Quelques réflexions sur le rapport des Québécois à la justice

Stéphane Stapinsky

Il y a quelque chose de pourri au royaume québécois de la justice.

De tout temps, on a aimé critiquer les avocats. Surtout au Québec, dont les élites émanaient traditionnellement des professions libérales. Mais, aujourd’hui, c’est le système de justice lui-même qui est perçu négativement par un nombre croissant de personnes. Dans une démocratie libérale, dont l’un des piliers est le Droit, cela pose, force est de le reconnaître, un sérieux problème de légitimité.

Une perte de confiance chez les citoyens

Une enquête de 2010, rapportée par le Journal de Montréal, révélait quelques constats intéressants:

30% des gens ne font pas confiance aux tribunaux
39% ne font pas confiance aux avocats
27% ne font pas confiance aux juges
60% estiment ne pas connaître le système de justice (source)

En 2016, même perception de la justice : « À peine la moitié des citoyens s’en disent satisfaits et deux Québécois sur cinq ne lui font même pas confiance. » (source)

Il y a donc une perte de confiance d’une partie importante de la population en ce qui a trait au système lui-même et à ses principaux agents. Ces statistiques corroborent ce qu’on entend régulièrement dans les médias, lors des vox populi ou des lignes ouvertes. Ou dans les conversations avec des gens de tous milieux.

Les « sentences bonbons »

Mais la perte de confiance la plus importante concerne principalement le fonctionnement du système de justice. On le constate particulièrement lors de causes criminelles largement médiatisées qui se concluent par des sentences que l’opinion publique juge trop clémentes, eu égard à la gravité des offenses. Des “sentences bonbons”, dénonce-t-on alors. Et l’indignation du public s’accroît lorsqu’il prend conscience que le système de libération conditionnelle fera en sorte que le détenu sera libre bien avant la fin de sa peine. L’impression se répand que le système de justice ne rend pas toujours justice... On est ici aux antipodes du système américain, qui cumule les peines, souvent de manière absurde (125 ans, 300 ans...). Et veille à leur application.

Aux yeux d’un grand nombre, le système favoriserait les criminels au détriment des victimes. Des sentences trop légères, rendues par les tribunaux et rapportées par les médias, peuvent conforter cette impression. Que certains criminels (par exemple des motards criminalisés) puissent bénéficier de l’aide juridique, alors que leurs victimes sont souvent laissées à elles-mêmes, ne fait que jeter de l’huile sur le feu.

L’engorgement du système, les délais démesurés avant d’être entendus par un juge sont aussi un des aspects les plus critiqués. Avec comme conséquence l’abandon récent de poursuites justifiées pour des raisons de procédure (Arrêt Jordan) qui a suscité des réactions indignées!

Si la plupart des gens ne seront jamais dans des causes criminelles, une bonne partie d’entre eux sera, au cours de sa vie, impliquée dans des causes ou des poursuites civiles concernant des biens ou des services, ou des droits lésés. La Cour des petites créances et la Régie du logement permettent de régler les causes mineures. Si les délais sont parfois longs, les citoyens peuvent espérer y obtenir justice. C’est moins vrai dans le cas des causes plus importantes ou plus complexes, comme on le verra plus loin.

Des lois de plus en plus complexes

Selon l’étude citée plus haut, 86% des personnes interrogées jugent que les textes juridiques sont difficiles à comprendre. Même des universitaires chevronnés ont de la difficulté à se retrouver dans l’écriture abstraite et technique du droit d’aujourd’hui. On peut imaginer le problème qui se pose alors que de plus en plus de gens doivent se présenter au tribunal sans avocat et s’y défendre seuls.

Certes, cette complexification des choses n’est pas imputable au seul système judiciaire. Il résulte des pratiques du législateur. N’empêche. La dernière chose que souhaite le commun des mortels, c’est d’avoir affaire au système de justice et à sa réalité absconse.

