Les mots de l'actualité : tolérance

Stéphane Stapinsky

Voilà bien un mot fétiche de notre époque. Qui recouvre ce qu’on veut y mettre, même si c’est bien souvent contradictoire. Qui peut être contre la tolérance? C’est comme la paix dans le monde…

Aux États-Unis, sur les campus universitaires, gros débat au sein de l’avant-garde progressiste afin de déterminer s’il est légitime d’utiliser la violence contre les ennemis « fascistes ». A la suite des émeutes de Berkeley, qui ont mené à l’annulation de la conférence de l’essayiste d’extrême droite Milo Yiannopoulos, des militants, dans le journal étudiant de l’institution, ont répondu à cette question par l’affirmative. Ceux qui ont le mot tolérance à la bouche sont souvent les plus intolérants. Un constat quon peut faire tous les jours.

Au Québec, à l’UQAM, une journaliste de Radio-Canada à tendu un piège aux extrémistes. Elle annonce deux événements à venir (fictifs), l’un censé plaire aux progressistes (une manif contre la gentrifications), l’autre ayant pour thème le nationalisme identitaire. Devinez laquelle des affiches fut prise à partie par les activistes d’extrême gauche? Bien sûr, les commissaires politiques de l’association étudiante locale ne pouvaient pas “autoriser” la tenue d’une activité à caractère “national”, donc raciste. A Montréal comme à Berkeley, et en Angleterre aussi (voir l’enquête du magazine Spiked sur la liberté d'expression dans les universités du Royaume-Uni), un nouveau crime est défini par les tenants de la rectitude politique qui patrouillent sur les campus : « l’instrumentalisation de la liberté d’expression ». Bien sûr, le fait de parler d'instrumentalisation est tout à fait secondaire. C’est la chose elle-même, à savoir la liberté d’expression, qui est avant tout visée par les nouveaux gardes rouges.

Allemagne : un dénouement prévisible

On aime bien se dire tolérant. C’est bien vu dans les salons et dans les tribunes médiatiques. Le mot est de nos jours devenu synonyme de vertu. Mais la crise des « migrants » en Europe nous  a bien montré à quoi menait  la tolérance érigée en absolue, une  tolérance irréfléchie, à laquelle aucune limite n’est posée.

Au début  de 2016, j’ai écrit un article à la suite des agressions sexuelles de Cologne qui impliquaient des réfugiés et immigrants du Maghreb et du Proche-Orient. Certaines personnes m’ont reproché mes critiques à l’endroit de la chancelière Merkel, qui était si tolérante, si généreuse, qui avait, selon eux, sauvé moralement un Occident qui se dédouanait du problème des réfugiés.

Merkel a choisi l’accueil sans limite des réfugiés en territoire allemand. Appel d’air incroyable qui devait contribuer à faire augmenter de manière exponentielle les flux migratoires. « Nous sommes capables », martèle-t-elle depuis plus d’un an, nouveau mantra de l’ouverture généralisée. Ma première réaction face à cette politique avait été de dire : « Elle est folle ! » L’Allemagne a de fait reçu, en 2015, plus d’un million de migrants. Un nombre démesuré, insensé, aucun pays ne serait à même d’absorber, dans des conditions raisonnables, de telles masses humaines. Il fallait en accueillir, oui, mais en accueillir moins afin d’être en mesure de les intégrer.

Je prévoyais aussi que le retour du balancier serait terrible. Une politique d’accueil menée avec si peu de discernement devait, tout ou tard, mener à la réaction inverse. De fait, après Cologne et d’autres incidents, la population se montrait de plus en plus hostile à la politique d’immigration de la chancelière. Et, par réaction, la politique du gouvernement allemand devint plus dure, plus intransigeante. Certains hommes politiques parlèrent de refouler les navires qui abordaient les côtes européennes. Voilà où mène l’accueil illimité, une politique d’immigration conçue en ne tenant pas compte de la réalité. S’il est une chose que peut nous apprendre la politique inconsciente de Merkel, c’est qu’à vouloir le bien à tout prix, de manière inconditionnelle, sans qu’une réflexion approfondie ait eu lieu, on se prépare pour l’avenir les pires désastres.

