. — Pas rassurants non plus, ces officiers, — moins encore que le premier. L'un d'eux avait un mauvais sourire en m'écoutant. Il avait la tête d'un homme capable de me brûler froidement la cervelle. Il feignait de ne pas croire un mot de ce que je lui disais. Il m'inspirait je ne sais quel mélange d'horreur, de haine et de terreur. J'ai bien souvent pensé à lui quand j'entendis parler, plus tard, du corps des officiers allemands « en campagne ». Heureusement pour moi, je ne savais pas que ce sinistre personnage était en « mission » sur le …. Quant j'eus réintégré ma chambre, transformée en taudis, et que le village fut redevenu silencieux, des coups de feu, puis des crépitements de mitrailleuses se firent entendre. Je crus à une contre-attaque française et je me pris à espérer que la position allait être reprise, que ces journées de défaites, de recul, ne seraient qu'un mauvais rêve. Mais le feu ne dura pas. La tentative, pensai-je, a échoué. C'était, je l'appris plus tard, le …e chasseurs, venu ici en expédition de représailles (des civils, naturellement, avaient tiré sur les troupes), qui, méthodiquement, incendiait (une belle ferme entre autres, les Allemands avaient trouvé dans la grange, un sac français), fusillait (six hommes seulement; l'un d'eux, si férocement attaché à un arbre, qu'il avait fallu couper les cordes pour l'ensevelir; son beau-frère, un Dinantais fanfaron, s'était enfui de la ville martyre, ayant sur lui un revolver non chargé, que les Allemands, en le fouillant, découvrirent, mais ce fut l'autre qu'ils fusillèrent), mitraillait enfin, les haies, les buissons des alentours, où des habitants auraient pu se cacher, traîtreusement; une femme fut tuée, un enfant blessé. La perfidie, la férocité wallonne ayant reçu un commencement de châtiment, le régiment regagna le gros de l'armée. Mais …. conserva son renom de village châtié, donc coupable, donc passible encore de la justice allemande, et indéfiniment punissable. Il vécut dans cette terreur jusqu'en décembre. Chaque fois qu'un officier y venait en mission, il renouvelait au bourgmestre l'expression de l'indignation allemande pour les atrocités de ses administrés, qui n'avaient pas été punis comme ils auraient dû l'être, mais qui le seraient, à la moindre faute. Mais alors, c'était la femme du bourgmestre, la grande commère forte en gueule, qui répondait. Elle criait que ce n'était pas vrai, que personne dans le village n'avait tiré. On l'entendait du dehors. L'officier n'arrivait pas à crier plus fort qu'elle et à la faire taire.


Nuit profonde. Une espèce de stupeur angoissée règne sur le village martyrisé. Un silence de mort, comme si chacun retenait son souffle, osait à peine respirer en dormant. Mais qui dormait ? Sous le bombardement j'étais plus calme. Maintenant, je tressaille au moindre bruit. Une auto ! Elle roule, feutrée, sinistre. Tout à l'heure, après le départ des « justiciers », il en était venu une, chargée d'officiers, et j'y avais remarqué un hussard de la mort. Il me semble qu'il doit s'en trouver aussi dans l'auto nocturne. Elle stoppe, à deux pas de ma maison. Ils en descendent, revolver au poing, (j'en suis sûr, bien que je ne les voie pas), pour quel mauvais coup ? Des bandits armés ! jamais plus je ne pourrai effacer de ma tête cette impression. Cette nuit, troublée de leur seule présence, est plus sinistre que l'autre, où sévissait le vacarme du feu.

On bravait bien les obus pour m'apporter à boire. On n'ose plus maintenant.

Cortège lamentable, interminable. Chariots, caissons, canons. Des Belges désarmés y sont juchés. Ce sont les prisonniers de …. Ils ne paraissent pas très éprouvés, ni très affectés. L'affaire n'a pas dû être trop chaude pour eux. Quelques-uns entrent dans ma chambre, bruyants, démonstratifs. L'un d'eux veut absolument m'offrir vingt sous. Je suis peut-être plus riche que lui, mais, craignant de lui faire de la peine, j'accepte. Des Allemands de l'escorte entrent aussi. Quelle sensibilité ! Quel cœur ! Est-il possible que je les attendrisse à ce point ? Quand, enfin, ils me quittent, un petit bonhomme casqué se retourne, revient vers mon lit et, sans dire un mot, me serre la main.