Une accessibilité qui laisse à désirer

Mais parfois on y est confronté. Et alors on se heurte au coût très élevé de la justice qui empêche bien des gens d’obtenir justice. Selon l’étude de 2010, 78% des sondés estiment qu’ils n’ont pas les moyens de se payer un avocat. L’accès à la justice semble être de plus en plus un luxe, que seuls les mieux nantis peuvent s’offrir. « La majorité des citoyens qui se privent des services d’un avocat le feraient surtout pour des raisons économiques. Le taux horaire moyen pour un avocat est de 182 $ l’heure, selon le type de droit. Au bureau de l’Aide juridique de Montréal, José Turgeon en voit plusieurs prendre la décision de renoncer aux services d’un avocat. "Lorsqu’on leur explique qu’ils n’ont pas droit à l’aide juridique, ils nous répondent qu’ils vont se débrouiller seuls. Au salaire minimum, plusieurs ne peuvent se payer un avocat, même à taux réduit ", rapporte ce directeur adjoint.» (source)

C’est un réel problème dans le contexte d’une société régie par un droit de plus en plus complexe. Comment s’assurer d’une défense solide et efficace, en cas de litige devant un tribunal, lorsqu’on n’a pas les moyens financiers de retenir le services d’un conseiller avisé? De plus en plus de gens sont donc forcés de se représenter eux-mêmes devant les tribunaux. Avec les résultats mitigés que l’on devine.

Certes, au Québec, existe, pour les plus pauvres, l’aide juridique. Mais le seuil d’admissibilité est fixé à un niveau très bas. Seuls les assistés sociaux et les petits salariés peuvent espérer en bénéficier. Les classes moyennes, trop « riches » (sic), n’y ont pas droit. Comment des familles qui gagnent 30 000, 50 000 ou 70 000 dollars pourraient-elle en effet payer les coûts de la justice en cas de problème sérieux, sans s’endetter à vie ou sans dilapider des épargnes difficilement accumulées? Ayant un couteau sur la gorge, bien des gens sont cependant forcés de le faire.

« La justice, c’est pour les riches. » Voilà un refrain qu’on entend bien souvent...

La justice : pour les riches et les puissants?

En vérité, ce sentiment, les petites gens, les pauvres, les membres des classes moyennes, l’ont depuis toujours. Avant l'État-providence, les choses étaient claires et nettes : il fallait de l'argent pour espérer obtenir justice. Mais il importe de rappeler, sans tomber dans la démagogie et le « rich bashing », que cette réalité existe toujours à notre époque d’égalitarisme sans cesse proclamé.

On ne s’étonnera pas que certains puissants bénéficient de la clémence, sinon de la complaisance du système. Le scandale des commandites, l’affaire Mulroney-Schreiber, les divers scandales concernant le PLQ, qui laissent voir des liens parfois très étroits entre le politique, le policier et le judiciaire, sont révélateurs à cet égard. Cela n’est guère étonnant, dans un pays ou les juges sont nommés par le pouvoir politique, lequel les recrute dans le même milieu social que le sien.

En matière de justice, la différence entre les riches et les puissants (personnes ou entreprises), et les gens ordinaires, c’est que les premiers ont, à la différence des autres, à toutes les étapes de la procédure, la possibilité d’acheter du temps. Du temps de liberté, grâce à leur capacité de payer des cautionnements élevés. Du temps de travail en recrutant, non pas un seul conseiller, mais des équipes d’avocats. Ils peuvent aussi se permettre d’allonger la procédure indéfiniment, de porter en appel un jugement dès lors qu’il leur est défavorable. Ils peuvent également, lorsqu’ils ont perdu une cause, gagner du temps dans l’exécution des jugements, en multipliant les obstacles au recouvrement des dédommagements.

Pour les gens ordinaires, en cas de litige devant une cour civile ou une cour criminelle, les honoraires très élevés des avocats, et tous les autres frais afférents à la procédure judicaire (formulaires, copies officielles, huissier, etc.), sont évidemment le premier et le principal écueil. Les plus réputés des juristes sont les plus coûteux, et, dans certaines circonstances, mieux vaut être défendu par les meilleurs...

Les plus démunis peuvent certes retenir les services d’un avocat grâce au gouvernement, Mais, sans porter de jugement sur le travail réel des avocats de l’aide juridique, peuvent-ils toujours faire le poids face aux ténors du Barreau que peuvent embaucher les entreprises et les individus les plus fortunés? Avec l’utilisation de plus en plus importante de l’intelligence artificielle et des technologies informatiques, et celle du Big Data, les firmes d’avocats les plus riches et les plus puissantes ne disposeront-elles pas d’avantages inégalables face aux juristes du gouvernement ou à ceux qui appartiennent à des firmes privées de moindre importance?