Philippe Couillard, ou la tolérance intolérante

Déclaration infâme du premier ministre du Québec, en ce 14 février. Variation libérale, en quelque sorte, du massacre de la Saint-Valentin. Tout le contraire d’une déclaration d’amour. Philippe Couillard a accusé ses adversaires péquistes d’être en définitive responsables de l’attentat à la mosquée de Québec, en raison du débat qu’ils ont suscité autour de la Charte des valeurs.

Des paroles de soufre. Indignes, à mon sens, d’un premier ministre qui devrait en principe s’élever au=dessus des diverses factions de la société et chercher à unir la nation. Depuis le début de son mandat, Philippe Couillard nous aura donné un rare exemple d’intolérance idéologique à la tête de l’État. Pour lui, la position de ses adversaires n’a aucune légitimité. Qu’il soit contre l’idée d’indépendance, c’est son droit. Mais il n’est pas obligé de vilipender ceux qui ont cet idéal. "Assis sur son nuage, dans une galaxie loin de chez nous, Philippe Couillard (...) souffle sur les braises de l’intolérance envers tous ceux qui ne pensent pas comme lui." (Joseph Facal

Tandis que certains nous voient comme étant xénophobes, d’autres affirment que nous sommes trop tolérants

Dans la foulée de l’attentat de la mosquée, l’on a pu assister à l’habituel Quebec bashing qui montre toujours le bout de son nez en pareilles circonstances. Par ailleurs, au Québec même, à côté de légitimes appels à la réflexion, de multiples tentatives de culpabilisation : des péquistes, des caquistes, des nationalistes identitaires, de Mathieu Bock-Côté, des radios de Québec, etc. Comme si un événement tragique comme celui-là n’aurait pu avoir lieu qu’au Québec, et pas ailleurs, en raison d’un contexte singulier et toxique. Une idée évidemment absurde.

On a en particulier incriminé le débat, il y a quelques années, autour de la charte des valeurs. Eh! quoi. Il faudrait donc éviter à tout prix de mettre sur la table les sujets qui fâchent, sous prétexte que cela risquerait de détruire l’harmonie sociale? Je le dis, une telle harmonie sociale, si elle est mise à mal par un simple débat, ne serait alors que fumisterie.

A côté de ceux qui nous somment de mettre le couvercle sur la marmite, il y a heureusement ceux (celles en l’occurence) qui soulèvent les vraies questions et n’ont pas peur des sujets gênants. Ainsi Fatima Houda-Pépin, qui a le courage de s’en prendre au parti libéral (celui de Couillard) dont elle a longtemps fait partie.

Djemila Benhabib, dont une bibliothèque a annulé il y a quelques jours la conférence qu'elle devait y donner, afin de ne pas déplaire aux musulmans, a livré un message d’une rare fermeté quelques jours après l’attaque :

«Je me serais attendue à ce que ces rencontres avec les religieux musulmans soient aussi une occasion pour nos politiciens de leur expliquer le sens de la démocratie. La nécessaire distanciation entre le politique et le religieux pour protéger les religions précisément. Le profond respect des femmes. Notre attachement à la liberté d'expression. Notre rejet viscéral de la violence. Mais non, c'était trop leur demander. L'occasion était trop belle pour eux de comptabiliser des votes! Caresser dans le sens du poil. Et faire des promesses, toujours des promesses...aussi encensées les unes que les autres.

Je crains que nos décideurs nous aient placés dans une logique infernale. Ils se sont drapés dans les paroles des religieux. Nous avons assisté à un rare moment d'islamisation de la démocratie en direct. Ils n'ont pas su afficher la hauteur qu’exigent d'eux leurs fonctions. Un politique n'a pas à reprendre les paroles d'un religieux. Car il représente les Québécois dans leur pluralité et leur diversité. Il doit toujours incarner avec dignité sa fonction et ne jamais perdre de vue le sens de la nation et des grands principes démocratiques ».

