Les enfants du néo-libéralisme

Jacques Thivierge

Dans le contexte néo-libéral et individualiste d’Amérique du Nord, l’enfant, mieux que jamais protégé par les lois, n’est-il pas privé des valeurs personnelles de ses parents qui hésitent à les lui transmettre de peur d’abuser de leur autorité. Privé de cette protection, l’enfant ne devient-il pas alors la proie des prédateurs du marché : vendeurs d’armes d’assaut, de drogues, de jeux et de médias sociaux, autant de facteurs qui, en induisant une dépendance perturbatrice, ouvriront la porte aux vendeurs de médicaments. Où sont les adultes dont les enfants auraient aussi besoin pour échapper à l’éco anxiété ?


 

Lorsqu’on m’interroge sur la relation adulte-enfant à dans le contexte actuel, une image horrible se présente spontanément à mon esprit, celle de centaines de milliers d’enfants aux États-Unis descendant dans la rue pour réclamer que des adultes au pouvoir puissent leur permettre de se rendre à l’école à l’abri des mitrailleurs!    

Cette scène est inimaginable, car elle tient de la science-fiction, une science-fiction malheureusement sortie des romans pour envahir nos rues. On croit rêver lorsqu’on assiste à un tel défilé d’enfants qui tentent de susciter chez les adultes des comportements pourtant élémentaires d’intervention décente. Il ne s’agit pas dans ce cas de contrôler un simple écart de conduite mais d’affronter des histoires réelles de sang, de meurtres et de cadavres, ceux de nos enfants.

Et du côté du gouvernement, regardons comment réagit Mitch Mc Connell, le funeste leader de la majorité républicaine au Sénat, à chacun de ces événements tragiques, (dont ne sont présentés d’ailleurs que les plus spectaculaires). D’un ton neutre et conventionnel, il présente ses condoléances aux victimes, alors que depuis des années, il bloque dans le pays le vote sur toute loi destinée à accroître le contrôle des armes à feu.  

Pouvez-vous imaginer une situation plus invraisemblable que celle d’un pays qui permet la vente et l’utilisation d’armes d’assaut dans sa propre société civile ? Ils sont dangereux ces adultes en culotte courte qui s’amusent à jouer à la guerre dans nos arrière-cours.

C’est là un spectacle qui fait monter en nous la honte d’être un adulte è notre époque.  Je vois et j’entends encore la voix justement indignée, et les yeux en feu de Greta Thunberg aux Nations Unies : How dare you ?  How dare you ?  (Mais au delà de cette performance touchante dans les circonstances, il m’apparait indiqué de se demander si cette adolescente n’a pas été manipulée à cette fin par des adultes et quel en est ou quel fut le prix à payer pour elle-même ?).  On comprend que les conséquences de notre immaturité ne sont pas restreintes au sang versé par nos enfants mais s’étendent dans toute leur nudité jusqu’à la chair même de notre planète entière.

La pâte culturelle du lnéo-libéralisme dans laquelle nous évoluons et qui nous imprègne profondément explique sans doute en partie nos propres comportements immatures, nous, les adultes du XXIème siècle. C’est la prévalence du chacun pour soi. « La société n’existe pas », avait soutenu Margaret Thatcher. Alors, ne vous rendez pas ridicule en vous sacrifiant à quelque chose qui n’existe pas. La pauvreté ? Qui est une cause de souffrance pour une quantité effroyable d’enfants sur la planète ? L’ami Reagan a réglé le problème : « Nous avons déclaré la guerre à la pauvreté et la pauvreté a gagné. » Une belle phrase qui résonne comme un puissant coup de clairon et qui a des allures de vérité profonde dans la bouche du président de la nation la plus puissante et la plus riche de la planète. Mais la pauvreté a gagné parce que nous voulons continuer à ignorer les résultats d’un grand nombre d’expériences prouvant que, si nous voulions l’éradiquer sur la planète, nous en aurions les moyens en ce moment précis de l’histoire de l’humanité.

Il faut lire à cet égard le  livre de Rutger Bregman [1]pour y apprendre, entre autres choses, que l’une des expériences de terrain les plus considérables jamais réalisées  sur un moyen de combattre la pauvreté a eu lieu au Canada dans les années 70 [2]expérience à laquelle le gouvernement conservateur de Joe Clarke a honteusement mis fin; on y apprend également comment Richard Nixon a malheureusement échoué  à combattre la pauvreté dans son pays, malgré sa volonté avouée de le faire, et de tirer du malheur des millions d’enfants. Reagan, le néo-libéral pur et dur, n’avait aucun intérêt à poursuivre l’expérience de Nixon à cet égard.

