Le Noël de Bernard Charbonneau

Bernard Charbonneau

Nous sommes en 1954. La première bombe H a explosé deux ans plutôt. Elle est avec le rattrapage économique d'après-guerre ce qui préoccupe le plus les Occidentaux à ce moment.  Voilà pourtant un homme qui entrevoit la crise écologique et la place déjà, même dans ce contexte, au premier rang de ses préoccupations.


La Réforme, samedi 11 décembre 1954

Nous, païens, nous demandons aux fêtes de nous sauver de la vie de tous les jours, et Noël est la plus importante. La réduire aux termes du langage quotidien semblerait presque un sacrilège, si le fils de Dieu n'avait choisi ce jour-là pour temple une grange abandonnée. Au plus sombre de l'hiver nous retrouvons chaque année la dernière des fêtes : au fond de la nuit des temps brille encore le sang aigu des houx. Le soir vient, mais l'éclat des braises perce, intact, l'oubli des cendres et le cœur tiède du foyer bat du souffle égal de ses enfants endormis. La maison dans le gel est un navire à l'ancre où le silence se tend et, soudain, frémit dans le cours du temps. L'heure sonne, et elle annonce une présence. Nous nous perdions au grand jour, et voici que nous nous retrouvons sur cette autre route qui pénètre en nos ténèbres. Et qui plonge insondablement vers cette étoile qui nous fixe au plus bleu de l'obscurité. Tou­jours plus profond, vers ce jour dont le cri éclate au paroxysme de la nuit : Noël !

Le temps passe ; les guerres et les paix, et les empires. Mais Noël revient. Son signe est un vieil­lard aussi ancien que le monde et il distribue ses dons à des enfants. Il va vers les maisons que l'hiver ferme sur elles-mêmes, mais il surgit du plus dur de la nature, comme le vert sapin de la neige. Et ses dons ne sont pas des richesses, mais des jouets, bariolés des couleurs fraîches du premier jour. Le vieux Noël revient, chargé de jouets pour nos enfants et, pour nous, des dons de l'enfance. Au plus gris de l'année, il ouvre sa porte, et un souffle d'air pur et glacé nous dévoile toute l'étendue des neiges et des forêts vierges. Mais surtout, dans un monde où la nature est vaincue, il nous entrouvre l'impénétrable futaie vivante où frémissent encore les bêtes et les esprits. Et au plus profond de son mystère, un arbre de l’Éden brille de mille feux. En ce jour de Noël, nous retournons à l'innocence, mais depuis Adam, notre innocence est trop souvent celle de la brute.

Le retour de Noël semble affirmer l’invincible enfance des hommes et les sociétés les plus rationa­lisées lui doivent un culte d'autant plus fervent : car la fête exprime ce que la vie quotidienne étouffe. Saint Nicolas hante alors le métro de Londres et les buildings de New-York ; et le monde totalitaire lui-même n'arrive pas à exorciser le vieux fantôme. Ce jour-là le tir sur les tranchées se fait moins dense ; et le IIIe Reich rend à Noël un culte où il cherche à éliminer tout élément chrétien. Noël résiste même à la révolution soviétique. Le commu­nisme puritain des débuts avait tenté de refouler la superstition dans les dernières églises ; le réa­lisme stalinien ne pouvait accepter que le peuple, malgré les promesses de la propagande, continuâte se fournir en rêves au marché noir. Et le père Noël devint un fonctionnaire du plan.
Noël revient ; et le numéro de Noël. Mais pour­quoi le rite familier pèse-t-il soudain comme un mensonge ? Peut-être est-ce la faute de cet enfant divin dont la nudité misérable et vivante insulte à ces richesses accumulées par notre société maladroite. Le Noël des païens revient éternellement comme le solstice d'hiver, mais lui vient de naître, à tout ja­mais. Et ses yeux s'ouvrent au monde, comme devraient s'ouvrir les nôtres.

Car ce monde n'est plus l'Eden innocent et éter­nel des origines. Deux événements l'ont changé dont l'un fut voulu par l'homme, et l'autre par Dieu: la Chute et l'Incarnation. Et deux signes s'inscri­vent désormais dans notre ciel, dont l'un est soleil hurlant de guerre et de flammes, si l'autre est tou­jours la claire étoile de minuit. Le vieux Noël païen n'est plus de ce monde ; le blanc pays des rennes est sali par les pneus des quadrimoteurs et nous rasons les forets du Nord pour-nous construire un Noël fictif sur des neiges de papier. Pour cette fête l'arbre vert de l'enfance peut briller de lumières, la maturité de l'homme a aussi dressé le sien dont l'ombre désormais s'étend sur chaque jour.

A l'envers de notre vie, dans des contrées que la police interdit plus sûrement que les glaces ou les démons, s'élève maintenant l'arbre de la mort : dont le tronc est flamme, les frondaisons de cen­dres, la sève, énergie dévorante. Mais le démon qui l'enferme au plus noir des enfers de notre incons­cience porte le masque de la peur sur la face de l'angoisse. Et nous nous rassurons en pensant que Noël est toujours Noël ; car si la vie est quoti­ienne, les fêtes sont traditionnelles. Demain la vie continuera, et nous retrouverons nos habitudes ! les petits intérêts ou les plaisirs individuels, À leur défaut les grandes passions, idéologiques et politiques : ces deux grands exemples qui dressent, à l'Est et à l'Ouest de notre médiocre horizon, leurs deux colonnes de suie vomies par la terre et par la mer. Le néant serait-il russe ou américain ? A moins qu'il ne soit britannique ou français : tout est là, voici notre dernière chance. Mais ne nous illusionnons pas, notre médiocrité n'est pas promise à cet honneur.

Sainte nuit ; le silence te porte en ses mains, comme le potier tient la coupe d'argile fraîche entre ses paumes. Mais qui la contemple, la sait mainte­nant brisée. Qui l'écoute, la sent frémir du gronde­ment des forces dont toute forme fut constituée: le temps fuit, et son sang jaillit à flot de flammes des veines béantes de la terre. Fête de Noël, donnée aux enfants, qui peuvent seuls encore cueillir les fruits du sapin magique, que signifie-t-elle pour nous, qui leur devons non seulement des jouets, mais un avenir ? Sous ses guirlandes de clinquant et sa neige chimique, il ne reste plus qu'un arbre flétri promis à la poubelle. Fête dérisoire, moins dérisoire que le décor de grands hommes et de faux problèmes qui dissimule notre vide quotidien.

Mais pourquoi troubler ce Noël en évoquant les signes de l'Apocalypse ? L'Apocalypse n'est pas no­tre fait. Même quand l’inouï est à notre porte, il nous faut inventer un merveilleux fictif venu d'une autre planète ; car le prochain seul est terrible. Pourquoi, en ce jour où chacun de nous ferme sa porte au monde pour se tourner vers sa famille, l'ouvrir ainsi sur le vide ? Rien ne nous y oblige, sinon cette nuit de Bethléem : car si tout finit, tout commence. Et le signe du noir prodige peut enva­hir te ciel, il n'est rien auprès du prodige de Noël : le minuscule éclat de lumière pointe son épée au cœur des ténèbres. A la fin des temps, plus éton­nante encore, repond son origine ; aux ténèbres de\ la mort le soleil de l'amour. Mais il s'incarne ici dans te sourire de cette innocence promise à la croix, dont les mains étreignent le serpent de la foudre.
Minuit sonne. Joyeux Noël ! Que quelqu'un pousse ici ce cri, s'il l'ose. '


 Bernard Charbonneau




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