Les racines du socialisme de Sanders

Andrée Mathieu

Les médias n'y comprennent pas grand-chose. Pas plus qu'ils n'ont compris le mouvement Occupy Wall Street. Ils ne comprennent pas pourquoi Bernie Sanders n'a pas encore abandonné la course à l'investiture démocrate. Ils reprochent au sénateur de s'accrocher à un faux espoir, ou pire, de nuire à la candidate Hillary Clinton en poursuivant la lutte en vain. À la limite, on le prend pour un vieux sénile alors qu'il est de loin le plus jeune esprit dans cette campagne, malgré ses 74 ans. Sinon pourquoi attirerait-il autant de foules, en très grande partie constituées par de jeunes citoyens ? Un petit retour dans le passé nous aidera à mieux comprendre le vieux politicien idéaliste, et nous verrons comment il est malgré tout parfaitement adapté au monde d'aujourd'hui.

Flashback dans les années 1960

Les années 1960 ont été marquées, pour la première fois depuis les années 1930, par un processus de radicalisation sociale aux États Unis. Fondée en 1960, l'organisation de gauche Students for a Democratic Society ou SDS (Étudiants pour une société démocratique) s'est retrouvée au cœur du mouvement de contestation étudiante. Mené par des leaders comme Tom Hayden, Todd Gitlin, Paul Booth et Lee Webb, le SDS a participé à la Nouvelle Gauche américaine en rassemblant les condamnations du racisme, des inégalités économiques et de la politique étrangère dans une critique cohérente du système entier. Pour la première fois, on a tenté de remplacer les batailles sur des questions uniques par un projet de réforme radical de toute la société.

Lors de sa première convention, en juin 1962, le SDS avait publié un manifeste intitulé la "Déclaration de Port Huron" (Port Huron Statement), du nom de la petite ville du Michigan, au nord de Détroit, où se tenait la rencontre. Rédigé à l'origine par Tom Hayden, le texte fut révisé et adopté par la soixantaine d'étudiants présents à la convention. Il explorait des thèmes comme la démocratie participative, tout en invitant les individus à rompre avec une culture aliénée et atomisée. "Dans une démocratie participative, écrivait Hayden, la vie politique serait basée sur quelques principes de base:

• les décisions ayant des conséquences sociales élémentaires devraient être prises collectivement;
• la politique devrait être vue de façon positive comme l'art de créer collectivement un ensemble de relations sociales satisfaisantes;
• la politique devrait avoir pour fonction de sortir les individus de l'isolement et de les intégrer dans la communauté, condition nécessaire mais non suffisante pour mettre du sens dans la vie d'une personne"1.


Il y a un demi-siècle le SDS a lancé un cri du cœur qui a résonné jusque dans les mouvements démocratiques contemporains. Ce cri a été entendu au delà du temps par les mouvements Occupy et a inspiré leurs actions directes comme la résistance aux saisies de domiciles ou aux évictions, les campagnes pour réduire la taille démesurée des banques, le support aux luttes ouvrières et, à plus long terme, l'objectif de sortir l'argent de la politique.

Le socialiste Bernie Sanders

Bernie Sanders a découvert le socialisme à l'Université de Chicago. "Pour moi, le socialisme ne signifie aucunement que l'État doit être propriétaire de tout. Il consiste à bâtir une nation, un monde dans lequel tous les êtres humains auraient un niveau de vie décent"2 dira-t-il. Sur le campus il adhère à la Young People's Socialist League (Ligue des jeunes socialistes), il s'implique dans le Congress of Racial Equality ou CORE (Congrès pour l'égalité raciale), il participe à l'organisation du Student Nonviolent Coordinating Comittee (Comité de coordination étudiant pour l'action non violente) et, en 1962, il organise un sit-in contre l'hébergement universitaire pratiquant la ségrégation raciale. L'année suivante, il participe à la marche sur Washington où Martin Luther King prononce son célèbre discours "I Have a Dream". Après avoir décroché son baccalauréat en sciences politiques en 1964, il passe six mois dans un kibboutz en Israël.

En 1968, il s'installe au Vermont, où il devient maire de Burlington de 1981 à 1989. En dépit de son penchant socialiste affiché, il remporte ensuite l'unique siège du Vermont à la Chambre des représentants puis, en 2007, il est élu sénateur du Vermont. Plusieurs jeunes gens affirment être déménagés dans cet État non pas pour avoir l'occasion de voter pour Bernie Sanders, mais pour vivre au sein du genre de population qui l'a élu. Parmi les "immigrants" du Vermont se trouve un ancien leader du SDS, Lee Webb. Il fait la connaissance de Sanders et lui dit: "Bernie, tu n'iras jamais nulle part en politique si tu ne joins pas le Parti Démocratique"3. Mais personne ne peut dire si cette suggestion a influencé la décision du sénateur de solliciter l'investiture démocrate.