Cette poignée de main me fit rêver longtemps. N'était-elle pas la vérité, et la guerre, le poing brandi, l'erreur, la sombre et tragique erreur ? J'avais des préventions contre les Allemands. Par cette poignée de main, je ne voyais plus en eux que des hommes, c'est-à-dire des frères. J'étais bouleversé et, ardemment, je désirais que l'affreuse guerre finisse bientôt, que l'atroce malentendu cessât, que l'humanité tout entière, enfin éclairée, se réconciliât. Ô mains tendues, mains fraternellement serrées, la joie de vivre enfin revenue, après la rage homicide, les deuils sans nombre, les foyers désolés ! Cette poignée de main spontanément donnée par un petit Allemand imberbe effaçait tout, le passé était révolu, seul, brillait le lumineux avenir entrevu. — Le Français le plus averti est prompt à l'illusion généreuse. Un geste affectueux le désarme. Aucun homme sous le ciel n'est plus fraternel. Il me sembla que c'était fini, que je n'avais plus de haine contre les Allemands, que je n'en voulais qu'à leurs dirigeants, pourris d'impérialisme, que ces soixante-dix millions d'hommes et de femmes, enfin désabusés, seraient demain, dans la grande œuvre de civilisation universelle, nos plus précieux collaborateurs. Tels étaient mes sentiments le jour même où je tombai entre leurs mains. Mais il m'était réservé de les approcher, de les observer, de vivre avec eux pendant de longs mois. Jamais étude ne fut plus attentive, plus objective, plus critique. Et aujourd'hui je frémis en songeant que, le 24 août 1914, j'étais tout près d'accueillir à bras ouverts, sans autre façon, dans le concert de l'humanité, la dangereuse race, toute chargée encore du venin amassé par un siècle d'intoxication impérialiste, toute revenue à son antique brutalité, et surtout fausse, insondablement fausse. Cette poignée de main de l'Allemand, je devais la retrouver plus tard, dans les camps d'Outre-Rhin, mais, cette fois, j'eus le loisir de discerner tout ce qu'elle pouvait cacher à la fois de lâcheté, de perfidie et de cruauté. Race asservie, gangrenée, qui peut guérir, mais par le fer rouge seulement, sans quoi c'en est fait à tout jamais de l'honneur et du bonheur de nos enfants et de tout les hommes…..


Prisonnier [Tranche publiée dans la livraison du 20 janvier 1918 de Foi et vie]

Le train qui nous emporte, encagés dans les wagons à bestiaux, descend lentement dans la nuit profonde, la puissante vallée… De hautes et sombres masses; les haut-fourneaux de ……. On devine Liège, où se déroula le premier acte du grand crime… Nous sommes en Allemagne au petit jour… Le train longe longtemps une grande ville, riche, paisible, heureuse. Ses maisons blanches, ses larges rues au pavé net luisent au soleil du matin, C'est Aix-la-Chapelle. C'est de là qu'ils sont partis pour assassiner la ville wallonne. Cette ville a retenti du bruit des trains sans nombre et des chants de guerre. Elle est heureuse, paisible, intacte. Chaque jour lui apporte de nouvelles dépouilles d'Outre-Meuse. Le coup a réussi, Nous, dont les képis émergent des étroites lucarnes des wagons, nous sommes la preuve vivante de leurs victoires, de leur puissance. Ils nous regardent, indifférents, méprisants…. Ils voudraient peut-être s'approcher, nous parler, mais pour nous convaincre de notre chétivité, de notre infimité devant la force calme, souveraine, invincible de l'Allemagne…. Ils sont à leur aise dans leurs vêtements propres; ils sont contents; ils sont sûrs de la victoire, qui sera féconde…. Pourtant une femme en deuil, une mère, nous regarde avec stupeur, avec tristesse... C'est la seule note qui fasse penser que ce pays est en guerre.

Comme la campagne est triste ! On dirait d'un vaste, d'un interminable glacis de fortifications. Le regard se lasse. Les gens des villages nous font un accueil violent, haineux… Ces Allemands ont décidément une rare puissance de haine… Nous ne leur avons pourtant rien fait encore… Nous n'avons pas brûlé leurs maisons, massacré leurs populations, violé leurs femmes… C'est eux qui nous ont mis le couteau sur la gorge… N'empêche, ils nous haïssent. Ce peuple de proie est un peuple de haine. Tous font le même geste, à notre passage; le geste, précisément du couteau sur la gorge. Il y a même de ces petits bandits qui tirent leur couteau de leur poche et l'ouvrent… Aux barrières, souvent, des écoles entières sont massées — bambins et fillettes frais et roses, proprement vêtus; sur un signe du maître, ils poussent de sauvages clameurs. Quelques pierres viennent heurter les parois du wagon... On leur apprend à être de bons Allemands.