Et je suis tombé aussi sur un texte de Blandine Soulmana --  une écrivaine québécoise, née d’un père musulman et d’une mère chrétienne, qui a publié un essai intitulé Ces différences et coutumes qui dérangent -- un texte paru en 2013, mais qui garde toute sa pertinence. Elle voit d’une manière critique le comportement des Québécois. “Soyons clairs, j’adore le Québec, je m’y plais, mais je trouve les Québécois trop tolérants. Tout doit être accepté au nom de la tolérance… c’est faux! Un pays libre doit poser des limites pour faire respecter la liberté de tous.

Le Canada n’est pas “le plusse (sic) meilleur pays du monde” en matière de tolérance

Consternation dans les milieux officiels canadiens et dans les médias. L’axe de rotation de la Terre se serait-il inversé ? Pleuvrait-il des sauterelles au Yukon? Non. Une récente enquête, menée par un universitaire de Toronto, Michael Donnelly, pulvérise un des plus grands mythes actuels sur le pays. Non, malgré Justin Trudeau, malgré presque cinquante ans de multiculturalisme officiel, la population canadienne n’est, au bout du compte, pas aussi tolérante qu’on pourrait l'imaginer.

« Peu importe ce qui a fait l’[image] exceptionnellement positive du Canada en matière d’immigration et d’intégration au cours des cinquante dernières années, [les Canadiens] ne semblent pas exceptionnellement tolérants, conclut M. Donnelly dans son étude intitulée L’exceptionnalité canadienne  : sommes-nous bons ou chanceux  ? présentée la semaine dernière dans le cadre du congrès annuel de l’Institut d’études canadiennes de l’Université McGill.

 Ils sont très fiers d’être Canadiens, ça oui. Et ils ont une attitude relativement positive à l’endroit de l’immigration. Mais ils ne sont pas extraordinairement pro-immigration comparativement aux Européens et aux ressortissants des pays pairs, dit le sondage. Pourquoi ? Un exemple. Malgré que peu de Canadiens (19 %) se disent d’accord avec le fait d’arrêter toute immigration au pays, ils sont seulement 46 % à s’y opposer fermement. Cela laisse un grand bloc [de répondants] qui sont ouverts à l’idée, fait remarquer M. Donnelly, qui s’est dit très surprisque le nombre d’opposants ne soit pas plus élevé. Pour montrer à quel point le Canada n’est pas si exceptionnellement ouvert, l’étude rappelle qu’en 2010, 43 % des Américains étaient opposés à ce qu’on ferme leurs frontières aux immigrants. Ces résultats suggèrent qu’un mouvement anti-immigrant sérieux n’est pas impossiblechez nous.

(...)

Quant au multiculturalisme, les Canadiens se disent satisfaits de la manière dont il est implanté, les gens décriant cette doctrine représentant moins de 20 %. Toutefois, sur son efficacité comme telle, les Canadiens sont plus dubitatifs : 58 % sont très d’accordou d’accord pour dire que trop d’immigrants ne semblent pas connectés à la société canadienne. Sans surprise, une forte majorité de répondants croit aussi que les immigrants ont la responsabilité de s’adapter à leur pays d’accueil. » (source)

Voilà qui dégonfle quelque peu la baudruche de l'extraordinaire tolérance canadian...

Pourquoi s’en étonner car rien ne prédisposait le Canada à être un pays “ouvert”…

Selon Michael Donnelly, l'auteur de l'étude cité plus haut, l'"exceptionnalité" du Canada n'est qu'un beau rêve. "Nous ne sommes pas si tolérants et à mon avis, ça n'a pas tellement changé au fil du temps." Alors, pourquoi cette prétention du Canada à s'ériger en modèle pour le monde?

