Les fondements de la pensée libertarienne : Aristote ou Kant

Louis Valcke

J’ai récemment eu l’honneur de participer à un colloque du Liberty Fund, cette fondation privée « qui s’est donné pour mission de défendre l’idéal d’une société d’homme libres et responsables ». Placé sous la présidence de M. Pierre Lemieux, ce colloque s’est déroulé à Montréal, du 30 juin au 3 juillet 1988. 

Soulignons l’excellente organisation de ces journées; notons, en passant et pour ne plus y revenir, les résurgences, assez inattendues dans ce milieu, d’un certain nationalisme : quelques Français tenaient à souligner tout ce que la pensée libertarienne doit au génie de la France, alors que certains Américains ne manquaient pas d’évoquer la « mission providentielle » des États-Unis dans la diffusion de cet idéal. 

On pouvait également noter, tout au long de ces journées de débat, une division assez marquée, au moins en apparence, entre les « continentaux » et les « anglo-saxons », plusieurs de ces derniers montrant quelque impatience à l’égard des discussions « métaphysiques » en lesquelles semblaient se complaire les premiers. Cependant, on peut penser que cette démarcation de continent à continent était due au hasard des participations individuelles beaucoup plus qu’à une différence idéologique culturelle. En effet, on ne peut oublier que les libertariens les plus radicaux, comme Murray Rothbard et Ayn Rand, sont américains de culture, sinon de naissance. Et l’un et l’autre fondent leur conception en un recours explicite à la théorie des droits naturels, de ces droits donc qui découleraient d’une commune nature humaine. Or, toute discussion portant sur la nature des êtres et des choses est toujours une discussion d’ordre métaphysique.

L’éthique et le transphénoménal

On ne peut que se réjouir de cet approfondissement de la problématique éthique, ou juridique et politique, car enfin, si l’éthique peut être de quelque utilité pratique, il faut qu’elle puisse éclairer notre démarche, qu’elle puisse nous procurer quelques directives. 

Et pour cela, il faut que, quelque part, en quelque point fondamental, elle échappe à l’à-peu-près, à l’éphémère, aux éternelles remises en cause. Bien plus, dans la mesure même où l’éthique est, en soi, une prise de conscience et une remise en question des comportements, c’est-à-dire de ce qui se fait, de ce qui se pratique, il faut qu’elle puisse s’appuyer sur quelque chose qui soit au-delà des faits et des pratiques. Sinon, pourquoi ferait-on appel à elle et pourquoi lui ferait-on confiance? Comme le disait Emmanuel Kant dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs : « On ne peut rendre à ceux qui se rient de toute moralité de service plus conforme à leurs désirs que de leur accorder que les concepts du devoir doivent être dérivés uniquement de l’expérience; c’est, en effet, leur préparer un triomphe certain. »

Appel, donc, au transphénoménal, et cet appel ou ce recours était implicitement présent chez tous les congressistes, y compris chez celui qui prétendait adopter « une position agnostique sur la question du fondement moral des droits individuels »; n’avait-il pas, au préalable, tenu à préciser que les droits individuels sont « les droits naturels de l’individu »1 ? Faut-il le dire, une telle précision n’est éclairante que si elle présuppose la réalité de la nature de cet individu. 

Principe éthique et nature humaine

Seulement voilà : la notion de « nature humaine » offre-t-elle ce fondement assuré, cette base inébranlable que l’éthique recherche ? 

Murray Rothbard et Ayn Rand, entre autres et pour ne citer que ceux-là, se réclament explicitement d’Aristote et de sa définition de l’homme comme animal raisonnable, d’où découle, entre autres, la distinction radicale, et si caractéristique de la pensée aristotélicienne, entre l’instinct animal et la raison humaine. 

Or, la notion de nature ou d’essence est une des notions charnières de l’aristolélisme, mais c’en est aussi le point le plus susceptible de critique, du moins si l’on entend « essence » en son sens, proprement aristotélicien, de principe formel. C’est là le sens fort, le sens spécifique, le sens intéressant de la notion aristotélicienne. Si, en effet, l’essence est principe formel, elle peut être ce référent solide que l’éthique demande, ce point d’ancrage à partir duquel des règles pratiques pourront sans doute être déduites. 