L’affaire Claude Robinson, révélatrice des problèmes et des contradictions du système

Cette triste affaire, très médiatisée, qui s’est échelonnée sur presque 20 ans est un « beau cas » qui permet de mettre en évidence la plupart des problèmes ainsi que les contradictions de notre système judiciaire.

Rappelons les principales étapes de cette saga judiciaire :

« En septembre 1995, Robinson constate qu'une nouvelle série télévisée créée par Cinar, Robinson Sucroë, reprend les grandes lignes de son œuvre. Robinson entame alors des démarches judiciaires pour plagiat.

Le 27 août 2009, Cinar est reconnue coupable de violation du droit d'auteur pour la création et diffusion frauduleuse de la série et est condamnée à verser 5,2 millions de dollars à Claude Robinson. Le jugement est porté en appel.

En avril 2010, un groupe soutenant les efforts judiciaires de Robinson est mis en ligne : Opération Claude Robinson.

Le 20 juillet 2011, la Cour d'appel du Québec maintient la condamnation pour plagiat de Cinar et diminue les indemnités à 2,7 millions de dollars. En août, Claude Robinson annonce qu'il compte porter sa cause en Cour suprême.

Le 24 mai 2012, la Cour suprême du Canada annonce qu'elle entendra la cause Robinson contre Cinar, France Animation, Ravensburger Film et RTV.

Le 23 décembre 2013, la Cour suprême du Canada confirme le jugement de la Cour d'appel du Québec et ordonne au consortium formé notamment de Cinar et France Animation de payer 4 millions de dollars pour avoir plagié l'œuvre de Robinson. » (Wikipedia)

Tous les travers du système que nous avons évoqués plus haut se retrouvent dans cette cause : une procédure démesurément longue, avec appels, obstruction du politique, traitement défavorable de la victime par les tribunaux, etc. « C’est une énième manifestation, flagrante et scandaleuse, écrivait Bryan Myles, du déséquilibre des forces entre les simples citoyens et les entreprises privées dans le système (source).

Certes, tous les tribunaux devant lesquels son cas a été porté ont donné raison à Robinson contre les plagiaires de son œuvre. Mais ce n’est en vérité qu’une victoire incomplète. Une victoire sur le plan de la morale, des principes, mais non pas de la réalité concrète, matérielle. Car la Cour suprême n’a rien fait pour lui faciliter les choses. Dès le jugement final, Robinson a dû entreprendre un nouveau combat, cette fois pour obtenir les sommes qui lui reviennent, ce qui n’est pas une mince affaire :

« En effet, la Cour suprême, à l'instar de la Cour d'appel, n'ordonne pas aux individus et aux entreprises visés de payer solidairement les sommes en cause. Résultat: l'une des parties reconnues coupables ne sera pas tenue de payer la part de la somme à verser pour une firme ou un individu qui déclarerait faillite. Certaines des entreprises condamnées sont aussi à l'étranger, ce qui risque de rendre la perception des sommes plus compliquée. » (source)
 
L’affaire Robinson, dès ses débuts, a suscité l’intérêt des médias. C’est ce qui a permis au dessinateur de recueillir, en 15 ans, 700 000 dollars, « avec l’aide de différents acteurs du milieu culturel et, plus largement, avec la contribution du grand public qui avait été sensibilisé à l’importante cause que celui-ci portait sur ses épaules. » (source) Sans cet argent recueilli, rappelle-t-il, il n’aurait jamais pu faire valoir ses droits jusqu’à la victoire finale.

C’est la notoriété de Claude Robinson qui lui a permis de mettre sur pied cette levée de fonds. Un autre auteur, moins connu ou moins médiatisé, n’aurait sans doute pas obtenu autant de succès dans ses appels au public.

