Quand des victimes ravagées font des ravages

Yves Allaire

Le Moyen Âge est réputé barbare. C’est pourtant à cette époque, en Angleterre, que l’idée de l’Habeas corpus a pris forme, dans le sillage de la provocatio du droit romain. Il s’agit du principe qui protège le citoyen contre l’arbitraire des autorités. Quand nos médias publient des décennies après les faits des listes de présumés coupables avant procès, ils dérogent au fondement même du droit. Là se trouve la vraie barbarie. Faut-il s’étonner que dans un tel contexte au Québec, les policiers se méfient les uns des autres. C’est l’Habeas corpus qui dissipe la méfiance dans les sociétés. Voici bien des raisons, non de voter de nouvelles lois, mais de respecter la plus vénérable de nos anciennes lois.

Je ne sais pas quelle mesure prendre pour aller vers la paix. Notre société, dans tous ses secteurs d’activité, renferme de multiples secrets, dont une panoplie à caractère sexuel. Dans tous les milieux de travail ou de vie il y a des victimes perturbées, endommagées, détruites, anéanties. Beaucoup souffrent en silence, honteuses, coupables.

Il est des victimes qui, en apparence, ne sont pas des victimes, qui font face à l’épreuve en s’en servant pour devenir plus fortes. Elle n’a pas raison d’elles. Peut-être ont-elles réussi à surmonter suffisamment l’affliction pour vivre libres dans l’adversité.

Il en est qui, n’ayant pas la même force de résilience, traînent toute leur vie le fardeau de leur souffrance d’être. Ces victimes semblent toujours, être inévitablement des victimes. C’est malheureux mais c’est comme ça. À moins que… peut-on espérer…

Il en est aussi qui ont enfoui très loin en elles le souvenir d’une agression au point de l’oublier. Mais l’oubli efface t-il le fait et ses conséquences? Comment le corps, l’esprit, l’âme écopent-ils?

Mais que faire si rien n’a été oublié? Dénoncer l’offenseur? Blâmer, condamner? Cela semble actuellement le geste à faire pour enrayer le mal, pour apaiser la victime. Quand cela se fait sur la place publique par tous les media possibles, sans égard aux dommages collatéraux, comme on dit, d’autres personnes ou communautés qui ne le méritent pas sont éclaboussées. Sans nuances et sans procès veut-on éviter que l’agresseur ne puisse faire d’autres victimes?

Si cette dernière raison est valable dans le cas des agresseurs qui seraient toujours actifs, ne doit-on pas exercer plus de circonspection dans la dénonciation d’agresseurs qui n’ont pas droit de parole ou qui sont morts?

Dans la Communauté religieuse où j’ai fait mon cours classique, j’ai côtoyé des prêtres respectueux, d’une immense générosité. Là comme ailleurs, tous n’avaient pas la vocation au sens le plus noble du terme mais jamais en huit ans de pensionnat je n’ai subi ou été témoin de gestes sexuels équivoques, déplacés. Jamais je n’ai entendu un élève faire allusion à quoi que ce soit à ce sujet.

J’apprends dans les journaux qu’un élève de mon collège, quelques années après mon départ, aurait été agressé entre l’âge de 12 et 14 ans par un membre de la congrégation. Quelle tristesse. Quel dommage. Et quel malheur pour un jeune de cet âge qui aujourd’hui doit avoir plus de 60 ans. Y avait-il d’autres victimes? Par ailleurs, il est dit qu’un seul membre de la communauté fut l’agresseur, et c’est toute la communauté qui se voit visée, salie par la dénonciation dans les journaux. L’étudiant en question aurait déposé en Cour supérieure une requête afin d’autoriser une action collective contre l’établissement d’enseignement privé. (Cette requête a suscité beaucoup d’accusations de la part d’anciens élèves).

Je trouve regrettable qu’il en soit ainsi, après tant d’années. Quel réconfort la vengeance procure-t-elle? Vengeance n’est peut-être pas le juste mot pour parler de réparation. Mais alors qu’on condamne si facilement, si rapidement, que la rumeur nous tient lieu de vérité et que la nouvelle à sensation contamine notre pensée sur la société dans laquelle nous vivons, j’en appelle à libérer la parole dans le discernement et le pardon à soi-même comme à l’autre. 

« Si la paix s’installe un jour, elle ne pourra être authentique que si chaque individu fait d’abord la Paix avec soi-même, extirpe tout sentiment de haine pour quelque race ou quelque peuple que ce soit. Ou bien domine cette haine et la change en autre chose, peut-être même à la longue, en amour… Ou est-ce trop demander ? » Etty Hillesum, morte à 29 ans dans un camp de concentration d’Auschwitz en Pologne.

yvesallaire@sympatico.ca




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