Ce n’est pas mon corps qui me fait homme, disait déjà Socrate, mais, au contraire, c’est parce que je suis homme que mon corps est tel. S’il en est ainsi, l’essence ou nature n’est pas la simple description d’une structure biologique. Au-delà du biologique, elle est prescription : norme à laquelle le biologique devrait se conformer, malgré toutes les variantes individuelles qu’il peut comporter. 

Ainsi, pour en souligner la pertinence éthique, si cette nature essentielle est, de quelque façon, égale ou identique chez tous les humains, on pourra légitimement affirmer a priori leur égalité ontologique, et ce, malgré les différences physiques qui, de l’un à l’autre, distinguent ces individus sur le plan empirique, faisant de chacun d’eux un être unique. 

Est-ce à cette notion de nature, entendue au sens fort qu’elle avait chez Aristote, que se rattachent les conceptions libertariennes? On peut en douter. 

Principe ou description factuelle ?

On peut en douter parce que, depuis Aristote, l’essentialisme authentique a subi les atteintes de Galilée, d’abord, les critiques radicales de Kant, ensuite. 

Or, on ne peut prendre ces critiques à la légère. Elles demandent, au moins, discussion sérieuse. Mais j’ai cru comprendre que Kant est très mal vu par certains libertariens : la seule évocation de son nom suffisait à provoquer malaise, agacement ou indignation. 

C’est que Kant a levé un fameux lièvre : l’esprit humain est-il capable, partant du monde de l’observable, d’atteindre à l’intuition de l’être même des choses, à l’intuition de leur essence ? 

Kant, on le sait, répond par la négative, et son argumentation est toujours la même : l’analyse d’un phénomène ne pourra jamais nous révéler que du phénoménal, car « tout ce qui se manifeste dans un phénomène est à son tour phénomène »

Ainsi, quand on dit qu’« il est de la nature d ’un atome d’oxygène de former une molécule d’eau quand on l’unit à deux atomes d’hydrogène »2, on n’a strictement rien dit, rien dit, du moins, qui relève du transphénoménal. On n’a fait que décrire un processus récurrent auquel on attribue le nom de nature, par synthèse ou simplification mentale. Attribuant ainsi au mot « nature » un sens anodin et banal, on confond la notion de principe formel invariable et celle d’organisation matérielle, toujours progressivement modifiable. Il ne faut pas, quand même !, confondre la « nature » de l’oxygène avec sa valence, qui, elle, ne dépend que de sa structure atomique. Or, la structure atomique relève pleinement du monde phénoménal et ne préjuge en rien d’une réalité transphénoménale... 

Transposer cet exemple au niveau de l’être humain, ce serait réduire la nature de celui-ci à quelque structure biologique fondamentale, au code génétique par exemple, c’est-à-dire à un phénomène, dont on ne sait que trop qu’il est modifiable, et qu’il est ou sera manipulable à volonté. Allons-nous dire que le code génétique s’identifie à l’essence ou à la nature de l’être humain ? Ce serait précisément ôter à ces notions cette caractéristique de référent ultime et immuable que l’éthique des Rand ou Rothbard croit voir en elles... 

Sans du tout avaliser leurs constructions théoriques, il faut reconnaître la pertinence des critiques que freudisme, behaviorisme, marxisme adressent à la notion de « nature humaine ». Si ce mot peut encore apparaître dans ces différents discours, il y a perdu son sens premier, son sens fort, son sens caractéristique, le seul qui, dans le contexte qui nous occupe, puisse être significatif. 

Venant d’horizons si opposés, ces critiques se renforcent par leur congruenœ. La pensée libertarienne refuserait-elle d’en tenir compte, elle se situerait alors, très littéralement, dans un contexte pré-kantien, et son appel à la « nature humaine » n’aurait pas plus de poids réel qu’il n’en avait au XVIIIe siècle. 

Le XVIIIe siècle et la légèreté de l’être

À cette époque également, les meilleurs esprits ne pouvaient continuer, mine de rien, à se réclamer de l’essentialisme aristotélicien ou scolastique; Galilée et Descartes étaient passés par là. Pourtant, centrés comme ils l’étaient sur le comportement humain, ni les projections politiques, ni les utopies pédagogiques, ni les élaborations juridiques, ni le discours éthique, qui les englobait toutes, ne pouvaient se passer d’en référer à la « nature humaine » érigée en norme suprême. Jamais on ne fit tant appel à cette notion cardinale, alors qu’à cette même époque, l’esprit du siècle avait, quant au monde matériel, substitué l’unité homogène du mécanisme cartésien à la multiplicité hétérogène des essences. 