L'esprit du mouvement Occupy

Quiconque suit Bernie Sanders depuis ses années d'activisme étudiant ou depuis son discours épique de huit heures et demie le 6 décembre 2010, devant ses collègues du sénat américain4, sait que sa trajectoire est droite comme un "i" majuscule. Le vieux militant socialiste n'ambitionne pas de devenir président des États Unis, il veut porter une vision du monde qui fait rêver, spécialement les jeunes générations. L'objet de sa lutte est bien résumé dans ces quelques mots de sa célèbre allocution citée plus haut: "C'est la guerre en ce moment dans notre pays. Je ne parle pas de ce qui se passe en Irak ou en Afghanistan. Je parle de la guerre qui oppose les individus les plus riches, les plus puissants, aux familles américaines, aux humbles travailleurs, à la classe moyenne qui est en train de disparaître. La vérité, c'est que certains milliardaires veulent toujours plus et leur cupidité n'a aucune limite". Quand on lit dans le dernier rapport annuel du Boston Consulting Group5 (7 juin 2016) que les huit millions de foyers millionnaires américains (sur une population de plus de 324 millions) détiennent 63% de la richesse du pays, il faut admettre que le sénateur marque un point!

Les paroles de Bernie Sanders font écho à celles du mouvement Occupy qui a "introduit une nouvelle imagination, un nouveau langage politique au cœur de l'Empire", comme a dit l'écrivaine et militante indienne Arundhati Roy6.

Pas un leader, mais un porte-parole

À 74 ans, Bernie Sanders aura décidé d'exprimer ses convictions haut et fort pour une dernière fois et de pousser ses idées aussi loin que possible en se portant candidat à l'investiture du parti démocrate. Lucide et intelligent, il ne s'attendait certainement pas à soulever les foules avec son agenda "socialiste"! Mais il a vite compris que ses nombreux "supporteurs" ne sont pas des partisans ordinaires. Ils appartiennent au réseau "dormant" de jeunes progressistes américains qui aspirent à une plus grande justice sociale, économique et environnementale et qui n'attendaient que l'occasion de sortir de l'ombre. Car à chaque fois qu'on a déclaré la fin du mouvement Occupy, on l'a vu ressurgir ailleurs. Ce sont les occupants de Zuccotti Park (Occupy Wall Street) et leurs semblables à travers le pays qui s'expriment à travers Bernie Sanders ; il n'est pas leur "leader", mais leur "porte-parole", comme dirait Gabriel Nadeau-Dubois. Il ne peut pas les laisser tomber puisque ce sont eux qui le portent. Alors, quand les commentateurs politiques souhaitent qu'il concède enfin la victoire à Hillary Clinton et rallie ses supporteurs derrière la première femme candidate à la présidentielle américaine, ils ne comprennent pas que ce n'est pas à lui de décider.

Un extrait du discours qu'il a prononcé à Los Angeles le soir de la primaire de la Californie nous permet de croire que le sénateur en est pleinement conscient:

"La démocratie, ce ne sont pas les milliardaires qui achètent les élections. Nous allons réparer notre système de justice détraqué. Nous allons démanteler les grandes banques de Wall Street. Nous allons joindre le reste du monde industrialisé et garantir à tous le droit à des soins de santé. Nous allons effectuer une véritable réforme de l'immigration et proposer un parcours vers la citoyenneté. Nous allons dire aux milliardaires et aux entreprises américaines qu'ils doivent commencer à payer leur juste part. Ce que nous comprenons et que chacun de nous a toujours compris, c'est que le vrai changement ne se produit jamais à partir du sommet mais à partir de la base.

Voilà l'histoire de l'Amérique, qu'il s'agisse de la création du mouvement syndical, du mouvement des droits civils, des mouvements féministes ou du mouvement LBGT. Et c'est la raison d'être de NOTRE mouvement.

Mais vous savez tous que ça va bien au-delà de Bernie. Il s'agit de nous tous ensemble. C'est la raison d'être de ce mouvement. Ce sont des millions de personnes d'un océan à l'autre se levant debout, regardant autour d'eux et constatant que nous pouvons faire mieux, beaucoup mieux comme nation. Et peu importe si Wall Street aime ça, si les entreprises américaines aiment ça, si les riches donateurs aux campagnes électorales aiment ça ou si les empires médiatiques aiment ça, nous, ensemble, ensemble nous savons ce que nous avons à faire. Et c'est de rassembler le peuple américain pour créer un gouvernement qui fonctionne pour nous, pas pour le 1%"7.