Arrêt en gare de ….. Des gens sont sur le quai, attendent. On les dirait en bois. Une jolie fille, blonde et rose, nous considère longuement. Aucune expression sur ce frais visage, Nous autres, Français, aux impressions vives, nous sommes, de la voir (n'est-elle pas la femme, l'amour, le foyer, le charme profond de la vie), plus émus qu'elle de se trouver en face de soldats, ennemis, soit, mais sacrés par leur fidélité au devoir, les périls affrontés, le cruel exil. Cette petite Allemande est comme tous ceux de sa race. Sa placidité est inquiétante, recouvre des instincts violents. La culture n'y fait rien : en étendant le champ d'action de I'individu, elle exalte le sentiment de sa force et attise le désir de l'exercer. La culture allemande ne retient de la science que la puissance. La vraie culture y puise le sens et le goût de la nuance, l'esprit critique, la tolérance, la bonté.

Voici….. Il fait nuit. Nous nous rendrons au camp demain. Une soupe nous est servie dans un baraquement. De nombreuses affiches aux planches. Toutes elles annoncent la prise de Lille. On dirait qu'elles ont été mises là exprès, car enfin cet exploit des armées allemandes remonte au 14 octobre, et nous sommes en décembre. Pourquoi cette rage, que je devais constater dans la suite des centaines de fois, de poursuivre des prisonniers français du récit des défaites françaises ? Pourquoi leur infliger cette torture ? l'Allemand est inhumain comme il respire. Avec toute sa Gemüthlichkeit, il ne lit pas dans le coeur des autres la joie et la tristesse. Il ne sent que sa propre joie et sa propre tristesse, et il les étale; il exige que tout le monde sympathise avec lui, qui ne sympathise, dans le fond, avec personne. Ce sentimental, ce lyrique est parfaitement, profondément égoïste. — Mais, ce qui est sûr, c'est que, dans son orgueil, il est féroce. Malheur à qui voudrait atténuer ou dissimuler la victoire allemande ! On le vit bien, quand, une des affiches « Lille besetzt (occupée)» étant tombée, on négligea de la ramasser. Une sentinelle, qui veillait, accourut, et, avec cette brutalité dont n’a aucune idée celui qui n’a pas vu de près des soldats allemands, nous intime l'ordre de remettre en place le glorieux placard.

Il n'y avait pas bien longtemps que j'étais chez eux, mais déjà ils venaient se peindre dans mon cerveau, comme, sur ma rétine, leurs maigres campagnes et leurs villes plantureuses.....

****************************************************

Le convoi de Namur s'est considérablement accru : des territoriaux de ...., arrivés ce matin en civils : surpris par la ruée allemande, ils ont essayé d'échapper à la captivité en se cachant dans leurs maisons — et une poignée d'Auvergnats, gris des pieds à la tête de la boue des tranchées, quelques blessés, des gars résolus et qui mettent une note fière dans le convoi. Rien d'humilié dans notre attitude. Notre défaite à nous, notre malechance [sic] est accidentelle, ne prouve rien. Elle n'empêchera nullement la grande victoire. Il faut que les Allemands le sentent, en nous voyant. Allons, têtes hautes, et le sourire ! Ce ne sont pas des vaincus qui passent.

De bons enfants, nos sentinelles. Ils ont l'air, eux aussi, de nous guider vers une terre promise. Ils baragouinent volontiers avec nous. Le feldwebel (sergent) sourit, nous montre, à l'horizon, une sorte de village de planches. Lüftig ! crie-t-il, à plusieurs reprises. Je le crois bien, que c'est aéré. Toute désignée comme station d'hiver, nous ne devions pas tarder à nous en apercevoir. — Mais, du convoi, un pauvre brave garçon, que tant de calamités avaient manifestement dérangé, tente soudain de s'échapper. C'était fou, on le voyait bien. Les sentinelles, au lieu de le calmer, se ruèrent sur lui, feldwebel en tête, et le ramenèrent dans le rang à coups de bottes, à coups de crosse, et quel débordement d'injures : Hünde, Schweine... ! De bons enfants, ces Allemands. Mais il vaut mieux ne pas les contrarier.