Appel à la nature humaine donc, mais à une nature humaine désincarnée, hors du monde, ayant perdu l’ancrage qui, autrefois, l’avait rattachée à une conception englobante de l’ordre naturel des choses, l’avait intégrée à une philosophie de la nature et, par là, à une métaphysique. 

Dès lors, on voit les auteurs du XVIIIe siècle, libérés de telles contraintes, mettre dans cette notion de nature humaine ce que chacun d’eux voudra y retrouver par après, en fonction de son système personnel, que ce soit l’égoïsme radical de Hobbes, l’égalité naturelle de Montesquieu, le sentiment de dépendance de Locke, la bonté naturelle de Rousseau ou la méchanceté foncière de La Mettrie. A l’époque, cette étonnante diversité avait attiré l’acerbe remarque de Kant : « Je n’ai qu’à considérer la nature de l’homme pour comprendre qu’elle est beaucoup trop profondément cachée aux uns et aux autres pour qu’ils puissent en parler avec quelque connaissance...»

Ainsi donc, la nature humaine, vidée de toute substance, est devenue ce fourre-tout commode ou cette boîte de Pandore, d’où n’importe qui peut extraire n’importe quoi, et point n’est besoin de penser, avec Sartre, que « l’existence précède l’essence » pour reconnaître, au moins, qu’entre « nature » et « culture », la ligne de partage est bien difficile à établir... 

C’est cette indétermination profonde qui permet de comprendre la déconvenue de Rothbard : voulant fonder son anarchisme radical dans la tradition du droit naturel, en sa formulation la plus classique, il se sent par ailleurs contraint de déplorer que « les grands théoriciens du droit naturel, de Platon et Aristote à Léo Strauss en passant par Thomas d’Aquin, (aient) eu le malheur d’adhérer à l’étatisme plutôt qu’à l’individualisme. »3

Qu’issues d’une même origine, des démarches semblables donnent lieu à des élaborations si radicalement opposées, n’a en soi rien d’étonnant. La divergence s’explique aisément par la pondération initiale arbitraire qui sera attribuée au « caractère social » de l’homme; selon les « étatistes », ce trait ferait partie de sa nature essentielle; selon les « individualistes », il n’en serait qu’une accrétion culturelle. 

C’est sur un a priori du même ordre que se basent les libertariens les plus radicaux pour expliquer l’apparition spontanée des règles de conduite qui, à leur tour, se fixeront progressivement en règles morales. C’est qu’en effet, les principes essentiels de cette genèse seraient « les plus aptes à prendre en compte un fait essentiel de l’homme : sa rationalité et son égoïsme ».4

Or, on se laisse aisément convaincre de la supériorité de l’ordre spontané par rapport aux lourdeurs étatiques, ne fût-ce que par l’économie fabuleuse qu’entraînerait la substitution de l’lÉtat et de sa machine par l’autorégulation d’un marché entièrement libre. 

Il est vrai également, et par définition, que la disparition des États ferait disparaître les tensions internationales. Que le capital privé tire profit des guerres ou des menaces de guerre est une chose; qu’il en fasse lui-même les frais en est une autre... 

Et pourtant, malgré ses attraits évidents, on ne peut s’empêcher de penser que le libertarisme radical n’a pas encore dépassé le stade de l’utopie. Car il relève en effet d’une vision bien simpliste et unilatérale de la « nature humaine »... 

Va pour l’égoïsme, va pour l’économisme …

Ce n’est pas le présupposé de l’égoïsme radical qui fait problème : d’une œrtaine manière, tout choix est, par définition, égoïste, tout simplement parce qu’il est choix. 

On n’a pas d’objection non plus à l’économisme fondamental que cette conception présuppose. Si « valeur » et « prix » sont choses bien différentes, appartenant chacune à des « économies » distinctes, il n’en reste pas moins que, en notre monde imparfait, toute valeur a son prix. Même la contemplation du poète ou l’adoration du mystique se payent, au moins d’un prix négatif : l’abandon des gains qu’une activité lucrative aurait apportés pendant le temps consacré à la contemplation ou à l’adoration. 

Notons que cet économisme n’a rien à voir avec la thèse marxiste de la primauté de l’économique en toute activité humaine, et, d’une certaine façon, on se prend à regretter, ici, que la thèse marxiste ne soit pas conforme à la réalité des faits. Si, en effet, l’humanité était composée uniquement de marchands et de commerçants, motivés par le seul appât du gain, si, en somme, l’humanité s’était toujours conformée au mythe de l’homo oeconomicus, elle aurait sans nul doute connu une histoire beaucoup plus paisible. Le commerce est en effet une activité essentiellement pacifique. 