Le sénateur et les réseaux sociaux

On se souvient de l'insistance avec laquelle les journalistes voulaient faire dire à Gabriel Nadeau-Dubois qu'il était le leader de la CLASSE. Les journalistes américains n'en ont pas moins cherché à identifier les leaders du mouvement Occupy Wall Street. Les médias sont tellement accrochés au culte de la personnalité qu'ils "restent aveugles à la réalité du terrain" et ne comprennent pas bien "ce qui se transforme présentement dans la sphère publique"8. Or, en favorisant l'auto-organisation, cette "coordination non hiérarchique" qui offre la possibilité à une diversité d'acteurs possédant des motivations différentes de participer à des projets communs, les réseaux sociaux ont transformé le paysage politique et ont permis l'avènement d'une véritable démocratie participative. Pour bien interpréter les décisions de Bernie Sanders dans les présentes primaires démocrates, les analystes politiques doivent cesser d'y voir un candidat visant le sommet de la hiérarchie politique, et considérer plutôt des partisans souhaitant établir un réseau de gouvernance cohérent avec le monde connecté d'aujourd'hui.

Ainsi, Twitter peut agir comme "outil de coordination de masse entre individus", puis, par interconnexion, l'information peut circuler à travers différents réseaux de personnes, comme les abonnés de Facebook par exemple. Sur Twitter Counter, on apprend que Bernie Sanders possède plus de deux millions d'abonnés à son compte Twitter et qu'il a posté une moyenne d'environ 12 "gazouillis" par jour pour un total de 8 780 depuis le début des primaires démocrates. C'est en partie à ce nouveau moyen de communication qu'il doit les importants rassemblements qu'on a pu observer tout au long de sa campagne.

La renarde et le hérisson9

Non, ce titre ne se réfère pas à une fable inédite de La Fontaine, mais à une métaphore du philosophe politique britannique Isaiah Berlin qui s'applique bien à la comparaison entre Hillary Clinton et Bernie Sanders. Selon l'auteur, le renard est un leader politique qui connait beaucoup de choses, le hérisson, celui qui connait UNE chose importante. Lors d'un débat démocrate, en février dernier, cette différence entre les deux candidats est apparue clairement. Quand on leur a demandé quelle était leur première priorité législative, Madame Clinton a récité une litanie d'objectifs, alors que Monsieur Sanders a répondu que c'était la réforme du financement électoral "puisque que c'est la condition sine qua non pour restaurer la démocratie". Alors que la candidate Clinton essaie de convaincre les électeurs que le poste de président serait mieux servi par une renarde, à cause de sa polyvalence, le hérisson Sanders se concentre sur la redistribution de la richesse et l'anti-ploutocratie.

Mais tant que les Républicains contrôleront au moins une chambre du Congrès américain, ni le pragmatisme de la renarde, ni l'idéalisme du hérisson ne permettront à un président démocrate de s'imposer. Bernie Sanders sait que la seule façon de mener des réformes majeures consiste à mobiliser des millions de personnes. Et il sait, depuis les années 1960, que la mobilisation d'un si grand nombre de personnes n'est pas le fait d'un leader, si charismatique soit-il, mais d'un mouvement de la base qui s'auto-organise.

Et maintenant?

Maintenant qu'Hillary Clinton a obtenu le nombre de délégués nécessaires pour devenir la candidate démocrate aux élections présidentielles, que va-t-il advenir de Bernie Sanders? Il est très intéressant de lire, sur les réseaux sociaux, ce qu'en pensent ses partisans.

Déjà une pétition de 100 000 noms circule pour que le sénateur se présente comme indépendant. Mais ce serait diviser le vote démocrate et dans le parti démocrate, personne ne veut faciliter la tâche à Donald Trump. Un abonné de Reddit, surnommé Brettster10, s'exprime ainsi: "La révolution à laquelle nous invite Bernie consiste à infiltrer le parti démocrate et à y exercer notre influence. Il dit qu'il serait incapable d'accomplir quoi que ce soit sans cette révolution où des millions de citoyens vont se lever et dire "assez, c'est assez". Alors rien dans sa défaite ne vient stopper notre mouvement. Supporter Hillary contre Trump ne veut pas dire approuver ses moindres gestes. Cela veut dire maintenir la pression sur elle et la forcer à faire des compromis avec nous à chaque pas".