Il s’accommodait du siège confortable que lui offrait le credo libéral et ses profondes racines historiques, à savoir :  donner de l’argent aux pauvres les rend paresseux. Il faut garder l’argent pour nous qui le possédons, qui sommes vaillants et qui savons bien l’investir.

Ma vie a été et est encore celle d’un pédopsychiatre[3]

Le contact avec le malheur des enfants m’est tristement familier. Le contexte socio-politique dans lequel nous vivons et auquel nous venons de faire allusion a des conséquences directes sur la façon dont nous traitons nos enfants.

Il est d’abord important de dire qu’aujourd’hui, la majorité des enfants, dans nos sociétés occidentales du moins, bénéficient d’une protection qu’ils n’ont jamais connue antérieurement dans l’histoire de l’humanité. Il suffit de lire les nombreuses analyses à cet égard dans le livre édité par Lloyd de Mause.[4] Ceci étant dit, cette protection est visible dans les lois qui protègent les enfants des milieux abusifs à leur égard. À la grande majorité des enfants, l’application de ces lois dans nos sociétés occidentales donne un confort et une protection qui n’existaient pas autrefois. Cela constitue un progrès immense.  Mais le comportement humain est d’une grande complexité et nous savons tous que les lois atteignent leur limite dans la résolution des problèmes complexes des interactions humaines. Et lorsque nous faufilons les lois dans les espaces où elles ne peuvent régler les problèmes, on voit, malgré la bonne foi de tous, surgir d’autres problèmes parfois plus graves que ceux que l’on tentait de résoudre.

Le chacun pour soi du capitalisme néo-libéral a été partiellement mis au pas par la promulgation de lois protégeant nos enfants.   Pensons à l’éducation, à la santé, à l’exploitation sexuelle etc…Mais il y a le revers de la médaille, celui du commerce capitaliste, et nous rejoignons ces enfants qui protestent dans nos rues. Pensons à la propagande de l’industrie des jeux de violence, de la tyrannie des réseaux sociaux qui ont pour but d’’enrichir de puissantes corporations, etc….

Joel Bakan est un professeur de droit à l’université de Colombie Britannique. Il a d’abord écrit un livre destiné à nous ouvrir les yeux sur l’influence énorme des corporations dans notre vie moderne. [5] Préoccupé par l’éducation de ses propres enfants, il s’est intéressé à l’influence énorme de ces corporations sur nos enfants, ce qui nous a donné un livre précieux sur le sujet : Childhood under siege . [6]Ce livre témoigne du fait que nous sommes incapables de protéger nos enfants contre des activités économiques qui leur sont nuisibles. Et pourtant il s’agit là d’un domaine où il serait encore possible de combattre davantage ces méfaits par des lois appropriées, avant d’atteindre ces zones de complexité dans les relations humaines où l’application de lois pour résoudre les problèmes devient inutile et même nuisible. (À titre d’exemples, les luttes juridiques sans fin actuellement en cours dans le processus d’impeachment de Trump ou dans le processus du contrôle des armes à feu aux USA).

 Une des zones de complexité devenue problématique au détriment de nos enfants est celle de l’autorité parentale. Nous vivons dans une société où tant les parents que les éducateurs ont souvent de la difficulté à établir un sain rapport d’autorité avec les enfants dans les tâches d’adaptation à l’environnement; dans ces efforts d’adaptation, il est utile et parfois nécessaires d’initier l’enfant à une ligne de pensée ou de conduite.

Nous vivons à une époque de relativisme avancé, on en est même arrivé à dissocier la notion de sexe de ses assises biologiques, état de chose qui favorise grandement les puissantes machines à propagande des corporations et qui, en raison de leur effet de masse, nous laisse hésitants et perplexes lorsque surgissent en nous, pour guider notre action, des valeurs qui ne correspondent pas à celles de la culture médiatique. Cet état de chose a un impact majeur sur les principes d’éducation, laissant les parents dans un flou qui favorise le recours à des valeurs collectives au détriment de valeurs plus personnelles. Dans ma pratique, cela donne ceci :

-Des enseignants qui, lorsque le comportement d’un enfant devient extrême, font sortir tous les élèves de la classe hormis l’élève désorganisé. Si un adulte présent fait un arrêt d’agir et sort l’enfant désorganisé de la classe, il risque de se faire renvoyer pour avoir enfreint la loi.