Supposons que, seuls, des intérêts économiques soient en jeu dans le conflit israélo-arabe, que, seule, l’exploitation du pétrole ait motivé les belligérants iraniens et irakiens; il est évident qu’une solution pacifique, avantageuse à toutes les parties en cause, aurait été trouvée depuis longtemps. Que de sang aurait été épargné si, depuis ses origines, l’humanité s’en était tenue à un économisme rigoureux et exclusif ! Au contraire, cependant, et comme le note Jean Guitton, « il n’y a d’affrontement que sur l’Absolu, il n’y a de guerres que les guerres religieuses...»5

... Mais le rationalisme ?

Aucune objection, donc, ni à l’égoïsme ni à l’économisme que présuppose le thèse libertarienne. Par contre, on se montrera beaucoup plus sceptique à l’égard de ce qui fut la pierre d’angle de l’anthropologie aristotélicienne, de cette pierre d’angle que le libertarisme fait sienne, sans d’ailleurs trop tenir compte des nuances qui l’accompagnaient. Que l’homme soit un « animal rationnel » n’implique aucunement que, dans son comportement, il fasse toujours preuve d’un égoïsme raisonnable. C’est pourtant ce que présupposent tous les schémas libertariens. 

Ainsi, on peut sans doute montrer que les simples interactions individuelles conduisent spontanément à l’émergenoe de cette société de collaboration qui, à long terme, est la plus avantageuse pour chacun des participants, à condition que ceux-ci soient tous parfaitement lucides et calculateurs. En somme, le célèbre prisonnier d’Axelrod doit être un gars drôlement cool ... 

De même encore est-il sans doute vrai que si chaque individu était armé et prêt à utiliser son arme en cas de légitime défense, la force de dissuasion serait telle que personne n’userait de violence ... à condition, évidemment, que personne, jamais, ne perde son sang-froid, à condition que chacun soit toujours capable d’évaluer froidement les divers facteurs qui déterminent sa situation. 

Même si tel était le cas, la tranquillité publique serait loin d’être assurée. Les préférences étant strictement personnelles et subjectives, comme le notent avec raison les libertariens, deux individus placés dans la même situation pourraient fort bien réagir de façon totalement différente, tout en se basant l’un et l’autre sur un calcul parfaitement rationnel. Si tel amant jaloux est prêt à venger son honneur « à n’importe quel prix »; si telle lignée se croit déshonorée en ne poursuivant pas l’antique vendetta, d’autres, placés dans les mêmes conditions mais obéissant à d’autres valeurs, estimeraient absurdes de  tels comportements. 

Par précaution contre de tels désordres, pour assurer la paix civile, verrait-on naître des « associations mutuelles de protection » conduisant, par sélection naturelle de la plus apte, à la formation de l’Etat minimal de Nozick ? C’est une solution que Rothbard rejette, lui qui souligne pour sa part « l’inévitabilité du risque et (...) le caractère essentiellement risqué de l’État lui-même ».6 Fort bien; mais c’est reconnaître aussi que, sans la protection d’un État minimal, certaines situations conflictuelles conduiraient inévitablement à des explosions de violence ... 

Hélas, les motivations humaines sont beaucoup plus diverses que ne le suppose le rationalisme libertarien, et Aristote lui-même aurait été beaucoup moins optimiste que ceux qui, aujourd’hui, se réclament de lui. C’est qu’entre l’essence rationnelle et le comportement raisonnable, il posait la marge qui sépare l’acte de la puissance. Cette distinction fondamentale, les libertariens semblent ne pas s’en inquiéter. Cela ne les empêche pas de présenter leurs théories comme théories politiques, comme théories, donc, qui devraient aboutir à une pratique. Or, sur le plan pratique, seul importe le comportement concret, non les aptitudes abstraites, et la méconnaissance ou l’oubli de la distinction aristotélicienne relègue le libertarisme radical, au moins dans sa présentation actuelle, au rang de ces utopies dont le XVIlIe siècle était particulièrement prodigue et particulièrement friand ... 

Et pourquoi pas Kant ?