Au début de mai, Bernie Sanders a affirmé son intention de porter sa campagne jusqu'à la convention nationale du parti démocrate à Philadelphie, en juillet, et de réunir le plus de délégués possibles afin de réussir à mettre sur pied la plateforme la plus progressiste qu'un parti politique américain n'ait jamais vue. Cet objectif, il est déjà sur la bonne voie de l'atteindre car il a obtenu de choisir cinq des quinze membres du comité de rédaction du programme électoral démocrate. Hillary Clinton en a proposé six et Debbie Wasserman Schultz, présidente du parti, en a proposé quatre. Comme il fallait s'y attendre, les cinq membres sélectionnés par Sanders sont fortement progressistes11. Il y a d'abord le journaliste, auteur et militant écologiste Bill McKibben, fondateur de l'ONG "350.org" qui se concentre sur la lutte contre les changements climatiques et qui s'oppose au projet d'oléoduc Keystone XL. Il y a également Keith Ellison, premier américain musulman élu au Congrès des États Unis; il a prêté serment sur le coran. Diplômé de droit, il est aussi co-président du caucus progressiste du Congrès. Cornel West est philosophe, théologien et spécialiste des religions. Professeur à Harvard et maintenant à Princeton, il est l'auteur du livre Race Matters (1994) ainsi que membre dirigeant de Democratic Socialists of America (Socialistes démocrates d'Amérique). Deborah Parker est une activiste amérindienne, native d'Alaska et ancienne vice-présidente de la tribu Tulalip. Elle a été un facteur déterminant dans la reconduction de la législation contre la violence faite aux femmes (Violence Against Women Act). Enfin, James Zogby est un pro-palestinien président de l'Arab American Institute (Institut arabo-américain). Il a été conseiller pour les campagnes du Révérend Jesse Jackson, du vice-président Al Gore et du président Obama. Les sélections de Madame Clinton comptent également plusieurs progressistes, notamment Carol Browner, qui a dirigé les politiques de la Maison Blanche en matière d'énergie et de changements climatiques sous le président Obama, et Paul Booth, ancien secrétaire général du SDS (Students for a Democratic Society) et figure de proue de l'American Federation of State, County and Municipal Employees, l'un des plus puissants syndicats américains avec ses 1,4 million de membres, principalement des employés des gouvernements locaux ou fédéraux et du secteur de la santé.

Durant les primaires démocrates, Bernie Sanders a réveillé les réseaux progressistes et socialistes des années 1960 ainsi que ceux des occupants de Wall Street et d'ailleurs, en donnant à tous une nouvelle occasion de défendre leurs idéaux. En choisissant de le faire au sein d'un parti officiel, il a voulu montrer qu'en se tenant debout, en s'engageant et en prenant soin les uns des autres, on peut faire en sorte que "notre vision, une vision de justice sociale, de justice économique, de justice raciale et de justice environnementale soit le futur de l'Amérique". Il a tenu ce langage tout au long de sa carrière et il a toujours voté en conséquence. C'est un homme de principes et de cohérence et c'est pourquoi il a inspiré confiance à tant de monde.

Notes

1. The Port Huron Statement: Still Radical at 50, publié sur www.inthesetimes.com
2. Carol Felsenthal, Bernie SandersFound Socialism at the University of Chicago, publié sur www.chicagomag.com
3. Todd Gitlin, The Bernie Sanders Moment, publié sur www.commondreams.org
4. http://youtu.be/VLNKq9soLE (version longue 8.34.29 heures) Ce discours a fait l'objet de la plus forte tendance du moment sur Twitter aux États Unis et de la deuxième dans le monde! Le sénateur Sanders y donne notamment une leçon d'histoire sur la classe moyenne américaine.
5. www.bcgperspectives.com
6. Arundhati Roy, Capitalism: A Ghost Story, HaymarketBooks, 2014, p. 93
7. Celia Darrough, The Transcript of Bernie Sanders' California Speech Is a Rousing & Defiant Call to Action, publié sur www.bustle.com
8. Mélanie Millette, Josianne Milette, Serge Proulx, UQAM, Faculté de communication, Hashtags et casseroles: De l'auto-organisation du mouvement social étudiant, publié sur wi.mobilities.ca
9. Harold Meyerson, Bernie and the New Left, publié sur www.prospect.org
10. www.reddit.com/Brettster/?count=25&after=t1_d46iv8i
11. John Nichols, The Democratic Platform Committee Now Has a Progressive Majority. Thanks, Bernie Sanders, publié sur www.thenation.com

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