-Des parents en famille d’accueil qui me disent qu’ils ne peuvent pas intervenir avec l’enfant placé dans leur famille comme ils intervenaient avec leurs propres enfants. On leur a dit de ne pas toucher à l’enfant, de le diriger à sa chambre ou on le laisse tout mettre à l’envers.  La superviseure de la DPJ me dit : ce n’est  une question de bons sens, c’est une question de loi. Pensée un peu courte : il faut tout de même se demander d’où vient cette loi.

-Une mère qui trouve sa fille en garderie en pleur dans un coin. La responsable lui dit que la loi lui interdit de lui toucher, donc de la consoler comme une mère console son enfant.  La mère a retiré son enfant de la garderie. Pour les conséquences dans notre système d’éducation, lire le livre d’un enseignant anonyme : Anonyme 2016

-Des parents qui me disent craindre que la DPJ interviennent chez eux s’ils font des arrêts d’agir avec leurs enfants lorsque les comportements sont extrêmes et inacceptables.

Dans tous ces exemples, c’est la façon dont l’autorité est assumée qui pose problème; dans chaque cas, on sollicite la médecine pour régler les problèmes de comportement de l’enfant. Notre société adopte l’approche DSM-Pilule, au détriment de l’enfant, de l’adulte et de la société, laquelle se réajustera sans doute par le retour du balancier dans quelques générations. Mais entre temps, nous devons en tant qu’adultes avoir le courage d’utiliser notre autorité, une autorité morale fondée sur des valeurs personnelles que nous estimons bonnes et louables. L’expérience montre que la permissivité parentale ne favorise pas le développement du sens moral chez les enfants. [7]À l’heure actuelle dans de nombreuses situations, il faut du courage aux parents pour imposer leurs valeurs personnelles

Pourtant, en cas de nécessité, nous n’hésitons pas à intervenir avec autorité pour empêcher un enfant d’aller jouer dans la rue; nous utilisons alors notre autorité avec force car dans une telle circonstance, il s’agit de protéger l’enfant contre un danger potentiel de mort. Nous devrions aussi utiliser notre autorité avec force lorsqu’un enfant agit d’une manière telle qu’il attirera sur lui le rejet de ses pairs et/ou des adultes et se fera à la longue exclure socialement. C’est également là une question de protection à court terme et j’ajouterais, à long terme, du bonheur futur de l’enfant

L’érosion de l’autorité parentale et la démission des adultes en situation d’autorité  ne serait-elle pas en partie consécutive à cette culture néo-libérale que nous avons évoquées au début de notre article ?

Nous nous sommes habitués en tant qu’adulte et partie intégrante de cette culture, à donner la priorité à l’individu, donc à nous-mêmes, en ignorant les autres. Nous sommes donc portés à favoriser naturellement cette attitude dans l’éducation de nos enfants, et nous nous trouvons démunis et pris à notre propre piège devant un enfant dont la situation exige une ligne de conduite que nous récusons pour nous-mêmes : apprendre à un enfant à poser des actions qui l’obligent à sortir de son individualisme pour favoriser les autres membres de son entourage. Une condition essentielle pour vivre en en paix en société et y trouver du bonheur.  



[1] BREGMAN RUTGER, 2014,2016,2018, Utopia for Realists, Hachette Book Group inc. ebook edition 2017

[2]ANONYME 2016, Un homme au primaire, Perro éditeur

[3] THIVIERGE J. 2016, Réflexion d’un pédopsychiatre sur la pratique de la pédopsychiatrie,. Encyclopédie de l’Agora. http://agora.qc.ca/documents/reflexion_dun_pedopsychiatre_sur_la_pratique_de_la_pedopsychiatrie

[4] DeMAUSE LLOYD ED.,1974,1995 The History of Childhood, Jason Aronson inc, Northwale, New Jersey,London.

[5] BAKAN JOELL 2004, The Corporation, The pathological pursuit of profit and power, Penguin Canada

[6] BAKAN JOELL 2011.  Childhood under siege, How big business targets children, Penguin Canada.

[7] LEMAN P,KRAGH-MULLER T., Parenting Style as a Context for Moral Legitimacy`Childrfen’s Perceptions of the Reasons behind adult moral rules, Dept. of psychology, Goldsmiths College, Univerfsity of London, UK cite dans: Legault M.R.,2000. Think: why crucial decisions can’Mt be made in the blink of an eye. Threshold Editions, NY

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