L'usage de la liberté

Bernard Émond

Texte lu le 7 avril 2012 au Monument National dans le cadre de l'événement "NOUS"


Nous n'avons jamais été aussi libres. Jamais n'avons nous été aussi affranchis du poids de l'histoire et de la culture, des liens sociaux et familiaux, des empêchements de la morale et de la responsabilité. Nous sommes libres comme l'air ; plus rien ne pèse sur nous. Nos révoltes sont sans objet, le seuil des transgressions recule sans cesse et il ne nous reste plus que des portes ouvertes à défoncer. Mais d'où nous vient alors le sentiment que plus rien n'est possible, que l'histoire poursuit son cours sans nous, et que nous courons à la catastrophe, spectateurs impuissants des désastres écologiques, économiques et politiques présents et à venir? D'où nous vient ce sentiment de vide?

Se pourrait-il qu'en ayant congédié tout ce qu'il y avait au-dessus de nous, valeurs, traditions, croyances, nous nous soyons livrés à la domination de ce qu'il y a au-dessous, et que nous soyons maintenant esclaves de désirs et d'intérêts que nous imaginons nôtres, mais qui sont en fait imposés à notre veulerie par l'irrésistible envoûtement de la culture de masse et de la société de consommation?

Nous sommes libres mais pour quoi faire? Nous bradons cette liberté, comme nous avons toujours tout bradé dans cette province : patrimoine, richesses naturelles, biens collectifs, avenir.

Dans cette province : habituons-nous à ce mot ; nous n'avons pas fini de l'entendre, et par notre faute. Librement, nous avons choisi par deux fois de demeurer une minorité dans un pays qui n'est pas le nôtre. Si nous ne sortons pas bientôt de notre torpeur, il ne servira plus à rien de parler de Conquête : à cette sujétion, nous aurons donné notre assentiment.

Nous commençons à peine à nous rendre compte du prix qu'il faudra payer. Plus jamais, le Québec n'aura le pouvoir d'influer sur la marche de l'État canadien. Nous vivons maintenant au pays de Stephen Harper, et ce qui pouvait rendre supportable le joug fédéral s'évanouit de jour en jour. Nous ne vivons plus au pays de Lester Pearson, de l'assurance-maladie et du Conseil des arts, mais bien dans celui de la droite religieuse, des sables bitumineux, de la torture acceptable, du soutien inconditionnel à Israël, et peut-être bientôt du retour de la peine de mort. Nous croyions avoir des voisins avec lesquels il était parfois possible de s'entendre, nous voyons maintenant que nous vivons chez des étrangers qui ne prennent même plus la peine de cacher leur exaspération devant ce qui nous reste d'autonomie.

Nous sommes redevenus des Canadiens français. Nous avions fini par croire que ces mots désignaient d'autres que nous, les membres d'une diaspora que nous avons abandonnée, minorités fragiles éparpillées d'un bout à l'autre du pays et que nous considérions avec une sorte de condescendance. Mais voilà que nous nous découvrons une destinée commune : celle de la survivance. Bientôt minoritaires à Montréal, nous verrons sous peu que les lois qui nous ont donné l'illusion de notre pérennité ne peuvent rien contre notre démission, et qu'elles finiront par être indéfendables si nous continuons à reculer.

Toujours libres, nous aurons alors librement à choisir entre le poids, la fatigue d'être canadiens français, ce sentiment d'être des sortes de Sisyphe condamnés à pousser sans cesse notre rocher pour le voir redescendre et la légèreté de nous fondre dans cette Amérique où plus d'un million des nôtres ont déjà disparu et où Céline Dion et le Cirque du Soleil préfigurent notre avenir : celui d'une minorité qui porte le souvenir de sa langue et de sa culture comme une sorte de décoration. Tout nous poussera à choisir ce qui est le plus facile, ce qui fait le moins mal, ce qui rapporte le plus et le plus vite. Pouvons-nous alors douter de notre destin?

Peut-être n'est-il pas trop tard. Peut-être pouvons-nous encore faire usage de notre liberté à d'autres fins. Mais il faudrait alors renverser l'image que nous nous faisons d'elle. Nous nous sommes habitués à une légèreté que nous prenions pour de la liberté, mais la vraie liberté, la liberté agissante, la liberté opérante, cette liberté-là est un poids, une charge, un devoir.

Nous avons été libres pour rien : il nous faut réapprendre à être libres pour quelque chose ; il nous faut recommencer à mettre quelque chose au-dessus de notre liberté : des principes, des valeurs auxquels nous obéirons librement, que librement nous servirons et auxquels librement nous conférerons une autorité. Je sais ce que ce mot peut avoir de contraire à l'esprit de notre temps, mais rien ne sera possible si nous ne reconnaissons pas cette évidence : l'assentiment à une autorité est la condition de la culture ; sans cet assentiment il ne peut y avoir de transmission.

Il y a une autorité du passé, de la tradition, une autorité des valeurs, des grandes oeuvres, une autorité de l'enseignant qui n'ont rien à voir avec l'autorité du despote. Celle-ci repose sur l'asservissement et la domination ; mais l'autorité du passé, des valeurs, des grandes oeuvres ne peut tenir qu'à notre adhésion. C'est dire l'étendue de notre responsabilité : sans notre assentiment, le passé glissera dans l'oubli et nous serons enfermés dans un présent sans relief et sans issue. Étrange renversement : nous nous somme crus opprimés par le poids du passé, or c'est le passé qui est à notre merci. Pour la première fois peut-être dans l'histoire des cultures humaines, les hommes sont libres d'en finir avec la mémoire.

Peut-être choisirons-nous la légèreté, l'amnésie, la facilité, et ce que nous avons été ne sera plus. Un peuple peut survivre à des siècles d'oppression, mais il ne peut pas survivre à sa propre indifférence. Mais peut-être nous rappellerons nous à temps que sans liens, que sans les liens qui nous attachent les uns aux autres, sans les liens qui nous attachent au passé, au territoire, il n'est pas de vie qui vaut la peine d'être vécue.

Sans une fidélité retrouvée à la signification et à la richesse de ces liens, la liberté n'a aucun sens.

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