Le voici, le camp où nous serons si bien. Des rangées de longues baraques dans un immense lac d'argile. Pas de routes. C'est nous qui empierrerons toute cette glaise. D'ici là nous pataugerons, nous en aurons parfois jusqu'à mi-jambe. Ce sera dur, sur ce plateau battu par les vents. Les pluies glacées de l'hiver fouetteront plus d'une fois les équipes grelottantes qui ne trouveront pas, au retour, sous les barraques trop grandes et mal chauffées, de quoi se réconforter. Qu'importe ? Tant mieux même. Ce sont nos tranchées, à nous. Un gras repos, tandis que nos frères, là-bas, continuent à lutter, à mourir, nous eût été insupportable. Il nous est doux d'offrir à la patrie, que nous ne pouvons plus servir, nos souffrances, même stériles. Et, à vrai dire, le sont-elles stériles ? Non, elles nous trempent l'âme, elles font des soldats désarmés que nous sommes, des soldats tout de même, qui font face à l'ennemi, qui le défient encore, et lui inspirent du respect et de la crainte pour la race indomptable dont ils sont. 

Voilà pourquoi l'appel des corvées, dans le matin froid, ou après l'insuffisant, quelquefois l'inexistant repas de midi, nous trouvait joyeux et pleins d'entrain. Je n'avais pas cherché à me faire exempter. J'aurais eu horreur de m'embusquer. Pourtant ce que je devais faire était souvent au-dessus de mes forces. Je traînais jusqu'à une carrière voisine une brouette de fer vide, et déjà trop lourde, et je la ramenais pleine de pierres, par un chemin qui montait, jusqu'au camp. Au prix de quels efforts ! Le chemin était glacé, et la roue de fer ne mordait pas, dérapait... Ou bien elle s'enfonçait jusqu'à moitié dans une ornière d'argile, d'où je ne parvenais pas à l'arracher. — Et toujours, derrière les traînards, l'Allemand brutal, vociférant, frappant parfois... Je ne sais pas comment, relevant de maladie, j'ai pu résister à un pareil régime. Je me vois encore, obligé d'arracher de mes mains une énorme poutre complètement enfouie dans la vase... Ce jour-là j'avais affaire à une sentinelle taciturne, mais très capable, je le sentais, de suppléer à la voix par les gestes. Je pris le parti d'obéir sans dire mot. Mon camarade, moins bien inspiré, manifesta quelque découragement devant la poutre. Mal lui en prit. Je crus, tant l'Allemand le fit tournoyer avec violence, qu'il allait, lui aussi, s'étaler de tout son long dans la vase. — Et quel vent, quelle bourrasque de pluie glacée, et comme la vie, tout de même, était dure !

Souvenirs de guerre (partie 2)

 

Notes

(1) « Le 16 juillet 1914, accompagné de René Viviani, président du Conseil, il s'embarque pour la Russie, où l'alliance franco-russe est renforcée, mais d'où les événements européens (ultimatum de l'Autriche à la Serbie) le rappellent rapidement. Sa rentrée à Paris, le 29 juillet, est triomphale. Quelques jours plus tard, c'est la guerre. ». Source en ligne : http://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Raymond_Poincaré/138547

(2) Surnom de l’École Polytechnique à la fin du 19e et au début du 20e siècle.

(3) Il s’agit vraisemblement d’un ouvrage du même type que ceux évoqués dans cette étude concernant les fortifications littorales en Bretagne, à savoir des projecteurs, des « postes photo-électriques en béton armé de forte épaisseur », permettant à l’artillerie de tirer la nuit:

« Afin de (…) mettre en sûreté les projecteurs trop vulnérables, plusieurs postes photo-électriques pour feux de tir sont construits ex-nihilo avant la Première Guerre (…). Ces nouveaux postes photo-électriques se distinguent par leur construction sur plan-type en béton armé d´une épaisseur d´1 mètre sur les faces exposées et 0,50 mètre sur la façade arrière. La dalle de couverture mesure 0,35 mètre d´épaisseur. Affectant la forme d´une casemate très ouverte (2,4 mètres sous dalle), on les assimile souvent à tort à des constructions allemandes. Ce type de poste de projecteur regroupe dans un même espace (46,5 mètres carrés) l´abri de combat et l´abri de jour. Le projecteur est rendu mobile par des rails et l´utilisation d´une plaque tournante permettant le changement de direction à angle droit du projecteur.

Bretagne Finistère – Fortifications littorales : les postes de projecteurs (Portail des patrimoines de Bretagne, Inventaire général du patrimoine culturel) -- http://patrimoine.region-bretagne.fr/sdx/sribzh/main.xsp?execute=show_document&id=merimeeia29004702

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