La décence ordinaire (common decency)

Jean-Claude Michéa

La common decency

Mais ce n’est pas parce qu’on rejette le totalitarisme que ça veut dire qu’il est possible de construire une société dans laquelle aucune valeur morale ou esthétique ou philosophique, ne serait partagée. Et (c’est) l’intérêt de la common decency, ce concept dont je trouve les origines dans l’anthropologie de Marcel Mauss, quand il démontre qu’aussi loin qu’on remonte dans l’humanité, le lien social ne se fonde pas sur le donnant-donnant, mais il se fonde sur ces habitudes de donner, recevoir et rendre, qui ont toujours fondé la vie à l’intérieur de la famille, entre voisins, entre collègues de travail. Et il y a des valeurs de générosité, de reconnaissance, de convivialité, qui ne peuvent pas être privatisées intégralement. Ce qui est, encore une fois, le défaut du libéralisme, c’est cette volonté de privatiser les valeurs morales et la philosophie, comme on privatise l’eau, l’électricité, l’école. C’est cette même logique qui fonctionne et qui est à l’œuvre dans le libéralisme, de telle sorte que chacun est libre d’avoir son esthétique et sa morale, mais aucun pouvoir politique ne peut intervenir, par exemple, au nom d’une conception esthétique. C’est-à-dire de dire que cette zone industrielle défigure le paysage. Je suis libre, pour un libéral, de le penser à titre privé, mais je n’ai pas le droit de faire de mon esthétique particulière la norme d’une action politique possible. En sorte que tous les problèmes se résoudront par le développement de l’économie et de la croissance, supposés remplacer l’ancienne religion, l’absence de la morale et l’absence de la philosophie.

Les valeurs de décence ordinaire

Sans idéaliser les classes populaires, puisque, évidemment, même dans les classes populaires, les comportements égoistes peuvent exister, mais globalement… soit on a la chance comme moi d’habiter dans un quartier populaire et on verra que les rapports d’entraide existent beaucoup plus que dans une banlieue résidentielle, privilégiée, de Montpellier ou d’ailleurs. Mais si on n’a pas cette chance, vous savez que tous les travaux, depuis Godbout au Canada jusqu’aux derniers travaux faits par Beef (ndt : nous ne sommes pas sûr de l'orthographe de ce nom) aux États-Unis, montrent que les comportements altruistes restent massivement répandus dans les quartiers populaires, beaucoup plus que dans les quartiers résidentiels. Et cela peut s’expliquer – et c’est là où j’aurais ma sensibilité anarchiste – pour une raison très simple. Ce n’est pas que l’homme des quartiers populaires serait par nature, au sens rousseauiste du terme, un être idéal, c’est un être complexe, capable du meilleur comme du pire, mais il reste dans les quartiers populaires des structures de vie commune fondées sur l’anthropologie du don qui, même si elles sont sérieusement attaquées par la société moderne, rendent encore possibles, entre voisins, des rapports d’échange symbolique. En général, quand quelqu’un vient vous demander de lui prêter son échelle, votre premier réflexe n’est pas de lui dire, pour deux heures, ça fera vingt euros. Il y a encore cette structure. Tandis que quand vous devenez riche et puissant (ma grande théorie, qui est celle de tout l’anarchisme, c’est que la richesse et le pouvoir nous coupent de nos semblables. A partir du moment où vous accumulez des fortunes qui sont absurdes… et je tiens à dire que la fortune des grands footballeurs ou des patrons du CAC 40 est finalement moins indécente qu’absurde, parce quand un footballeur se met en grève pour passer de 200 000 à 300 000 euros par mois, qu’est-ce que ça change dans la vie quotidienne d’avoir 200 000 euros ou 300 000 euros par mois, puisqu’on ne peut pas les dépenser de toute façon. En revanche, ça permet d’être dans un monde où je peux dépenser sans compter, où tous mes caprices peuvent être satisfaits, et où donc ni l’autre, ni la réalité ne viennent faire résistance à mes fantasmes qui seront infantiles. C’est pourquoi, dès qu’on monte dans la société, l’oxygène moral se raréfie, et il est beaucoup plus difficile à un riche et à un homme puissant de conserver ce bon sens et cette common decency qui sont encouragées non pas par la nature des simples travailleurs mais par leurs conditions d’existence. Quand vous vivez avec 1200 euros par moi, la réalité est là pour vous mettre du plomb dans la tête. Vous ne pouvez pas vivre comme un Narcisse qui vit comme un éternel adolescent selon ses grands caprices. C’est pourquoi, dans un quartier populaire, même si vous rencontrez des gens qui sont déjà animés par la volonté de parvenir ou autre, il ne s’agit pas encore une fois de les idéaliser, dans l’ensemble on rencontre beaucoup plus de bon sens et de décence commune que dans une réunion de patrons du CAC 40. C’est Claudio Magris, qui disait en Italie, c’est une chose simple à reconnaître, mais on n’entend beaucoup moins d’âneries dans un autobus qu’à la télévision. Je ne dis pas ça pour vous…. Mais c’est dans le milieu des élites.

Transcription verbatim d'un extrait d'entrevue, par Stéphane Stapinsky. Source : "La cause du peuple". Rencontre avec Jean-Claude Michéa. Animateur : Jean Cornil (Centre Laïque de l'Audiovisuel, 2013) - YouTube 

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