Dans sa réaction au positivisme juridique, le libertarisme contemporain montre à nouveau que, seul, l’appel au transphénoménal permet à l’éthique d’échapper aux aléas de l’empirisme, pour la rendre capable du plein exercice de sa fonction. Celle-ci consiste à évaluer les faits et les comportements, non à se laisser normer par eux. 

La « remontée » à la nature humaine qu’effectue la pensée libertarienne correspond à ce souci : on ne peut que s’en féliciter. Malheureusement, cette « nature », aux contours si flous, au contenu si arbitraire, posée comme objectivement réelle, tout en échappant à tout contrôle et à toute vérification, cette nature est trop ambiguë pour remplir le rôle cardinal qu’on attend d’elle. 

Notons que la critique de l’essentialisme, ici, va bien au-delà de l’application particulière que les libertariens en font. 

En effet, la distinction puissance-acte est sans doute l’élément le plus original et le mieux pensé du système aristotélicien; c’en est l’élément caractéristique, qui lui confère sa souplesse et son dynamisme propres. C’en est malheureusement aussi le point faible, par lequel l’aristotélisme prête flanc à une critique radicale. 

Par son jeu subtil, l’essentialisme élaboré d’Aristote peut en effet toujours échapper au traquenard de l’alternative; que tel comportement concret corresponde à l’expectative, on y verra une confirmation de la théorie; que tel autre, au contraire, n’y corresponde pas, on en expliquera la déviance en alléguant l’actualisation imparfaite d’une puissance en soi pleine et entière. 

Ayant, dès lors, toujours réponse à tout, l’essentialisme est « irréfutable » ou, pour employer le barbarisme de Popper, il est « non falsifiable » et, se mettant d’avance à l’abri de toute discussion sérieuse, il cesse de relever du domaine de la connaissance pour se ranger dans celui de l’opinion, perdant ainsi toute portée épistémique vraie. 

Dès lors, plutôt que de rechercher le nécessaire ancrage transphénoménal dans une évanescente « essence », ne serait-il pas beaucoup plus convaincant, plus efficace et, somme toute, plus « réaliste », de le poser, par choix, dans la dignité du sujet, élevée au rang de postulat absolu. Qu’aucun individu ne soit jamais considéré comme objet, mais toujours aussi comme fin en soi, voilà la règle simple que Kant proposait en fondement de l’éthique. 

Elle peut encore jouer ce rôle, à condition que nous la posions dans toute son ampleur, dans toute son extension et comme ne tolérant aucune exception. Car si nous nous croyons en droit d’en limiter la portée, cette règle perdrait le caractère absolu et universel que requiert le fondement des normes éthiques. 

Ajoutons que si la formulation de cette règle est simple, l’application en est très contraignante. Il est en effet beaucoup plus exigeant de respecter l’individu en l’unicité de sa personne que, par exemple, de l’englober dans l’anonymat d’une vaine égalité. 

D’autre part, il ne s’agit évidemment que d’un pur postulat que nous nous engageons à poser comme tel, et non pas d’un principe ontologique que nous aurions à reconnaître. Rien, cependant, n’interdit le passage de l’un à l’autre, et il est permis de croire au fondement ontologique d’un postulat qui s’impose avec une telle universalité; il peut, dès lors, être englobé dans une croyance plus haute. À tout le moins est-il comme le commun dénominateur autour duquel l’accord unanime d’une société pluraliste peut encore se faire : en est-il d’autres ? 

Mais la lucidité a ses droits et ses exigences : que ce postulat soit absolu en soi ou qu’il ne le devienne que parce que nous le voulons tel : c’est toute la marge qui sépare la vérité de l’illusion. Cependant, que, l’homme soit capable de cette lucidité, on peut y voir l’indice qu’il est véritablement ce qu’il espère être : sujet, et non objet.

Notes

1. « L’émergence et la protection des droits individuels » par Ejan Mackaay, in Le libéralisme et les droits individuels, Colloque du Liberty Fund.

2. Je résume Murray N. Rothbard, The Ethics of Liberty. Atlantic Highlands, N.J., Humanities Press, 1982, p. 9.

3. Pierre Lemieux, L’anarcho-capitalisme. Paris, P.U.F., 1988, p. 84.

4. Bertrand Lemennicier, « Les droits individuels et la nature de l’homme », p. 41, dans: Le libéralisme ...

5. Jean Guitton, Un siècle, une vie. Paris, Laffont, 1988, p. 24.

6. Pierre Lemieux, ibid., p. 117.

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