Le commentaire d’un internaute, publié à la suite d’un article consacré à Robinson, résume assez bien, me semble-t-il, la perception d’un assez large public quant à cette affaire et à la justice en général:

« Elle est où la justice dans le cas de M Robinson? Comment se fait-il qu'après presque 20 ans on ne lui a pas payé ce qu’on lui doit? Cinar a été reconnu coupable et condamné à payer M Robinson. Pourquoi la loi n’est pas faite pour les victimes. Comment se fait-il que Cinar puisse vaquer à ses occupations. Nos élus sont là pour changer quelques mots sur une feuille de papier. On laisse une injustice faire ses ravages. Me semble que quand tu es coupable, tu paies ta dette à la société dans ce cas-ci à M. Robinson. Ce n’est pourtant pas difficile de prendre un papier et un crayon et de ré écrire la dernière partie de la loi..."Si tu es coupable tu payes avant de sortir du tribunal". Sinon tu vas en prison en attendant que tu aies payé. C’est pourtant pas compliqué. "À moins que ce ne soit trop simple, trop efficace".»
Michel Gosselin · Cégep André-Laurendeau -- 23 février 2017 (source)

L’avenir de la justice passe-t-il par les médias?

Claude Robinson a pu poursuivre son combat judiciaire grâce à la médiatisation de sa cause. C’est ainsi qu’il a pu amasser une somme importante, auprès du public, « Sans ces milliers de contributions, il aurait été impossible pour Claude Robinson d’assumer les frais engendrés par les différentes procédures judiciaires et de mener son combat à terme » (source).

On peut se poser la question : pour le citoyen ordinaire, qui a peu de ressources et est victime d’une entreprise ou lésé par un autre citoyen plus fortuné, la seule possibilité d’obtenir justice passera-t-elle par la médiatisation de sa cause? De manière quelque peu provocatrice, on se demandera alors si, pour obtenir des résultats concrets à moindre coût, il ne vaut pas mieux connaître un recherchiste télé à J.E. ou à La Facture, que de recourir au service d’un avocat. Afin de débloquer les choses, faudra-t-il espérer, comme bien des gens, un passage à une émission grand public comme celle de Denis Lévesque?

On parle beaucoup, ces jours-ci, du cas de l’écrivain Samuel Archibald, qui mène une bataille contre Desjardins Assurances Générales, qui refuse de lui verser des prestations d’invalidité. A cours de moyens (« Étant sans salaire depuis plusieurs mois, j’ai du mal à acheter une pinte de lait, je vois mal comment je me paierais un avocat»), il a décidé de porter sa cause dans les médias. Le 11 février, il signait un témoignage poignant dans La Presse+, « où il révèle être aux prises avec une profonde dépression depuis quelques mois, déplore le traitement réservé aux personnes qui souffrent d'une maladie mentale par les compagnies d'assurance et le manque d'empathie de ces dernières.» (source)

La lettre de M. Archibald a suscité un très grand nombre de réactions (positives) dans la presse (chroniqueurs, éditorialstes) et sur les médias sociaux. La compagnie d’assurance a finalement décidé de réexaminer son cas : « Desjardins est sensible à la cause de la santé mentale. Nous avons pris connaissance de la lettre de Samuel Archibald et mis en branle un processus de révision.» (source)

Cette décision a inspiré la réponse suivante d’un internaute:

« Je suis heureux pour Samuel Archibald. Malheureusement, je ne peux que penser aux gens qui ne bénéficient pas d’une « couverture médiatique ». Il est clair, dans ce cas, que Desjardins fait du « damage control » et non un travail d’assureur qui a ses clients à coeur.» (source)

Il semble bien, en effet, que, pour certaines entreprises et certains personnages puissants, la perspective d’une mauvaise publicité soit hélas la seule chose qui leur fasse retrouver un certain sens de la justice...

Face aux coûts de plus en plus élevés des procédures judiciaires, faudra-t-il, pour assurer sa défense, utiliser les médias, sociaux, comme ces personnes malades qui sont obligés de défrayer le coût d’un médicament ou d’un traitement non couvert grâce au financement participatif?

L’extension de l’aide juridique à l’ensemble des classes moyennes n’étant pas à l’ordre du jour en raison des coûts faramineux qu’elle entraînerait, cette médiatisation sera-t-elle la seule manière d’obtenir justice qui restera à l’homme ordinaire? J’espère bien que non.




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