Histoire, mythe ou légende

Gaëlle Rioual

Mieux comprendre l'histoire du Québec et du Canada à travers une analogie entre la Guerre de Troie et la bataille des Plaines d'Abraham.


Pour les anciens Grecs, la guerre de Troie représentait un moment charnière de leur histoire : la prise de cette ville étrangère ne signifiait pas seulement la victoire du grand Agamemnon et de ses guerriers grecs, mais elle marquait aussi le passage du temps des rois à celui des cités, du temps des héros vainqueurs de monstres à celui des fondateurs et législateurs. Au Québec, nous pouvons pareillement nous targuer d’un événement fondateur de ce genre, de nature également militaire : la bataille des Plaines d’Abraham. Cette bataille marque en effet dans l’imaginaire québécois actuel le passage du temps des héros bâtisseurs, des trappeurs et des découvreurs à celui de la résistance et des institutions. Bien que, pour nous, la véracité historique du premier soit beaucoup plus contestable que celle du second, la guerre de Troie n’en avait pas moins de valeur historique aux yeux des Grecs que la bataille des Plaines. Et de même, la bataille des Plaines n’a pas moins de valeur mythique que la guerre de Troie. En effet, lorsqu’on cesse de considérer le mythe comme un discours faux ou un récit auquel seul l’Autre croit, comme le signalait Jean Pouillon, la distance entre l’histoire et le mythe s’amenuise : « On peut faire de l’histoire avec du mythe, on peut aussi faire l’inverse : du mythe avec de l’histoire » (« La fonction mythique », Le temps de la réflexion 1, 1981, p. 84). Partant de ce principe, la mythologie grecque – la plus proche de notre sensibilité moderne parmi les mythologies reconnues comme telles – peut servir de lunette pour détecter et comprendre notre propre mythologie, qui n’est pas moins formée de héros et de récits fondateurs parce qu’ils ont un fondement historiquement avéré.

L’expérience de la Grèce nous apprend qu’un mythe peut apparaître, disparaître ou se modifier, parfois spontanément et sans raison apparente autre que les goûts d’un peuple, parfois consciemment et pas nécessairement pour les motifs les plus nobles. Par exemple, dans l’Hymne homérique à Déméter, lorsque Déô (autre nom de Déméter) retrouve sa fille Perséphone qui avait été enlevée à son insu par le roi des Enfers, elle ne donne pas à l’humanité le blé : dans sa joie, elle fait seulement croître les grains qu’elle tenait jusque-là cachés dans la terre (Hymne homérique à Déméter, 305-307 ; 451-456 ; 470-471). En échange de l’accueil des humains, elle leur révèle plutôt les mystères d’Éleusis (472-482). Bien des années plus tard, lorsque Athènes voulut promouvoir son impérialisme auprès des autres cités de la Grèce, la cité attique (qui avait mis entretemps la main sur le sanctuaire d’Éleusis) se souvint de ce récit auquel elle appliqua un syllogisme redoutable, qui peut se lire à mot couvert dans le Panégyrique d’Isocrate : Déméter éplorée reçut un accueil bienveillant en Attique et, en récompense, elle donna aux habitants le blé et les mystères, mais la cité ne garda pas ces dons pour elle-même et les distribua généreusement à tous (Panégyrique, 28-29). Isocrate ne tire pas lui-même la conclusion de ce récit, mais elle était évidente : les Athéniens ont offert l’hospitalité à Déméter et, en échange, elle leur a donné le blé et les mystères, puis les Athéniens ont offert à tous ces bienfaits. Isocrate conclut précautionneusement qu’« il est superflu d’indiquer quels honneurs doivent recevoir les auteurs de tels biens » (33 ; traduction de G. Mathieu et É. Brémond, Paris, Les Belles Lettres, 1938), mais il s’agissait évidemment de la reconnaissance de la supériorité d’Athènes et de l’allégeance des autres cités à la cité attique.

Les mythes peuvent aussi disparaître. Les histoires qu’ils racontent ne s’effacent pas, mais le récit cesse d’être une histoire rassembleuse et évocatrice. Au Québec, par exemple, il y a le cas de l’expédition d’Adam Dollard des Ormeaux, tombée dans l’oubliette de la mémoire collective, parce que son aventure, avec ses accents catholiques et anti-autochtones, ne correspondaient plus aux valeurs de notre société. Son histoire existe toujours, mais elle n’est plus racontée depuis la génération de ma mère, dernière génération à l’avoir entendue qui a refusé de la transmettre à ses enfants. Ce pauvre Dollard en a même perdu sa fête, car, dans l’esprit populaire, la fête de Dollard était devenue celle du Dollard, petit glissement sémantique d’ailleurs fort révélateur de notre époque. C’est pourquoi le gouvernement québécois instaura en 2002 la journée nationale des Patriotes, symbole jugé plus acceptable pour illustrer la force de résilience de l’esprit francophone en Amérique du Nord, faute de quoi il ne nous resterait qu’à célébrer en cette journée la reine d’Angleterre, une situation très malaisante au Québec (voir l’article dans l’Encyclopédie du patrimoine culturel de l'Amérique française : http://www.ameriquefrancaise.org/fr/article-17/Dollard%20des%20Ormeaux#.WTbuG8a1vIU [page consultée le 6 juin 2017]).

La bataille des Plaines d’Abraham, la révolte des patriotes, la rébellion de métis, tous les récits fondateurs du Canada, à la différence de la guerre de Troie, semblent être des guerres qui opposent entre elles les nations qui constituent aujourd’hui le pays, ce qui en dit long sur le climat actuel de cohabitation de ces nations et les espoirs de réconciliation. Apparemment, ce détail n’était pas passé inaperçu du parti conservateur, puisqu’une fois au pouvoir, il travailla très fort pour créer un nouveau mythe, qui, cette fois, unirait toutes les nations constituantes du Canada face à un ennemi extérieur. Il ne s’agissait pas de créer un mythe de toute pièce, ce qui aurait été totalement inefficace, mais de prendre un événement historique réel et de lui donner l’ampleur d’un mythe fondateur. C’est ainsi que le gouvernement fédéral fit commémorer en 2012 à grands frais le bicentenaire de la guerre de 1812, un épisode militaire de notre histoire jusqu’alors assez méconnu du grand public. Instituée en événement fondateur du nationalisme canadien, cette guerre opposait enfin un Canada uni à un ennemi commun et envahisseur, les États-Unis. Pour bien marquer cette alliance des nations fondatrices, le gouvernement mit d’ailleurs à l’honneur une figure emblématique (une et pas plus!) de chaque élément constituant la nation canadienne actuelle : un général anglophone, sir Isaac Brooke, un chef autochtone, Tecumseh, une femme, Laura Secord, et un commandant francophone, Charles-Michel de Salaberry. Il y aurait long à dire sur la pertinence de cette division quadripartite ou sur le clivage entre le discours officiel et celui des historiens (lire, par exemple, cet article tiré du Soleil : http://www.lapresse.ca/le-soleil/actualites/societe/201206/16/01-4535683-commemoration-de-la-guerre-de-1812-un-conflit-deux-versions.php [page consultée le 6 juin 2017]). Cependant, lorsque le mythe flirte avec l’histoire, le réalisme n’est pas une donnée essentielle. En définitive, seul le temps nous dira si les maîtres d’oeuvre du gouvernement auront réussi à insuffler dans les mentalités un nouveau récit fondateur, comme les Athéniens avaient réussi à imposer leur version du mythe de Déméter et Perséphone, qui perdura bien des siècles après la défaite d’Athènes.




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