Pour prétendre être à l’avant-garde du monde en matière d’ouverture à l’Autre, il faudrait que le Canada soit un pays où, sur un plan collectif, des vérités pourraient être dites et acceptées. Je pense que le Canada est au contraire un pays qui cultive le mensonge, qui a toujours cultivé le mensonge dans les relations entre les groupes qui le composent. Puis-je mentionner l’illusion opaque qui gouverne depuis toujours les relations entre les deux « peuples fondateurs » du pays? Ou les rapports malaisés avec les peuples autochtones? Le cas des immigrants, des néo-Canadiens, est tout aussi problématique. Le multiculturalisme est une véritable « machine » à générer le mensonge entre les groupes ethniques au sein du Canada. Dans un pareil contexte, la notion de tolérance est presque vidée de son sens.

Le Canada est très mal placé pour jouer les donneurs de leçon. Un article sur la tolérance n’est pas dans le contexte actuel le lieu idéal pour rappeler dans tous les détails le sombre passé du Canada en matière de racisme, d’antisémitisme et d’eugénisme. Je m’en remettrai plutôt à cet aveu de l’historien John Price  : "(…) il existe toujours une profonde réticence (qu’on pourrait presque qualifier de syndrome d'évitement) à reconnaître ouvertement que le racisme, hier comme aujourd’hui, est un problème bien réel au Canada. Un historien parle à ce propos d’une «ideology of racelessness » (d’une idéologie qui ignore la question de la race), qui serait partie prenante d’une mythologie de type nationaliste cherchant à distinguer nettement le Canada des États-Unis." (“Yet there remains a deep-seated reluctance, what might almost be termed an avoidance syndrome, to openly identify racism in Canada as a problem, past or present. One historian has termed this an “ideology of racelessness,” part of a nationalist mythology that emphasizes Canada’s difference from the United States”) (John Price, Orienting Canada. Race, Empire and the Transpacific, UBC, 2011)

La tradition séculaire de racisme anti-francophone, l’antisémitisme largement diffusé, le Ku Klux Klan, les politiques contre les immigrants asiatiques, les discriminations contre les Ukrainiens et d’autres communautés, l’eugénisme, tout cela, l’influence de toute cette haine, de ce racisme, de cette intolérance, tout cela aurait disparu, depuis 1972, par la grâce de la loi sur le multiculturalisme. Par celle-ci, le Canada anglais aurait acquis une nouvelle virginité antiraciste… Au Canada, le multiculturalisme officiel aura été ce grand voile qui a tout recouvert et qui a absout tous les péchés du passé. On me permettra d'être sceptique...

Une conception plus modeste et plus réaliste de la tolérance …

Dans une de ces envolées lyriques qu’il affectionne, Justin Trudeau a soutenu l'an dernier qu’au Canada, “on devrait être rendu au-delà de la tolérance. La tolérance, telle que la conçoit le premier ministre, c’est « la tolérance idéale, infinie, grandiose, qui flotte depuis la naissance du monde dans le jus des grandes idées ». C’est une tolérance destinée aux anges…

Pour ma part, je valorise plutôt, comme Marc Molk, du magazine Causeur, une tolérance moins transcendante, une tolérance plus ordinaire. Et plus réaliste aussi, je pense. Une « tolérance quotidienne, triviale, machinale, qui fait le liant des sociétés flegmatiques comme la nôtre ».

Une tolérance qui nécessite, dans la vie de tous les jours, certaines vertus, comme la discrétion : « le souci de signifier à l’autre qu’on le ménage, alors que l’on se doute bien que nos petites manies l’irritent », qui « est une condition essentielle de la concorde civile ». La discrétion est « l’expression d’une politesse élémentaire, par laquelle nous assistons nos frères humains dans la tâche ardue de supporter notre présence sur Terre. C’est une contrainte tacite, (…) qui veut bien que le voisin fasse comme il lui chante, pourvu qu’il ne la ramène pas trop, qu’il nous prenne en compte, qu’il fasse preuve d’un minimum de circonspection. (…) Ainsi est rendue possible la tolérance ordinaire. »

Une entente minimale entre les membres d’une société ne saurait survivre à une expression trop ostentatoire de valeurs qui ne font pas l’unanimité. Cela me paraît évident. Car c’est alors la tolérance « un peu je-m’en-foutiste » de nos sociétés « qui s’enraye à la vue des niqabs, burkinis et autres parades identitaires agressives ».




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